Politique de défense : l’échec de la coopération franco-allemande
Après le premier volet, le groupe de réflexions MARS publie le deuxième et dernier volet de son analyse sur la relation franco-allemande. Après avoir abordé la question ukrainienne, il décline dans ce volet l’échec de la coopération franco-allemande. « Le seul problème est l’aveuglement et le déni français », estime le groupe MARS (*)
Nous sommes en 2022, vingt ans après l’entrée dans l’euro. Il est peut-être temps de comprendre qu’une autre guerre nous a été alors déclarée, cette fois une menace intérieure à l’Union européenne. Si les modes d’actions (non violents) sont heureusement différents, ses motivations partagent les mêmes ressorts du ressentiment.
Il faut remonter au 8 mai 1945 pour comprendre la cause du ressentiment de certains Allemands. Quand Staline apprend le 7 mai au soir que la capitulation du IIIe Reich a été signée par le maréchal Jodl au QG d’Eisenhower installé dans un collège de Reims, il est furieux et exige une nouvelle cérémonie à Berlin au QG du maréchal Joukov. Contrairement à ce qui est souvent dit, ce n’est pas l’arrêt des combats sur le front ouest qui est signé à Reims et sur le front est le lendemain à Berlin, c’est la capitulation sans condition des armées allemandes sur tous les fronts qui est signée une première fois à Reims et une seconde fois à Berlin, à la demande de Staline, le texte de la seconde abrogeant la première.
Or, si la France est absente à Reims (quelle ironie !), sinon en tant que témoin via un modeste représentant du général de Gaulle, le général de Lattre de Tassigny, commandant la 1e armée française, impose sa présence sur l’acte définitif, au grand désespoir du maréchal Keitel (qui sera condamné à mort à Nuremberg) et à la surprise des trois représentants des grands vainqueurs. La France devient ainsi le 4e vainqueur de la guerre « sur tapis vert ». Même si l’alliance signée l’année précédente avec de Gaulle permet de la justifier, la manœuvre de Staline (sans l’accord de qui de Lattre n’aurait pu accéder au QG de Joukov) tient moins à l’amour de la France (trahie en 1939 et non invitée à Yalta) qu’à sa volonté de diviser les Occidentaux. C’est à cet extraordinaire retournement de l’histoire, appuyée à la conférence de San Francisco par la Grande-Bretagne d’Attlee, que la France doit aujourd’hui de siéger en tant que membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies (P5).
Les Allemands ont longtemps accepté cette situation, la prédominance politique de la France en Europe justifiant en miroir la reconquête de leur prédominance économique, qui était loin d’être acquise jusque dans les années 1980. Cet équilibre vertueux est illustré par le couple Mitterrand-Kohl, immortalisé dans une inoubliable posture à Verdun près de 70 ans après l’effroyable bataille. Pour Helmut Kohl, l’Allemagne réunifiée ne se concevait ni comme une puissance dominante en Europe, ni contre la France. Angela Merkel, parvenue au pouvoir après avoir évincé son mentor, n’en gardait pas moins le même logiciel. Entre les deux, la parenthèse Schröder était parvenue à maintenir un équilibre dynamique avec la France de la cohabitation. Aujourd’hui, ce qui restera sans doute comme la parenthèse Scholz, avant le retour des conservateurs, ignore ostensiblement une France affaiblie par vingt ans de déficits dus avant tout aux conditions défavorables d’entrée dans l’euro. S’en est fini de cette époque heureuse d’échanges et de jumelages ouverte par le traité de l’Élysée de 1963.
L’UE ? Une guerre en dentelle mais une guerre
Dès lors, les Allemands, qui ne parlent même plus de tandem franco-allemand là où Paris croit encore dans son « couple » avec Berlin, considèrent qu’il est temps de secouer le joug politico-militaire imposé par les vainqueurs de 1945. Il en résulte un nouveau discours allemand (explicité très clairement par le Chancelier Scholz dans son discours de Prague) qui revendique son émancipation et son primat en Europe au prétexte de la défense de l’Ukraine. Le pilier de l’OTAN en Europe, c’est la Bundeswehr, point. Les autres sont les bienvenus en tant que supplétifs. Que la France aille barboter et s’enliser ailleurs, c’est très bien ; Bismarck aurait applaudi. Mais la haute intensité en Europe, c’est désormais l’Allemagne, seule.
Le problème n’est pas que les autres soient ingrats ou méchants ; ils ne font que travailler en fonction de leurs intérêts. Le problème est purement français. Comme en 1940, notre pays vit dans l’illusion, non d’une ligne Maginot, mais d’une « Europe puissance qui protège », sans se rendre compte que notre naïveté permet à nos partenaires de manœuvrer pour leurs intérêts contre les nôtres. L’UE, c’est la guerre, économique interne. Une guerre en dentelle, mais une guerre. L’UE ne préserve la paix en Europe qu’à condition d’organiser la compétition entre États membres. L’UE n’est qu’un marché, mais ce marché est le champ de bataille sur lequel les nations européennes policent leurs rivalités en les transformant en affrontement économique. Mais, comme on disait jusqu’en 1998, le football, c’est simple : c’est un ballon, un arbitre, onze joueurs de chaque côté, et à la fin, c’est l’Allemagne qui gagne. On peut y croire, ou pas.
L’euro fort fait partie de cette stratégie de puissance, non pas de l’Europe (l’euro a échoué à concurrencer le dollar en dépit du différentiel de PIB), mais de l’Allemagne. En négociant favorablement les parités (un mark sous-évalué quand le franc et la lire étaient surévalués) à une époque où il fallait aider l’Allemagne à absorber les Länder de l’Est, l’économie allemande a bénéficié d’une rente qui ne fait que s’accroître année après année. Encore une fois, le problème est français. Le Trésor se félicitait de limiter ainsi l’inflation importée tout en incitant les entreprises exportatrices à tenir leurs coûts pour préserver leurs marges. Il en a résulté une baisse tendancielle du pouvoir d’achat (concomitant au passage aux 35 heures) et une désindustrialisation qui fait aujourd’hui de la France l’un des pays de l’UE où la part de l’industrie dans le PIB est la plus faible.
Simultanément, il fallait neutraliser le principal avantage concurrentiel de la France en Europe : les bas coûts de l’électricité produite alors à 80% par le parc électronucléaire d’EDF. L’UE a alors inventé, au nom de la libre concurrence, l’usine à gaz (sans jeu de mots) des marchés de l’énergie. Parallèlement, la France sabordait Areva, vendait (à l’instigation des États-Unis) Alstom à l’encan et saignait EDF.
C’est toujours au nom de la libre concurrence sur le marché de l’armement (véritable oxymore) que la Commission européenne s’emploie depuis près de vingt ans à démanteler les champions européens du secteur, au profit d’une « union européenne de défense plus inclusive », où la défense n’est pas comprise comme un enjeu vital de sécurité, mais un banal secteur économique. Cela s’entend dès lors que l’on admet que l’UE n’est qu’un marché et que la défense de l’Europe est garantie par l’OTAN. Encore une fois, il faut être Français pour croire que l’UE de la taxonomie (1) puisse parvenir un jour à défendre les Européens.
Bien entendu, il n’est question d’inclusivité que pour l’industrie de défense. On peine à trouver l’équivalent dans d’autres secteurs, où prévalent quelques champions et un tissu de partenaires et sous-traitants dans les pays à bas coûts de main d’œuvre ; l’inclusivité est alors verticale. Avec la PESCO et le FEDEF, la France a vainement tenté de promouvoir une logique de puissance à l’échelle européenne. Les coopérations structurées permanentes en matière de défense, fonctionnant selon une logique intergouvernementale, sont un échec, de l’aveu même du secrétariat PESCO dans son dernier rapport remis au comité politique et de sécurité de l’UE (COPS). Quant au fonds européen de défense, l’affaire HYDEF (2) montre que l’outil a déjà perdu sa pertinence, et la Commission sa crédibilité.
Reste à la France l’illusion des coopérations bilatérales. On peut reprocher beaucoup de choses au premier quinquennat Macron, mais pas d’avoir négligé la dimension franco-allemande. Cinq ans plus tard, il ne reste rien des grands projets de l’été 2017 (3). La liste des acronymes, comme autant d’illusions perdues, est connue : MGCS, CIFS, MAWS, Tigre Mark3, RPAS, SCAF.
Berlin a renié sa parole sur tous ces projets, sauf pour l’Eurodrone (lancé avant 2017) dont le pilotage lui a été confié. Il en résulte un programme qui arrivera avec dix ans de retard et fournira une solution qui ne répond pas au besoin militaire français. Pour la rénovation du Tigre et l’avenir de la patrouille maritime, la Bundeswehr achètera finalement américain. L’artillerie du futur est reportée sine die. Après avoir obtenu le contrôle de Nexter, l’Allemagne a imposé Rheinmetall dans le programme de système de combat terrestre futur ; normal, c’est Berlin qui pilote. En échange de quoi, les Français avaient obtenu en 2017 le pilotage du projet SCAF ; pourtant cette fois, tout est négociable et chaque compromis est renégocié. Cinq ans plus tard, à force de passer au laminoir des exigences allemandes, la part française est tombée à 33% et cette part est encore en train d’être renégociée.
Cela fait 18 mois que le projet n’avance plus, la partie allemande n’étant toujours pas satisfaite d’un partage pourtant déjà très éloigné du deal initial. Il y a 18 mois, le groupe MARS titrait « SCAF, faut-il persévérer dans l’erreur » (4). La réponse est non. Il n’est que trop clair que le « but de guerre » de la partie allemande est moins de « nourrir Manching » (donner de la charge de travail aux héritiers de Messerschmidt en Bavière) que de tuer cette avance technologique française qui permet au vainqueur inattendu de 1945 de continuer à légitimer son siège au P5 en pérennisant la composante aérienne de sa force de dissuasion, dont les principaux maître d’œuvre industriels sont Dassault et MBDA. Comme par hasard, Composante que les Britanniques ont eux-mêmes abandonné.
La politique spatiale de l’Allemagne n’a pas d’autre but. Après avoir concurrencé Airbus et Thales dans le secteur des satellites, au mépris du partage des tâches convenu, Berlin s’attaque aux lanceurs. Son « but de guerre » est de tuer Ariane 6, d’un côté en récupérant la fabrication du moteur, d’un autre côté en soutenant une industrie du petit lanceur et en confiant ses lancements institutionnels à la concurrence américaine. Parce qu’en tuant Ariane 6, c’est le modèle économique d’ArianeGroup qui sera anéanti, et donc la pérennité de la composante océanique de la dissuasion française. Et l’on s’étonne de la haine mortelle que vouent les chantiers de Kiel à Naval Group, au point d’orchestrer une guerre de l’information aux antipodes, afin de préparer le retournement des Australiens (5).
Entendons-nous bien. Notre propos n’est pas de dénoncer un quelconque complot. Non, c’est tout au contraire une politique de longue haleine qui est tout sauf secrète. C’est le droit des Allemands de vouloir en quelque sorte « venger Keitel » en prenant leur revanche dans la défense après leur renaissance économique et la réunification. Comme le chantait autrefois Jean-Jacques Goldman à une époque où le couple franco-allemand était une réalité : « aurais-je été meilleur ou pire que ces gens, si j’avais été Allemand ? » Le seul problème est l’aveuglement et le déni français.
Alors, lorsqu’un ministre assure que « le SCAF se fera », on voudrait être sûr qu’il ait tout cela à l’esprit. La France a besoin de pérenniser la composante aérienne de sa dissuasion. Ce faisant, elle renouvellera son parc d’avions de combat pour toutes les autres missions de combat aérien qu’une armée de « première division » doit pouvoir remplir, y compris la guerre navale. Pour cela, il faut d’abord un avion d’arme piloté, au centre d’un système de combat comprenant des drones armés, des drones de mission et des munitions autonomes pour l’accompagner. Cet appareil doit rester assez léger pour être catapulté d’un porte-avions et assez manœuvrant en combat aérien. Est-ce le besoin allemand ? Non, puisque les missions nucléaires et aéronavales ont été sorties d’emblée des spécifications initiales du programme (high level requirements).
Dès lors, à quoi bon continuer dans une coopération bilatérale sans finalité opérationnelle ? L’expérience de l’A400M, avec un partage industriel aux conséquences désastreuses, et de l’Eurodrone, qui arrivera trop tard sans satisfaire le besoin français, devrait nous alerter. Encore ne s’agit-il pas d’outils de combat destinés à délivrer l’ultime avertissement aux ordres du chef des armées. L’avenir de la défense de la France a tout à perdre dans le SCAF.
Laissons le projet mourir, attendons l’échec de Tempest, et reprenons avec les Britanniques, voire avec les Suédois, les Italiens, les Néerlandais, les Belges, les Suisses, les Grecs et même les Allemands et les Espagnols, une coopération gagnant-gagnant sur le modèle du nEUROn ! Mais restons fermes sur la défense de nos intérêts vitaux. A terme, c’est l’équilibre de la construction européenne qui est en jeu, et la pérennité d’une Europe en paix.
(1) https://www.ifri.org/fr/publications/briefings-de-lifri/dont-bank-bombs-lindustrie-de-defense-face-aux-nouvelles-normes
(2) : https://www.latribune.fr/opinions/hypersonique-pourquoi-la-france-et-mbda-ont-pris-une-enorme-claque-de-bruxelles-929690.html
(3) https://www.latribune.fr/opinions/elections-allemandes-que-restera-t-il-des-cinq-programmes-d-armement-emblematiques-de-2017-892845.html
(4) https://www.latribune.fr/opinions/scaf-faut-il-perseverer-dans-l-erreur-878756.html
(5) https://www.latribune.fr/opinions/le-pacte-aukus-consequence-de-l-inconsequence-francaise-894959.html
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(*) Le groupe Mars, constitué d’une trentaine de personnalités françaises issues d’horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l’industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.