Une France fracturée dans ses territoires et sa société
La victoire d’Emmanuel Macron montre aussi un pays divisé et sans élan. Avec de nombreux défis à relever pour le président réélu. Par Claude Patriat, Université de Bourgogne – UBFC
Étrange climat au soir de ce deuxième tour de l’élection présidentielle française : nulle explosion de ferveur, de joie collective, d’enthousiasme ni de violente colère. Comme un profond et grave soupir de soulagement poussé par une large majorité, juste contrebalancé par la déception des vaincus qui ne perdent pourtant pas l’espoir d’une prochaine revanche.
La France a eu peur. La France s’est fait peur. Le front républicain a beau avoir vécu : il reste de nombreux républicains résolus à faire barrage qui ont rejoint le camp d’Emmanuel Macron, l’aidant à remporter une belle victoire, nette et sans appel avec 18 779 641 suffrages. 17 points d’écart séparent les deux candidats, le président sortant emportant 5 482 000 voix de plus que son adversaire.
Dans un pays profondément fracturé, les clivages n’ont pas empêché les reports de jouer leur rôle de rééquilibrage : Emmanuel Macron recueille 8 994 063 de suffrages de plus qu’au premier tour (soit une progression de 92 %), Marine Le Pen, 5 161 391(+63,44 %). Certes, le président sortant n’atteint pas les 139 % de progression de 2017 ; mais on relèvera qu’à cette date, Marine Le Pen n’avait amélioré son score du premier tour que de 34,55 %.
D’où provient alors ce paysage en demi-teinte qui se dessine aujourd’hui ? Le président réélu a lui-même modestement choisi le ton de la modération et assuré le service minimum dans son allocution au champ de Mars : un étonnamment bref discours de remerciements à ses soutiens et à ses électeurs, une réaffirmation de sa volonté de représenter tous les Français. Et une confirmation de sa volonté de changement de méthode : « Cette ère nouvelle ne sera pas la continuité du quinquennat qui s’achève… ».
C’est que ce scrutin, pour historique qu’il soit, n’a pas dissipé les brumes dans lesquelles notre pays est plongé. D’abord, il faut rappeler que pour la troisième fois en 20 ans, l’élection a été acquise contre une candidature d’extrême droite – à la différence de 1981 et 2012, où le sortant avait été battu par un adversaire inscrit dans les valeurs et la tradition républicaines.
Le choix, pour nombre d’électeurs n’était donc pas seulement entre deux projets politiques, mais entre deux visions de la République. Ce qui introduit un biais dans la lecture du résultat et devrait inciter à la prudence quant aux comparaisons hâtives.
Ce choix contraint en forme de refus vient grossir le phénomène de l’abstentionnisme : avec 28 %, son taux augmente de 3 points par rapport au second tour de 2017, et atteint presque le niveau du premier tour de 2002 (28,40 %). Sans toutefois égaler le record de 1969, où il avait été de 31,15 % pour le second tour opposant George Pompidou à Alain Poher. Contrairement, en effet, à ce qu’affirme Jean-Luc Mélenchon, « le plus mal élu des présidents de la République » n’est pas Emmanuel Macron, mais Georges Pompidou qui n’avait obtenu que 37,51 % des inscrits.
Outre son caractère récurrent depuis 20 ans, cette baisse tendancielle de la participation ne pouvait que se confirmer dans une France où l’écrasante majorité des électeurs déclarait depuis cinq ans qu’elle ne voulait plus d’un duel Macron/Le Pen et qui a dû aller boire de nouveau à cette fontaine.
Le rapprochement avec 1969 est d’ailleurs intéressant de ce point de vue : le deuxième tour se déroulait sans candidat de gauche et sous le signe du « bonnet blanc et blanc bonnet » proclamé alors par les communistes.
Autre symptôme de cette sorte de malaise face au vote : la formidable progression des votes blancs et nuls qui augmentent de plus de 286 % entre les deux tours, s’élevant à plus de 3 millions. Et qui viennent s’ajouter en soustraction des exprimés aux 831 974 abstentionnistes supplémentaires.
Concomitant de la relative désaffection des urnes, et venant corroborer la défiance vis-à-vis de la représentation politique, il y a la progression régulière de l’extrême droite. De 17,90 % au premier tour de la présidentielle de 2012, elle passe avec la seule Marine Le Pen à 21,30 % en 2017 avant d’atteindre 33,90 % avec le renfort d’Éric Zemmour ; on passe ainsi la barre remarquable des 30 % au premier tour, et Marine Le Pen finit à 41,46 % au second. On assiste donc à une ascension en forme d’enracinement, confirmée par un irrésistible grignotage du territoire profond.
La cartographie du second tour de l’élection présidentielle confirme l’érosion de territoires auparavant dévolus aux vieux partis de gouvernement. Dans 21 départements continentaux, Marine Le Pen franchit la barre des 50 % : elle consolide ses bastions dans le nord de la France, s’adjugeant le Pas-de-Calais et les trois départements de l’ancienne Picardie (avec un record au-delà de 59 % dans l’Aisne) ; dans l’Est rural également, elle confirme ses points forts (en Haute-Marne et en Haute Saône, par exemple) ; même réussite dans le Sud-Est et le pourtour méditerranéen. On la voit même circonvenir des départements du Sud-Ouest jusque-là rebelle au FN, comme le Tarn-et-Garonne ou le Lot-et-Garonne.
Vu des régions, l’enracinement se confirme : Marine Le Pen est en tête dans toutes les régions d’Outre-mer et en Corse (avec un record en Guadeloupe où elle devance Emmanuel Macron de 39 points !). Elle l’emporte également dans deux régions continentales : Hauts-de-France, où elle devance Emmanuel Macron de 4,5 points, et PACA (+1point). Si le président sortant l’emporte très nettement en Ile-de-France (+47 points) et en Bretagne (+33), l’écart devient plus mince en Bourgogne-Franche-Comté (+5,5), dans le Grand Est (+7) ou en Occitanie (+8).
Tout dans ce résultat laisse à penser que la fracture territoriale et sociale reste entière, et ne laisse guère planer d’illusion sur la possibilité d’un état de grâce pour le président réélu. D’autant qu’à écouter les oppositions, nous sommes entrés dans une nouvelle phase, « l’entre-trois tours ». Voici que des deux côtés du bloc central, on trouve désormais des mérites au respect de la constitution de la Ve République : on semble découvrir que le texte permet le fonctionnement d’un vrai régime parlementaire, où le gouvernement gouverne sous le contrôle du Parlement : étrange et tardive conversion à un fait juridique qu’il y a 20 ans, nous avions analysé à un moment crucial, dans le livre Voter cohabitation ? La fin de la monarchie républicaine.
Car, sous l’épaisse couche de vernis qu’on a superposée au dispositif initial, notre régime politique est un régime parlementaire rationalisé tempéré par un président de la République doté de puissants moyens d’arbitrage. Et voilà donc que l’on se prend à rêver d’une cohabitation, tant décriée naguère, qui permettrait de juguler la toute-puissance présidentielle. Faute de proportionnelle, et compte tenu de la force maintenue des vieux appareils politiques dans les circonscriptions, il va falloir constituer des blocs solides pour pouvoir s’imposer sur l’ensemble du territoire, en surmontant la logique réductrice du scrutin majoritaire.
Jean-Luc Mélenchon s’est déjà clairement engagé dans cet exercice, tandis que Marine Le Pen compte bien constituer à l’Assemblée nationale une force d’opposition à la mesure de son résultat du 24 avril. Dans les deux cas, cela va nécessiter des alliances parfois improbables et une surmobilisation de l’électorat, tant le mode de scrutin en vigueur, bipolaire par nature, s’accommode mal d’un jeu à trois.
Quoiqu’il en soit, les deux prétendants malheureux devront compter avec le délai dont dispose Emmanuel Macron, d’ici les législatives, pour tracer les contours d’une pratique présidentielle élargie, seule susceptible de court-circuiter les tentatives de ses opposants. Là aussi, le chemin est étroit… et le moment est venu de se remémorer la belle phrase de Lessing : « La victoire est un résultat, ce n’est pas une preuve. »
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Par Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique Université de Bourgogne, Université de Bourgogne – UBFC.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.