Énergies fossiles :Encore un bel avenir pour longtemps !
Le texte final ne contient pas le terme « éliminer » les combustibles fossiles, ou « phase-out » en anglais. Et pour cause : il s’agissait d’une ligne rouge très claire des Etats pétroliers et gaziers. À la place, il est question de « transitionner hors » [s'éloigner, ndlr] (« transitioning away ») de ces sources d’énergie. Or, cette expression reste floue.
Interview de Francis Perrin, directeur de recherche et professeur à l’IRIS et spécialiste des questions énergétiques dans le monde arabe. Professeur à l’École de Management de la Sorbonne, à l’Institut national des sciences et techniques nucléaires et à l’Université Inter-Ages du Dauphiné, Francis Perrin a rejoint en 1991 le Centre arabe d’études pétrolières, dont il a dirigé l’ensemble des publications de 2001 à 2012. Entre 1991 et 2000, il a également été rédacteur en chef de Pétrole et Gaz Arabes. Professeur à l’École de Management de la Sorbonne, à l’Institut national des sciences et techniques nucléaires et à l’Université Inter-Ages du Dauphiné, Francis Perrin a rejoint en 1991 le Centre arabe d’études pétrolières, dont il a dirigé l’ensemble des publications de 2001 à 2012. Entre 1991 et 2000, il a également été rédacteur en chef de Pétrole et Gaz Arabes. Interview dans la Tribune.
Selon vous, qu’est-ce qui a poussé les pays pétroliers à accepter le texte final de la COP28, alors qu’ils rejetaient d’abord vigoureusement tout appel à sortir progressivement des combustibles fossiles ?
Le texte final de la COP28 a été approuvé par consensus. Autrement dit, les 195 signataires de l’accord de Paris de 2015 (194 pays et l’Union européenne) — ce traité qui les contraint à limiter la hausse des températures nettement en dessous de +2°C d’ici à la fin du siècle — sont tombés d’accord à l’unanimité. Y compris les 23 pays de l’OPEP [organisation des pays exportateurs de pétrole - 13 membres, ndlr] et de l’OPEP+ [10 membres supplémentaires, ndlr], qui ont estimé que la formulation retenue sur les énergies fossiles leur convenait.
Pourtant, celle-ci va plus loin que le projet d’accord présenté lundi par la présidence émiratie. Alors que dans cette première version, les Etats étaient invités à prendre différentes mesures, parmi lesquelles « la réduction de la production et de la consommation d’énergies fossiles », le texte finalement adopté les « appelle » à contribuer aux efforts mondiaux pour entamer « une transition hors » de ces combustibles. Nous sommes ainsi passés d’une formule molle, à la carte, à une incitation plus marquée.
Pour convaincre les pays pétroliers et gaziers d’accepter ces avancées, le président de la COP28, Sultan Al Jaber, a joué un rôle très important. Il a su tirer profit de ses multiples casquettes, de ministre émirati de l’industrie mais aussi et surtout de PDG du groupe pétrolier ADNOC (Abu Dhabi National Oil Company). En effet, il connaît bien le monde des énergies fossiles et ses décideurs, les Emirats arabes unis faisant d’ailleurs eux-mêmes partie de l’OPEP+. Ce réseau lui a permis d’arrondir les angles, et de convaincre d’autres pays arabes que ce qu’il proposait était acceptable, pour ne pas gâcher la fête.
Sur le sujet des hydrocarbures pourtant, les positions de son pays ne sont pas différentes de celles des Saoudiens. Mais en tant qu’hôte de la COP28, il souhaitait à tout prix remporter une victoire diplomatique. En ce sens, il y a un avantage à ce que cette conférence se soit déroulée à Dubaï, et qu’elle ait été présidée par un magnat du pétrole.
Néanmoins, ne faisons pas passer des vessies pour des lanternes : en dépit des talents et des relations d’Al Jaber, si des pays de l’OPEP+ avaient estimé que le compromis final leur était trop préjudiciable, ils n’y auraient pas consenti. Ils savent parfaitement lire un texte ; le jeu a ses limites.
Quelles contreparties ont-ils obtenues ?
D’abord, le texte final ne contient pas le terme « éliminer » les combustibles fossiles, ou « phase-out » en anglais. Et pour cause : il s’agissait d’une ligne rouge très claire des Etats pétroliers et gaziers. À la place, il est question de « transitionner hors » [s'éloigner, ndlr] (« transitioning away ») de ces sources d’énergie. Or, cette expression reste floue. Ce sont les charmes de la diplomatie : pour certains, cela signifie qu’il est temps de s’en détourner ; pour d’autres, qu’il faut simplement en réduire progressivement la part au global. Chacun voit midi à sa porte, d’autant qu’il n’y a aucun calendrier si ce n’est un appel à accélérer pendant cette décennie.
D’ailleurs, la transition énergétique est déjà une réalité industrielle, même si ce n’est pas assez rapide. On assiste à une montée en puissance des énergies renouvelables, dans laquelle les pays pétroliers eux-mêmes investissent. Ainsi, la part du charbon, du pétrole et du gaz va forcément diminuer – COP28 ou pas -, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles vont disparaître.
Deuxièmement, un paragraphe a été ajouté dans la nuit de mardi à mercredi sur les « carburants de transition » (« transition fuels »). Celui-ci a été largement interprété, à juste titre, comme concernant le gaz naturel. En effet, le texte reconnaît que ce combustible fossile moins polluant que le charbon peut jouer un rôle important dans la transformation des mix énergétiques, tout en garantissant la sécurité d’approvisionnement de chacun. Sans cette phrase, pas sûr qu’il y aurait eu un consensus !
Enfin, le document insiste lourdement sur l’importance de la souveraineté nationale. Il rappelle à maintes reprises qu’il faut tenir compte des spécificités de chaque pays, mais aussi que l’éloignement des combustibles fossiles doit se faire de façon juste, ordonnée et équitable. Qu’est-ce que ça veut dire ? Chacun en tirera ses propres conclusions. Sans cette latitude dans l’interprétation, il n’y aurait en réalité jamais eu d’accord. Avec ce compromis, les pays pétroliers et gaziers pensent qu’ils ont encore de beaux jours devant eux pour exploiter leurs ressources fossiles.
Cela remet-il en question l’intérêt des COP, qui exigent de s’entendre à l’unanimité malgré des situations bien différentes d’un pays à l’autre ?
Les COP ont le grand mérite – et la grande faiblesse – de réunir tout le monde autour de la table. En fonctionnant sur le principe du consensus, elles limitent forcément la possibilité de décrocher un accord ambitieux, contrairement à un vote à la majorité. Il n’empêche : parmi les acteurs étatiques, personne ne plaide pour arrêter ce processus. D’autant que ces réunions sont aussi l’occasion pour certains pays de former des sous-groupes autour de tel ou tel engagement, comme sur la réduction des émissions de méthane à la COP26.
Par ailleurs, l’accord de Paris issu de la COP21, qui avait la particularité d’être un traité international, a eu un effet incontestable sur le secteur financier. Aujourd’hui, beaucoup de banques prennent cet engagement comme référence dans leurs politiques de désinvestissement. D’ailleurs, en réaction à la COP28, le Crédit Agricole vient d’annoncer qu’il s’engagerait à ne plus financer de nouveaux projets d’extraction d’énergies fossiles et à réduire de 75% le CO2 émis par les projets financés sur le pétrole et le gaz d’ici à 2030. On voit bien que quelque chose se passe.
Attention cependant : cela ne signifie pas que l’ensemble du système financier mondial est aligné sur cet objectif, loin de là. La preuve : à ce jour, je ne connais pas un seul grand projet pétrolier ou gazier dans le monde qui ne soit pas parvenu à trouver des sources de financement suffisantes.