Forêt et biomasse dans la transition écologique ?
par
Jérôme Mousset
Directeur bioéconomie et énergies renouvelables, Ademe (Agence de la transition écologique) dans The conversation
Depuis plusieurs années, les épisodes de sécheresse se multiplient et s’intensifient en Europe, charriant leurs conséquences dramatiques sur la production agricole, comme actuellement en Espagne. L’impact du changement climatique sur les forêts dans le monde est également renforcé par la mortalité accrue des arbres, une dégradation de leur état sanitaire et une réduction de leur vitesse de croissance notamment en lien avec les parasites et les incendies. Dans ce contexte, la place à octroyer à la biomasse dans la transition écologique et énergétique est au cœur d’un dilemme : on attend beaucoup d’elle pour lutter contre le changement climatique et en particulier pour contribuer à l’objectif de neutralité carbone, mais elle est aussi dès à présent impactée par l’accélération de ce même changement climatique.
Rappelons en premier lieu que la biomasse, souvent évoquée en matière d’énergie, couvre en fait l’ensemble de la matière organique d’origine végétale ou animale présente dans un espace donné : elle comprend donc à la fois les ressources venues du monde agricole et agroalimentaire (sa production, ses résidus, ses effluents d’élevage, ses biodéchets industriels…), des haies, des forêts et leurs filières de transformation (grumes, bûches, plaquettes forestières…), des productions issues de l’eau (algues) et des divers biodéchets collectés.
En partie valorisée dans les filières, la biomasse reste pour une autre partie dans les écosystèmes, notamment pour le maintien de la biodiversité.
En France, elle constitue une ressource importante très diverse dans ses gisements et ses caractéristiques. 45 % de la surface du pays est dédiée à l’agriculture et 31 % à la forêt – la France détient le 3e plus grand massif d’Europe. Plus méconnue, la biomasse issue du monde de l’eau est une voie émergente mais dynamique en recherche et innovation.
L’ensemble de ces ressources constitue un atout pour la transition écologique du pays et une richesse majeure pour la bioéconomie – ensemble des activités, des produits et services issus du monde du vivant.
On distingue trois grands types d’usages de la biomasse. Le volume le plus important de la biomasse agricole est dédié à la production alimentaire. Les produits biosourcés, fabriqués entièrement ou partiellement à partir de matière issue du vivant, couvrent un champ très large – allant des matériaux de construction et d’isolation aux composites utilisées dans l’automobile, aux matières utilisées dans l’habillement ou dans le monde de la chimie (peintures ou solvants par exemple).
Son troisième grand usage, historique, est la production d’énergie : de chaleur renouvelable, de biogaz, de biocarburants et d’électricité en cogénération, par exemple. Le bois énergie, qui représente 35,1 % en 2021 de la production primaire d’énergie renouvelable, constitue la première des énergies renouvelables en France.
Les scénarios prospectifs pour atteindre la neutralité carbone en 2050 – comme ceux élaborés par l’Ademe – donnent ainsi à la biomasse un rôle clé : aucun des quatre ne parvient à un résultat sans une contribution forte au monde du vivant. Sur le plan climatique, elle prend deux formes principales, le stockage du carbone et la substitution des ressources fossiles.
La biomasse étant constituée par nature de carbone capté par la photosynthèse, elle a une capacité à stocker massivement du carbone. Elle offre ainsi la possibilité de maintenir une quantité de carbone hors de l’atmosphère, et en augmentant ce stock de créer un puits de carbone, donc une absorption. Le carbone est principalement stocké dans trois grands compartiments – les sols, les arbres et les produits biosourcés.
À l’échelle mondiale, le carbone stocké dans les arbres et les sols est au moins trois fois plus important que celui stocké dans l’atmosphère. Toute variation de la quantité stockée affecte donc le bilan, positivement ou négativement. D’où la nécessité de maintenir les stocks et de mettre en place des stratégies visant à les augmenter, comme le retour au sol de la matière organique, le maintien des prairies ou l’agroforesterie.
L’effet de substitution consiste de son côté à remplacer l’usage de ressources fossiles par de la biomasse renouvelable avec le développement des produits biosourcés et des bioénergies. Compte tenu de son potentiel, son rôle est déterminant pour sortir de notre dépendance aux ressources fossiles non renouvelables et renforcer notre autonomie énergétique.
Au-delà de ces deux enjeux, la biomasse et les écosystèmes rendent évidemment de nombreux autres services à ne pas négliger. L’enjeu est d’utiliser cette biomasse renouvelable en veillant à ne pas dégrader la biodiversité, et quand cela est possible, de trouver des synergies positives permettant au contraire de la renforcer.
Le développement des haies et de l’agroforesterie répond par exemple à ce double enjeu de biomasse et de renforcement de la résilience des écosystèmes. Ces milieux jouent également d’autres rôles dans le cycle de l’eau, les paysages, sans oublier leur fonction récréative.
Tous ces enjeux étant étroitement liés, il est indispensable d’aborder la question des usages de la biomasse, et plus largement de nos besoins et niveaux de consommation, avec une vision systémique afin de définir le juste équilibre entre ces fonctions, la biomasse étant certes une richesse mais aussi une ressource limitée.
Ces multiples facettes expliquent que la place qu’elle doit occuper dans la transition fasse l’objet de nombreux débats. Il ressort de notre point de vue, trois défis majeurs : adapter les systèmes agricoles et forestiers, objectiver les bilans environnementaux et renforcer l’analyse systémique.
En tête des enjeux figure celui de préserver la qualité de nos écosystèmes dans ce contexte d’accélération des effets du changement climatique. La fréquence accrue des sécheresses, des canicules et des incendies affectent directement les écosystèmes agricoles et forestiers et génèrent une incertitude croissante sur les services attendus de ces milieux.
Tout affaiblissement des systèmes de production de biomasse compliquera l’atteinte de la neutralité carbone par une baisse du potentiel de stockage de carbone et par une réduction du potentiel de substitution.
L’adaptation des systèmes agricoles et forestiers au changement climatique est donc un axe prioritaire d’action pour les années à venir, en anticipant l’évolution du climat dans les investissements et les orientations des systèmes de production.
Aussi, l’adaptation des écosystèmes forestiers au changement climatique pour lutter contre le dépérissement des massifs et le renforcement de leur résilience constitue une priorité absolue. C’est tout l’enjeu du dispositif de renouvellement forestier de France 2030, qui vise à améliorer la résilience des forêts au changement climatique.
Sur le plan agricole, il s’agit de mobiliser les indicateurs agroclimatiques pour anticiper l’impact de l’évolution du climat sur les productions agricoles dans chaque territoire, et construire des stratégies d’adaptation pour chaque filière. Des démarches qui visent à aider la prise de décision afin que les investissements et les orientations de productions réalisés aujourd’hui soient cohérents avec le climat que nous aurons dans le futur.
Le fait d’avoir recours à de la matière issue du monde du vivant ne suffit pas à garantir un service environnemental optimal. Les avancées sur la compréhension des services rendus des usages de la biomasse montrent la nécessité de prendre toute la chaîne de l’amont à l’usage final du produit.
La contribution du bois énergie à la lutte contre le changement climatique est par exemple dépendant du type de ressource utilisé.
Aussi, pour objectiver les services environnementaux rendus par les usages de la biomasse, il est indispensable de tenir compte de son origine, de l’impact potentiel des prélèvements sur le puits de carbone, des pratiques sur la biodiversité, de la préservation de la qualité des sols, des effets de l’utilisation des intrants pour les productions agricoles ou de la gestion de la fin de vie des produits.
Compte tenu des enjeux environnementaux en cours et de la complexité de la biomasse, il est donc nécessaire de continuer à investir pour objectiver et quantifier les services environnementaux rendus par la biomasse, et notamment dans la science pour mieux comprendre les mécanismes à l’œuvre.
Il s’agit aussi, pour les projets de taille importante, de renforcer la traçabilité des produits en remontant jusqu’à la parcelle (et aux pratiques mises en place à cette échelle) pour avoir une garantie sur la plus-value environnementale des services rendus à la population.
Enfin, l’interconnexion des filières et des enjeux implique de repenser la gouvernance de la biomasse pour permettre une vision plus systémique et sortir d’une vision en silo, filière par filière.
Il s’agit de veiller par un suivi global de la biomasse à une cohérence et une compatibilité entre la diversité des ressources disponibles, l’état des écosystèmes, les niveaux attendus des usages prévus sur les bioénergies et les produits biosourcés. La ressource étant renouvelable mais limitée, cette analyse doit aider à définir des règles de priorisation et de partage. Plus généralement, il faut trouver des compromis entre les objectifs de substitution, de stockage de carbone, de préservation de la biodiversité ou de gestion de l’eau. Le suivi de la ressource biomasse et des usages est aussi à renforcer au niveau local à travers la planification territoriale, pour tenir compte de la diversité des milieux.
Indispensable à la transition écologique du pays, la biomasse demeure complexe à appréhender, avec de multiples dimensions environnementales, sociales et économiques. Le défi est de rechercher en permanence les équilibres entre ses différentes fonctions.
Comment prévenir les incendies de forêt ?
Comment prévenir les incendies de forêt ?
L’été 2022 a été marqué par un nombre élevé d’incendies de grande ampleur. Des territoires d’ordinaire peu concernés comme la Bretagne, l’Allemagne ou la République Tchèque sont touchés. En Gironde, 20.000 hectares de surface forestière ont été détruits dans deux feux hors normes qui ont duré plus d’une semaine malgré des moyens de lutte importants. La menace grandit, sous l’influence du changement climatique. Comment faire face ? Par Amélie Castro et Philippe Riou-Nivert (Centre national de la propriété forestière) dans la Tribune.
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Les massifs forestiers les plus exposés sont situés sur les sols les plus sensibles à la sécheresse. La région méditerranéenne, mais aussi le sud-ouest et l’ouest de la France sont concernés et le reste du pays n’est plus à l’abri. En Gironde, qui n’est pas un département associé à un risque d’incendie élevé, bien qu’il détienne le record annuel de départs de feux, la capacité naturelle des sols sableux à retenir l’eau est faible. La végétation du sous-bois (fougères, graminées, bruyères…) se dessèche rapidement et devient très combustible. À la moindre étincelle, elle s’enflamme. Le feu peut se communiquer aux arbres qui la surplombent et se transforme vite en incendie s’il y a du vent. Le relief et le manque d’accès compliquent la situation.
Il est indispensable de comprendre ces mécanismes pour définir une stratégie de prévention alors que les sécheresses s’annoncent plus fréquentes. Cette action du quotidien, peu visible, s’organise durant l’hiver et le printemps et s’inscrit dans le temps long.
Face au risque de feu, les forestiers évaluent la vulnérabilité de leurs forêts. Les résineux, notamment les pins, sont souvent mis en cause. Est-ce si simple que ça ? Certes, les arbres qui poussent dans des conditions sèches présentent plus souvent un risque de départ de feu. Pour autant, ils ne brûlent pas spontanément et ont même développé des mécanismes d’adaptation. C’est le cas du pin maritime, une essence forestière présente naturellement dans le sud et le sud-ouest de l’Europe. Ses caractéristiques (écorce épaisse…) lui assurent une certaine résistance aux feux de faible intensité.
Pour survivre et pousser, les essences doivent être adaptées au terroir. Dans les Landes de Gascogne, il faut qu’elles tolèrent à la fois la forte acidité naturelle des sols, l’excès d’eau en hiver et la sécheresse en été. Très peu d’essences supportent de telles contraintes. Après des décennies, les travaux de la recherche sont formels : il a été pour l’instant impossible de trouver des essences de substitution au pin maritime.
En forêt, la végétation est présente du sol à la cime des arbres et de parcelle à parcelle : les feuilles sèches au sol, les herbacées, les arbustes et les différents arbres. Dans les conditions climatiques de l’été 2022, un sous-bois dense ne peut pas maintenir la fraîcheur et l’humidité, deux conditions qui abaissent le risque incendie. Le sous-bois devient une masse combustible qui peut transformer un incendie en un véritable brasier. Il faut donc entretenir les forêts.
Pour ce faire, différentes techniques peuvent être mobilisées, en fonction du contexte. Les débroussaillements, les éclaircies et les élagages régulièrement pratiqués permettent de maîtriser le sous-bois, d’espacer nettement les cimes de la végétation au sol, en rompant l’homogénéité du massif forestier. Pour être efficaces, elles doivent atteindre une surface critique, ce qui suppose souvent l’association de propriétaires voisins. La question de leur coût et de leur prise en charge se pose. Les activités sylvopastorales en région méditerranéenne ont pu historiquement contribuer à entretenir les espaces forestiers. La forêt cultivée et entretenue dans les Landes de Gascogne est aussi une réponse de longue date, mise en place après les grands incendies des années 1940 qui virent aussi naître les premières assurances mutuelles.
Souvent présenté comme un moyen de limiter la vulnérabilité des forêts, le mélange des essences ne donne pourtant aucune certitude concernant un effet significatif sur la vulnérabilité au feu (le chêne vert est aussi inflammable que le pin). Cependant, les autres bénéfices, notamment écologiques, des mélanges sont nombreux et il est donc intéressant de les favoriser au sein du peuplement, en mosaïque ou en lisière, à condition de continuer à maîtriser la végétation. Par contre, la futaie irrégulière avec ses différents étages de végétation assure la continuité verticale et rend la forêt plus vulnérable en cas de risque élevé.
Accès pour les pompiers, pare-feu, points d’eau bien répartis et tours de guet font partie des équipements de prévention essentiels. Classé à haut risque depuis 1945, le territoire des Landes de Gascogne fait l’objet de travaux continus depuis plus de 70 ans. L’organisation de la Défense des Forêts Contre I’Incendie est spécifique et collective, animée par un réseau de sylviculteurs bénévoles dans leur majorité. Les Services Départementaux d’Incendie et de Secours et de la Sécurité Civile se sont appuyés sur les équipements de la DFCI. Même si le réseau n’a pas suffi pour contenir les feux attisés par la sécheresse et le vent, il a permis d’éviter les victimes et la plupart des dégâts aux habitations. Car les enjeux humains, notamment dans le Bassin d’Arcachon, sont bien plus importants qu’en 1945 et la protection des zones d’habitation a demandé des efforts considérables avec, sans doute, des arbitrages sur la répartition des moyens disponibles.
La question du risque de feux de forêt se pose à l’échelle du territoire. Plus de 90 % des départs de feu sont d’origine humaine et la densité de la population est un paramètre essentiel pour la sécurité des personnes et des biens mais aussi des forêts.
L’intensité des actions de débroussaillement doit être adaptée au risque de mise à feu. Il est plus fort le long des zones urbanisées et des infrastructures de transport routier ou ferroviaire. Les opérations doivent donc y être renforcées, jusqu’à créer des ruptures de combustible. Elles sont sous la responsabilité de différents acteurs : forestiers mais aussi communes, départements, gestionnaires d’infrastructures et résidents.
L’aménagement du territoire est un instrument de prévention à part entière. Les documents d’urbanisme doivent à ce titre intégrer le risque par des mesures spécifiques. Les obligations légales de débroussaillement permettent de limiter la vulnérabilité des interfaces entre forêt et habitations et servent à protéger la forêt mais aussi les maisons. Ces mesures d’autoprotection doivent être connues et intégrées par les résidents des zones à risques ; elles nécessitent de nombreuses actions d’information et de formation. Le partenariat entre les collectivités locales, les services de secours et les forestiers, privés et publics, est un élément clé pour la protection des territoires, à mener sur le long terme.
Il convient toutefois de rappeler que tirer des conclusions trop hâtives sur ces incendies, sur les essences ou sur les sylvicultures pratiquées négligerait le vrai sujet : l’accélération du changement climatique.