Cacao : Les dessous de la flambée des prix
On voudrait croire à une meilleure rémunération des agriculteurs et agricultrices. Il n’en est rien, cette flambée est avant tout le symptôme boursier d’un secteur qui va mal et maltraite les cacaoculteurs. Elle révèle ainsi une baisse de la production en Afrique de l’Ouest, principale région cacaoyère, du fait de sécheresse, des maladies et autres ravages causés, en large partie, par le réchauffement climatique. Mais aussi, et surtout, elle témoigne de la pauvreté endémique d’une majorité des cacaoculteurs et donc, du manque de moyens pour entreprendre la transition agroécologique, les actions d’adaptation et ainsi faire face au réchauffement climatique. Sans oublier les agriculteurs et agricultrices qui, peu à peu, depuis des décennies, ont arrêté une activité très peu rémunératrice.
tribune par un collectif * dans La Tribune
Malgré une hausse jusqu’à 190% en un an du prix du cacao à la Bourse, celles et ceux qui le produisent en ont à peine vu la couleur. Nous, représentants de réseaux de producteurs et productrices de cacao d’Afrique de l’Ouest, appelons les législateurs et les industriels des pays consommateurs européens à une responsabilité partagée pour que les agriculteurs et agricultrices vivent décemment de leur travail, condition indispensable pour pérenniser la production… et votre tablette de chocolat.
Ce 1er octobre, qui célèbre la Journée mondiale des producteurs et productrices de cacao a une teinte particulière. En 2024, la Bourse a vu s’envoler les cours du cacao pour atteindre des records historiques jamais observés depuis 1977, date du dernier record à 5.500 dollars la tonne… il y a près de cinquante ans. Si certains ont pu profiter de prix plus avantageux, cette tendance nous alerte. Elle vient en réalité révéler des failles structurelles d’un secteur qui s’est développé sur des pratiques d’achat avec des prix tellement bas qu’ils ne couvrent même pas les coûts de production et ceux du dérèglement climatique. Les agriculteurs et agricultrices ne peuvent donc pas vivre décemment et encore moins investir dans des pratiques agricoles durables.
L’année 2024 a été particulièrement révélatrice de la volatilité des cours du cacao et de l’impact du réchauffement climatique. Le prix de la tonne de cacao s’est envolé avec un pic de 12.261 dollars atteint le 19 avril 2024 à la Bourse de New-York, soit une hausse de plus de 190 % sur un an. Cette tendance sur les marchés boursiers s’explique en partie par la baisse significative de la production (14,2 % sur la saison 2023-2024) à l’échelle mondiale (ICCO), en particulier en Côte d’Ivoire et au Ghana, les deux principaux pays producteurs de cacao. Cette baisse est directement liée aux conséquences du réchauffement climatique sur les plantations cacaoyères : phénomène El Niño, maladies des cacaoyers, intempéries excessives… Or, la majorité des producteurs et productrices de cacao, fragilisée par des décennies de pratiques de prix d’achat du cacao trop bas, n’a pas été en mesure d’investir dans des pratiques agroécologiques pour favoriser la résilience de leur exploitation. Face à des phénomènes climatiques qui seront amenés à s’amplifier par leur fréquence et leur impact et viendront accentuer le manque de visibilité sur les prix, la pérennité du secteur est menacée et avec, les ressources des millions de familles vivant de la culture cacaoyère.
La pauvreté endémique des producteurs et productrices -dont la majorité ne touche pas un revenu suffisant pour vivre décemment – a été identifiée comme l’une des principales causes de déforestation liée à la culture du cacao (2). Et pour cause, les sols des forêts détruites sont plus productifs, mais cela est de courte durée. Or, le Règlement européen de lutte contre la déforestation qui entrera en vigueur fin 2024 exige des marques de chocolat qu’elles démontrent que le cacao qu’elles achètent ne provient pas de parcelles déforestées. Pour prouver leur conformité, nos coopératives doivent mettre en place des systèmes de traçabilité qui sont extrêmement coûteux. Les frais à engager peuvent monter jusqu’à 37.000 euros d’investissement initial et 62.000 euros annuels d’après une étude réalisée en 2024 (1).
Cette même étude démontre que les coopératives les mieux préparées sont celles bénéficiant d’une certification de commerce équitable, c’est-à-dire qui garantissent des prix minimums couvrant les coûts de production, des primes pour des projets communautaires, et qui participent à des programmes d’appui. Nous, producteurs et productrices de coopératives engagées dans le commerce équitable, observons les apports de la démarche sur nos revenus et notre capacité à investir pour une plus grande résilience de nos exploitations. L’interdiction de la déforestation dans les exigences des certifications, mais aussi la formation de nos membres pour la mise en place de pratiques d’agroforesterie, de diversification des cultures et de traçabilité sont autant de facteurs décisifs pour être la mise en conformité de nos exploitations. Cependant, les volumes achetés aux conditions du commerce équitable restent trop faibles – à peine 5% des volumes mondiaux – pour que les coopératives aient les fonds suffisants pour une transition agroécologique qui assure la pérennité du secteur.
Le coût de la traçabilité, de la mise en conformité avec les normes européennes et de la lutte contre le changement climatique ne doit pas reposer uniquement sur nous, le premier maillon de la chaîne, alors même que seulement 11% du prix d’une tablette de chocolat revient aux cacaoculteur contre 70% aux marques et aux distributeurs (2). Nous appelons l’industrie du chocolat et les pouvoirs publics des pays consommateurs européens à s’engager pour une responsabilité partagée et garantir un revenu décent pour les agriculteurs et agricultrices afin de lutter contre la déforestation et plus largement contre les conséquences du réchauffement climatique.
Nous appelons l’industrie à mettre en place des relations commerciales basées sur le paiement d’un prix de référence qui garantisse un revenu vital aux agriculteurs et agricultrices, à augmenter leurs volumes certifiés en commerce équitable et à appliquer l’article 11 du Règlement européen de lutte contre la déforestation dans le partage équitable du coût de la mise en conformité comme atténuation des risques.
Nous appelons les pouvoirs publics à définir et mettre en œuvre des politiques publiques qui intègrent les enjeux de rémunération vitale, à signer la Déclaration pour un salaire et revenu vital européenne et à intégrer des critères de commerce équitable obligatoires dans la commande publique. Nous saluons les régions et villes qui l’ont déjà fait !
Si l’année 2024 a débuté par une montée des revendications agricoles partout en Europe, nous appelons à ce qu’elle se termine par une prise de conscience globale que la rémunération décente des agriculteurs et des agricultrices du monde entier doit être au cœur de relations commerciales plus justes, elles-mêmes beaucoup plus efficaces que les injonctions verbales dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Sources :
- Nouvelles réglementations pour un cacao zéro déforestation Quel rôle et quels coûts pour les coopératives ivoiriennes ? - étude réalisée par IDEF et BF Consult pour Commerce Équitable France, Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières, le Réseau Ivoirien de Commerce Équitable et le Fair Trade Advocacy Office – 2024.
- Étude comparative de la répartition de la valeur au sein des filières européennes de cacao-chocolat - FAO, bureau d’étude le BASIC – 2024.
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(*) Signataires :
- Blaise Desbordes, Max Havelaar France
- Benjamin Francklin Kouamé, Président du comité de Gestion de la SCOOPS ECAM Yamoussoukro Côte d’Ivoire
- Sanata Thiero, DG de la Coopérative SCOOPS SAHS Côte d’Ivoire
- Yesson Moussa Yeo, Directeur de la Coopérative Yeyasso de Man Côte d’Ivoire
- Bley Fortin, Président du Conseil d’Administration du RICE
Électricité :Comment expliquer la flambée des prix ?
Électricité :Comment expliquer la flambée des prix ?
Les taxes et les coûts de transport mais aussi le financement de la transition énergétique expliquent notamment pourquoi la libéralisation n’a pas, comme attendu, conduit à une baisse des prix. Par Julien Pillot, INSEEC Grande École
Entre 2007, date symbolique en France puisqu’elle marque l’éligibilité de l’ensemble des consommateurs aux tarifs de marché, et 2020, le prix moyen du mégawatt-heure (MWh) de l’électricité pour les ménages est passé de 124 euros à 181 euros, soit 57 euros par MWh d’augmentation. À première vue, le constat est donc sans appel : avec près de 50 % d’augmentation depuis 2007, l’ouverture à la concurrence ne semble pas avoir rempli son objectif de baisse des tarifs pour le consommateur.
Les deux finalistes de la dernière élection présidentielle, Emmanuel Macron et Marine Le Pen, en ont d’ailleurs ouvertement débattu durant l’entre-deux-tours et, si les remèdes proposés différaient, tous deux s’accordaient sur le fait que le marché européen de l’énergie était inefficient et concourrait, sous sa forme actuelle, à l’augmentation des prix. C’est également la conclusion du comité social et économique central d’Électricité de France (EDF) qui vient de lancer une pétition pour la sortie du marché européen de l’électricité et le retour à un service public de l’énergie. De son côté, le chef de fil de la gauche, Jean-Luc Mélenchon, qui ambitionne de devenir Premier ministre à l’issue des élections législatives, appelle au retour à un marché national de l’énergie.
Mais cette envolée des prix est-elle réellement liée à la libéralisation du secteur, qui était justement supposée stimuler la concurrence et donc l’innovation, notamment dans le déploiement des énergies renouvelables (EnR), et la baisse des prix ? En réalité, le constat apparaît plus nuancé.
Tout d’abord, une partie de cette augmentation s’explique par les taxes (notamment la CSPE) qui pesaient pour 25 % sur la facture du consommateur en 2007 (soit 31 euros/MWh), et pour 34 % en 2020 (soit 61,5 euros/MWh). Autrement dit, sur le relèvement des taxes explique à lui seul 31,5 euros/MWh sur les 57 euros/MWh d’augmentation des prix moyens constatée (soit 55,3 % du total).
Les tarifs s’envoleraient si la France s’isolait
Une autre partie de l’augmentation repose sur les coûts inhérents aux réseaux de transport qu’il a fallu à plusieurs reprises réévaluer pour tenir compte des nécessaires investissements dans la maintenance, mais aussi la modernisation de ces infrastructures essentielles. Cette modernisation apparaît d’autant plus nécessaire que la production d’électricité se décentralise (notamment avec le déploiement des EnR), et que les nouveaux usages se développent. Ces tarifs d’acheminement de l’électricité (Turpe) sont ainsi passés de 41 euros/MWh en 2007 à 53,5 euros/MWh en 2020, soit 21,9 % de l’augmentation totale constatée.
Un rapide calcul nous permet donc de déduire que les coûts de fourniture, ou dit autrement, les facteurs de marché, n’expliquent en moyenne que 22,8 % (100 %-55,3 %-21,9 %) de l’augmentation des prix constatée sur la période, soit environ 13 euros/MWh. Pour les opposants au marché européen de l’énergie, ces 22,8 % résiduels résonneraient donc comme un constat d’échec et justifieraient un retour à des marchés de nationaux.
, selon les projections de RTE (gestionnaire du réseau national de transport d’électricité haute tension), une France isolée à horizon 2050-2060 coûterait plusieurs milliards supplémentaires par an aux contribuables. En effet, pour réduire nos émissions de CO2 et notre dépendance aux fossiles, nous avons déjà fermé et planifié la fermeture de l’équivalent de près de 10 gigawatts (GW) de centrales thermiques. De plus, nos centrales nucléaires vieillissantes connaissent des périodes d’arrêts et de surveillance prolongées qui ne permettent pas leur pleine exploitation.
Tout cela fait de la France un importateur d’électricité, notamment pour couvrir ses pics de consommation. En 2021, RTE nous rappelle que la France aura importé 44 térawatts-heures (TWH, un million de MWh) d’électricité (dont 22,2 TWh depuis l’Allemagne et le Benelux). Ce chiffre n’était « que » de 27,5 TWh en 2007 !
Cela ne peut signifier que deux choses : la France a de plus en plus de difficultés à couvrir ses besoins énergétiques intérieurs et/ou il lui est parfois profitable d’importer de l’énergie, notamment quand les prix de marché sont bas.
Le paradoxe EDF
Au milieu de cette dynamique de marché, EDF est l’objet d’un curieux paradoxe. Il faut comprendre que le principal acteur du marché de la production d’électricité en France reste tenu de céder à ses concurrents un plafond de 100 TWh/an d’énergie nucléaire à un tarif « Arenh » (accès régulé à l’énergie nucléaire historique) fixé depuis 2012 à 42 euros/MWh. Cette disposition, qui engage à peu près le quart de la capacité de production nucléaire d’EDF, a permis l’instauration d’une concurrence sur le marché de la fourniture, l’électricité d’origine nucléaire étant fortement compétitive, notamment pour couvrir les besoins « de base ». Elle est d’ailleurs très fortement demandée actuellement du fait de l’envolée des prix de marché.
L’Arenh, qui n’a pas été révisé depuis 2012, est supposé couvrir les coûts de production en électricité d’origine nucléaire d’EDF. Or, ce n’est plus le cas si l’on en croit la Commission de régulation de l’énergie (CRE) et l’opérateur historique, qui estiment respectivement ces coûts de production à 48,36 euros/MWh et 53 euros/MWh. Autrement dit, EDF cède une partie de sa production nucléaire à perte… ce qui, du point de vue du contribuable français qui a participé à la constitution du parc d’EDF et figure à son actionnariat, s’apparente à une double peine puisque, dans le même temps, il est également percuté par l’augmentation des prix.
Cependant, il ne faut pas occulter qu’EDF est à la fois un leader de la fourniture d’électricité, mais aussi un très important exportateur. Et s’il perd de l’argent sur les 100 TWh concédés au tarif Arenh, il en gagne sur le reste de sa production, à plus forte raison quand les prix de marché s’envolent ! Par ailleurs, son coût de revient reste très compétitif, du fait notamment de sa rente de nucléaire et hydraulique.
Au bilan, malgré le paradoxe de l’Arenh, cette situation lui permet de générer des gains importants qui bénéficient à l’État actionnaire… et, d’une manière ou d’une autre, au contribuable. Les mesures de type « bouclier énergétique », par exemple, ne sont-ils pas indirectement prélevés sur les bénéfices d’EDF ?
Le lourd financement du renouvelable
Enfin, il faut garder à l’esprit que l’ouverture à la concurrence répondait à d’autres objectifs que la seule baisse des prix. Il s’agissait aussi de réagir face à une série de problématiques identifiées dès le milieu des années 1990. À cette époque, déjà, l’Union européenne avait anticipé une forte augmentation de la demande mondiale en énergie, et les tensions subséquentes sur l’accès aux ressources fossiles dont l’Europe reste fortement dépendante. La souveraineté énergétique européenne ne peut, dans ce contexte, faire l’économie d’une réelle politique de l’énergie unifiée qui permette à la fois de peser sur les marchés, mais aussi de planifier la sortie progressive des énergies fossiles. Le mode de financement des énergies renouvelables (EnR) et de leurs coûts associés à leur intégration au réseau explique ainsi en partie les hausses de prix.
En effet, les financements privés se réalisent à un taux de marché généralement compris entre 4 % et 7 % quand l’État pourrait bénéficier de conditions de financement nettement plus avantageuses. Dit autrement, la transition énergétique revient plus cher – toutes choses égales par ailleurs – quand elle fait l’objet d’investissements privés plutôt que publics. Certes, mais ce serait oublier un peu vite que les États européens, déjà lestés de dettes souveraines très importantes pour certains, ont de multiples arbitrages budgétaires à effectuer (sous contraintes de se conformer, en temps normaux, au Pacte de stabilité et de croissance). Or, ils subventionnent directement et indirectement déjà beaucoup les EnR, par le biais d’obligations d’achat à un tarif régulé ou de complément de rémunération au bénéfice exclusif des producteurs d’EnR. Ces dispositifs de soutien aux EnR auraient permis de subventionner, pour la France et sur seule année 2020, la production de 79 TWh d’énergies renouvelables, à hauteur de 6,2 milliards d’euros (selon le ministère de la Transition écologique).
Les EnR ont de surcroît le désavantage d’être intermittentes, mais surtout décentralisées et générées par de multiples producteurs hétérogènes. Cette dispersion rend le réseau plus délicat à piloter et équilibrer et nécessite des investissements massifs pour adapter les lignes à cette nouvelle donne. Par exemple, Réseau de transport d’électricité (RTE), qui assure le transport de l’électricité en France, prévoit quelque 33 milliards d’euros d’investissements à horizon 2035 (dont 13 milliards pour la seule absorption des EnR), et une progression exponentielle au-delà en fonction de la part des renouvelables dans le mix énergétique français.
En contrepartie, ces investissements ouvrent la voie à un pilotage plus intelligent de l’énergie, et le développement des usages qui vont de pair, qu’il s’agisse de l’électrification massive des flottes de véhicules, les réseaux électriques « intelligents » (smart grids) permettant une production/injection d’énergie ajustable en temps réel, le pilotage distant de la demande… En bref, une optimisation qui permettra, à terme, une meilleure efficience énergétique. Et de continuer à réduire, par la densification de notre parc EnR, nos émissions de CO2. L’évolution des tarifs à l’avenir reflétera donc en partie nos choix politiques concernant l’environnement.
On comprend à la lecture de ce bref panorama que, certes, on reste loin des promesses d’une concurrence modératrice en prix, mais que l’ensemble des hausses de prix ne découlent pas des imperfections du marché libéralisé, et que les nombreux bénéfices liés à la construction du marché européen de l’énergie ne peuvent être totalement occultés. Reste que les marges de manœuvre pour protéger le portefeuille des consommateurs et assurer la transition énergétique demeurent limitées.
Sauf à miser sur la sobriété énergétique, voir émerger des innovations radicales dans la génération d’énergie, ou à espérer des conditions macro plus favorables, la hausse des prix ne semble pas pouvoir être endiguée sur le court terme. Et ce, même s’il était décidé de plafonner les dépenses marketing des fournisseurs, EDF et ses rivaux apparus depuis 2007…
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Par Julien Pillot, Enseignant-Chercheur en Economie (Inseec) / Pr. associé (U. Paris Saclay) / Chercheur associé (CNRS), INSEEC Grande École.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.