«Affaire Dupond-Moretti: La confusion entre conflit d’intérêt et prise illégale d’intérêts »
Tribune de Félix de Belloy, Avocat au Barreau, de Paris, Associé de Hughes Hubbard & Reed dans l’Opinion
En demandant l’ouverture d’enquêtes administratives sur des faits qui le concernaient lorsqu’il était avocat, le garde des Sceaux Eric Dupond-Moretti a certainement été maladroit. Juge et partie, il ne pouvait ignorer le risque que certains l’accusent, pour reprendre l’expression usuelle, de conflit d’intérêts. Il répondra que ses décisions n’étaient fondées que sur des éléments objectifs, mais, qu’il le veuille ou non, la dualité de sa situation a donné l’occasion de le mettre en cause.
Au-delà de la maladresse politique, certains pourraient y voir une faute juridique puisque le droit administratif sanctionne des agissements de ce type, sous la dénomination de « détournement de pouvoirs ». La jurisprudence administrative fourmille d’exemples de décisions prises par un fonctionnaire contre un subalterne ou un administré, non pas dans l’intérêt général, mais par animosité ou autre mobile personnel. En pareil cas, la décision est annulée, et le malheureux qui a subi l’abus de pouvoir peut demander réparation. Mais ce n’est pas cette voie qui a été retenue.
A l’initiative de trois syndicats de magistrats, le parquet de la Cour de Justice de la République de la Justice envisage en effet de le mettre en examen pour « prise illégale d’intérêts ». Pour autant le Garde des Sceaux a-t-il commis une telle infraction pénale ? Non, car les éléments constitutifs de ce délit ne sont pas, selon nous, réunis dans cette affaire.
On aimerait exposer ces éléments constitutifs en quelques mots simples. Hélas, l’article 432-12 du Code pénal est un modèle d’alambiquage juridique. Pour aller à l’essentiel, est réprimé le fait, pour un ministre, un élu ou un fonctionnaire, de « prendre, recevoir ou conserver […] un intérêt quelconque dans une entreprise ou opération dont [il] a […] la charge d’assurer la surveillance [ou] l’administration […] ».
Il faut donc que la personne en question soit chargée, du fait de ses fonctions publiques, de surveiller ou d’administrer une « entreprise ou d’une opération » ; et qu’elle y prenne illégalement un intérêt qui lui est propre.
Opération. « L’entreprise », c’est par exemple la société commerciale qui candidate à un marché public, ou l’association qui demande une subvention municipale. Quant à « l’opération », ce peut être un acte juridique unique tel que, pour citer la doctrine, « un contrat de location, une vente, un contrat de travaux ou de fournitures ».
Ainsi, que l’on parle d’entreprise ou d’opération, il y a à chaque fois un critère d’extranéité : l’entreprise est une structure extérieure à l’administration, tandis que l’opération est un lien juridique avec un tiers. Dans les deux cas, le fonctionnaire commet l’infraction parce qu’il cherche un intérêt personnel dans cet élément extérieur à son administration.
Quelle était l’entreprise ou l’opération qu’Eric Dupond-Moretti était chargé de surveiller ou d’administrer lorsqu’il a pris les décisions critiquées ? On n’en voit pas. Lorsqu’un ministre ordonne une enquête administrative ou la mise en place d’une procédure interne, il n’est pas en présence d’une « entreprise ou opération » qu’il a la charge de surveiller ou d’administrer.
La mise en cause pénale du garde des Sceaux dans cette affaire procède en réalité d’une confusion entre la notion, non pénale et très large, de conflit d’intérêts, et celle, délictuelle et bien plus précise, de prise illégale d’intérêts. Elle procède surtout d’une interprétation erronée du Code pénal, ce qui est fort regrettable de la part de magistrats qui orchestrent une procédure-spectacle pour défendre d’autres magistrats.
Félix de Belloy, Avocat au Barreau, de Paris, Associé de Hughes Hubbard & Reed.