La fausse égalité des droits ?
Dans dernier ouvrage, Erwan Le Noan, consultant et essayiste s’interroge sur le paradoxe français : alors que le pays compte parmi les plus égalitaires du monde, les citoyens sont critiques envers l’(in)action de l’Etat qu’ils jugent de plus en plus intrusif et de moins en moins efficace. Autrement dit une confusion entre l’égalité des droits et l’égalité réelle.
Interview dans la tribune
Pourquoi parler d’une « obsession égalitaire »?
ERWAN LE NOAN – Je voulais comprendre la contradiction qui existe entre la demande permanente d’égalité et les statistiques : celles-ci montrent d’une part que la France compte parmi les pays développés les moins inégalitaires, et d’autre part que ces inégalités sont aujourd’hui beaucoup plus faibles qu’elles ne l’ont été par le passé. Malgré ces faits, ce sujet domine régulièrement les débats publics, à tel point que chaque responsable politique se sent obligé de dénoncer les inégalités, quel que soit son parti.
Contrairement à Thomas Piketty, qui a popularisé avec succès cette montée des inégalités, vous expliquez que la réduction constatée dans les données est due au capitalisme ?
Oui, à l’échelle mondiale, les données indiquent que les inégalités n’ont jamais été aussi faibles. Toutefois, dans les pays développés, les gens sont persuadés qu’elles sont en augmentation. Sur le temps court, disons ces dernières années, ce n’est pas faux, mais marginal ; la question intéressante est plutôt de savoir comment l’expliquer. Je constate qu’il n’en reste pas moins que c’est l’économie de marché, en dépit de ses imperfections, qui a sorti l’humanité de la pauvreté et l’a enrichie comme aucun autre système économique ne l’avait fait auparavant, ni depuis, grâce à la concurrence et à l’égalité des individus sur le marché, deux principes qui caractérisent le capitalisme.
Vous montrez aussi que les politiques qui visent à réduire les inégalités entraînent un contrôle accru de l’Etat sur la vie privée des individus…
Mon but n’est pas de dénoncer la redistribution en tant que telle, mais plutôt les programmes qui s’attaquent obsessionnellement à ceux qui sont en haut de l’échelle, au lieu de se focaliser sur l’aide aux plus défavorisés. Si pour financer la redistribution, il est légitime de mettre en place des prélèvements fiscaux, je m’étonne en revanche que la question de la fiscalité ne soit jamais posée du point de vue du droit de propriété, des atteintes et des restrictions qu’elle peut porter aux droits individuels – qui plus est en France où les prélèvements obligatoires atteignent déjà un niveau record.
Comme je le rappelle dans mon livre, quand on relit les débats parlementaires du début du 20ᵉ siècle sur l’instauration d’un impôt sur le revenu, une grande partie de l’opposition à Joseph Caillaux, qui défendait cette mesure lorsqu’il était ministre des Finances, considérait que ce n’est pas le rôle de l’Etat d’aller voir comment les gens gagnent leur argent, comment ils vivent, comment ils le dépensent, ce qu’ils achètent, etc. A l’époque, le principe même de la déclaration d’impôt sur le revenu était vu comme une atteinte à la vie privée des individus. On mesure le chemin parcouru puisqu’aujourd’hui on ne trouve rien à redire au fait que l’administration utilise Google Images pour vérifier s’il y a une piscine dans votre jardin. Le taux actuel de fiscalité conduit à une surveillance accrue de la société et une forte restriction de la propriété privée, ce qui n’est pas très sain.
Et ce qui l’est encore moins, c’est qu’on ne mesure pas non plus les conséquences sur la liberté : la dépense publique appelle le contrôle social. Dès lors que l’État redistribue l’argent public, qu’il finance les dépenses des individus ou des entreprises, il est légitime qu’il puisse dire comment cet argent doit être utilisé – autrement dit, qu’il surveille la façon dont il est dépensé. Il ne s’agit donc pas de faire des chèques en blanc !. C’est une procédure démocratique. Je rappelle d’ailleurs qu’un tel contrôle participe du rôle de l’administration dans la Déclaration des droits de l’homme. Dès lors, plus l’Etat dépense, plus il contrôle.
Et cela entraîne un contrôle toujours croissant sur les citoyens ?
Exactement. Si l’Etat ou la collectivité financent les dépenses de santé, il n’est pas a priori anormal qu’ils recommandent par exemple comment on doit manger pour éviter de tomber malade. On ne peut pas à la fois vouloir de la redistribution et critiquer l’intrusion de l’administration dans nos vies. D’un point de vue individuel, il est irresponsable de fumer ou de mal se nourrir et de demander à la collectivité d’en payer les conséquences.
L’innovation et la mondialisation qui ont remodelé notre monde depuis le début des années 2000 ont créé aussi de nouvelles inégalités, par exemple, la fracture numérique. Pour autant, selon vous, limiter l’innovation ou faire la promotion du protectionnisme ne va pas les réduire. Pourquoi ?
Les inégalités ne sont qu’un constat statistique. Il faut en donner une interprétation. En l’espèce, ceux qui se sont enrichis au cours des 30 dernières années ont bénéficié de la mondialisation des échanges et de la numérisation de l’économie : ils ont su s’y inscrire et en tirer avantage. Leur richesse n’est pas illégitime. Si cela crée de nouvelles inégalités, en soi ce n’est pas problématique, ou du moins cela ne devrait pas l’être.
Plutôt qu’être obsédé par ces inégalités, l’Etat devrait se focaliser davantage sur les injustices, notamment en réduisant les barrières qui nuisent à la méritocratie et empêchent un individu de participer pleinement à la compétition sociale et économique. Si elle intervient dans ce but, pour aider le bas de l’échelle plutôt que contraindre le haut, la redistribution est légitime. Mais en raison de l’obsession égalitaire, les politiques publiques adoptent des mesures qui restreignent les comportements et se concentrent uniquement sur les ressources, non les résultats, ce qui les rend inefficaces. Il en ressort qu’on ne se donne pas les moyens de répondre efficacement aux situations d’injustice comme la fracture numérique ou la fracture sociale, que révèlent par exemple les problèmes de notre système scolaire. Finalement, ces politiques publiques visent non seulement de mauvais objectifs, mais en plus elles ont des conséquences néfastes sur ce que devrait être une bonne politique de redistribution et de soutien aux plus défavorisés.
Ce qui vous emmène à critiquer la notion d’Etat providence, qui en réalité est devenu de moins en moins efficace. Faut-il aujourd’hui le refonder?
Oui, pour répondre aux vrais défis d’une politique sociale qui lutte contre les injustices, il faut repenser l’action publique. Il est anormal que dans un pays qui prélève le plus et qui dépense le plus, on ait des services publics qui sont d’une qualité aussi insatisfaisante. Les élus, les consommateurs-citoyens et les fonctionnaires protestent régulièrement contre cette situation.
N’est-ce pas la conséquence d’une inflation de demandes de la part des citoyens?
L’apparition d’une demande de droits-créances a certes beaucoup joué. La confusion entretenue par les autorités politiques entre les effets d’annonce et la réalité des actions contribue aussi à la dévalorisation du rapport du citoyen aux règles qui régissent la vie en société. Par exemple, il suffit qu’un problème de sécurité surgisse et tout de suite un ministre annonce un projet de loi, créant l’illusion qu’une telle annonce suffit à résoudre concrètement le problème ; or, si elle n’est pas appliquée en pratique, la loi ne fera que souligner l’inefficacité et l’impuissance de l’action publique.
Vous faites l’éloge de la méritocratie. Pourquoi?
D’abord, il n’est pas inutile de rappeler que la situation des personnes les plus riches, que je ne limite pas à 1 % de la population, n’est pas illégitime : ils n’ont pas volé leur richesse. L’obsession à vouloir les sanctionner par la taxe et la réglementation n’est pas une solution car la limitation de leur enrichissement n’améliorera pas le sort des plus pauvres. En la matière, les gouvernements font plus de la communication à bon compte qu’ils ne proposent des politiques publiques efficaces.
Au-delà du constat statistique, les parcours couronnés de succès sont des stimulants qui montrent que l’on peut réussir grâce à son travail et son mérite dans la compétition sociale et économique. Cette promesse est d’ailleurs une différence fondamentale entre une société d’Ancien Régime où le sort d’un individu est déterminé par la naissance et le divin, et une autre démocratique et libérale, dans laquelle chacun a la possibilité de réussir et de choisir sa vie. Comme le disait Beaumarchais : « par le sort de la naissance, l’un est roi, l’autre berger. Le hasard fit leur distance. L’esprit, seul, peut tout changer ». La promesse méritocratique est une opportunité de liberté, unique dans l’histoire. Elle n’existe cependant qu’à condition que chaque individu accepte d’assumer l’échec éventuel de son action, plutôt que de chercher à en expliquer la cause par des éléments externes.
C’est précisément masqué par le discours obsessionnel sur l’égalité ?
Exactement. Par exemple, les politiques publiques et les recommandations qu’on entend régulièrement sur l’école considèrent que plus d’égalité entre les établissements et plus d’uniformité réduiront les inégalités. Cela conduit à des politiques absurdes comme rendre la carte scolaire encore plus rigide ou fermer des classes préparatoires à Paris parce qu’on les juge trop élitistes ! Tout cela repose sur l’idée que, finalement, si on contraint et réduit tout le monde sur le plus petit dénominateur commun, on obtiendra l’égalité réelle. En réalité, tout ce à quoi on aboutit est l’exact contraire : l’égalité par le bas.
* Erwan Le Noan « L’Obsession égalitaire », éditions La Cité, 358 pages, 23 euros.