Une France de plus en plus fatiguée et inquiète (Anne Muxel, Directrice de recherches en sociologie )
Anne Muxel, Directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS se penche, dans un entretien au « Bilan du Monde », sur cette société française de plus en plus fracturée, fatiguée et inquiète.
Directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (Cevipof/Sciences Po), Anne Muxel travaille essentiellement à la compréhension des formes du lien des individus à la politique et, plus largement, du système démocratique. Selon elle, il est urgent de reconstruire le lien citoyen qui s’est délité depuis une dizaine d’années.
Dans quel état politique, économique et social se trouve la France après plus d’un an de crise liée au Covid-19 ?
Anne Muxel.- Au début de l’année 2020, la France traversait une période de crise sociale et politique. Sur le plan social, la réforme des retraites se heurtait à un fort mouvement de contestation et la majorité de l’opinion était loin d’être convaincue des vertus de la réforme proposée. Sur le plan politique, l’équipe au pouvoir restait impopulaire, particulièrement le président. Seul le terrain économique, avec une baisse de la courbe du chômage et des signes encourageants de reprise, présentait un bilan davantage positif.
La crise due au Covid-19 a fait repasser les indicateurs économiques du mauvais côté, tout en dégradant encore le climat social et la défiance politique. En cette fin d’année, une certaine fatigue et une inquiétude face une crise inédite qui sévit depuis de trop nombreux mois accaparent l’esprit des Français. Les doutes qui persistent quant à une sortie rapide de la crise sanitaire, les dégâts infligés à l’économie, la persistance de la menace terroriste hypothèquent encore le retour d’une confiance partagée.
« Emmanuel Macron reste fort des faiblesses de ses adversaires »
Que reste-t-il, dans ces conditions, du mandat d’Emmanuel Macron et de la Macronie ?
L’épisode actuel ne remet pas en cause la première période réformiste du macronisme, mais celle-ci s’éloigne pour laisser place à un bilan contesté lié à la crise des « gilets jaunes », au refus de la réforme des retraites et à la gestion discutée de la crise sanitaire.
Cependant, sur le terrain de cette dernière, aucune des oppositions au président n’est créditée d’une capacité à faire mieux. C’est ainsi l’ensemble de l’action du politique qui est remis en cause. Emmanuel Macron reste fort des faiblesses de ses adversaires. Et ces dernières semaines, certains indices enregistrent un léger regain de confiance envers l’exécutif.
« Si, faute d’alternative présente, les Français renouvellent aujourd’hui un affrontement Macron-Le Pen, ils n’en ont pas envie »
De quelles ressources dispose-t-il pour aborder l’élection présidentielle dans les meilleures conditions ?
Les quelques sondages d’intentions de vote pour la présidentielle montrent la résilience d’Emmanuel Macron qui retrouverait, dans la situation actuelle, peu ou prou son niveau de premier tour de 2017.
En revanche, tout en restant victorieux dans un second tour l’opposant à Marine Le Pen, il verrait son capital électoral entamé et la protestation électorale enfler. Cependant, si, faute d’alternative présente, les Français renouvellent aujourd’hui un affrontement Macron-Le Pen, ils n’en ont pas envie. Cela donne un espace pour qu’un troisième candidat vienne perturber le jeu.
L’abstention a été forte lors des municipales, deux scrutins qui relèvent du jamais vu dans l’histoire électorale de la République. Comment l’analysez-vous ?
L’abstention, aux municipales comme aux législatives de juin 2017, a battu des records historiques. On voit bien que la tentation abstentionniste n’a pas attendu la crise due au Covid-19 pour s’épanouir. Certes, les craintes de contamination dans les bureaux de vote ont ajouté un surplus à une vague abstentionniste qui lui est antérieure. Mais cela fait des années que la réponse abstentionniste est l’un des symptômes de la forte défiance dont témoignent les Français envers les institutions et le personnel politiques, et qu’elle signe la persistance d’une crise de la démocratie représentative.
Année après année, la société française ne semble-t-elle pas de plus en plus fragmentée, segmentée, comme si l’idée de citoyenneté se tassait au profit sinon d’une indifférence larvée, du moins d’un repli, communautariste ou non ? Comment retrouver du sens citoyen ?
Les fragmentations économiques, sociales, territoriales n’ont cessé de se développer depuis dix ans, tout en s’inscrivant dans un mouvement beaucoup plus large et long d’individualisation croissante. Les Français sont plus détachés que par le passé de grandes appartenances collectives et globales, qu’elles soient sociales (classes sociales, métiers), territoriales (communes, régions, nation), ou encore politiques (gauche, droite). Ils sont devenus eux-mêmes leur propre référence ou se sont réfugiés dans des niches de micro-appartenances diverses (ethnoculturelles, sexuelles, ludiques, générationnelles…).
Tout cela a érodé profondément un lien citoyen construit autour de valeurs universelles liées à la nation française telle qu’elle s’incarne dans le message républicain. La fragmentation des appartenances et l’individualisation ont entamé profondément un lien citoyen qui doit être reconstruit par un dépassement des micro-appartenances régressives et par une prise de conscience collective qui n’oublie pas que le lien citoyen est un lien qui assume un passé partagé, un présent d’expériences conjointes et un avenir commun.