L’historien Philippe Chassaigne, spécialiste du Royaume-Uni, revient sur les raisons de l’engouement que suscite la monarchie britannique ( Franceinfo)
Elle fascine des deux côtés de la Manche. Si les Britanniques se sont précipités pour rendre hommage à la reine Elizabeth II, la France n’est pas en reste. Les médias généralistes français, et pas seulement la presse people, accordent une large couverture à la mort de la souveraine. Comment expliquer cet engouement ? Pourquoi la famille royale britannique passionne-t-elle les Français plus que les monarchies espagnole, belge ou monégasque ?
Franceinfo a interrogé Philippe Chassaigne, historien spécialiste du Royaume-Uni et de la famille royale, pour décrypter ce phénomène.
Franceinfo : Les Français sont-ils aussi fascinés qu’on le dit par la couronne britannique ou les médias français en font-ils trop ?
Philippe Chassaigne : Il y a un réel intérêt du public français. On le voit avec les audiences des chaînes d’info. Et ça ne date pas de ces derniers jours. Evidemment, le décès d’une reine qui règne depuis soixante-dix ans, ce n’est pas anecdotique.
Cet intérêt semble être lié au fait que nous avons une république qui, par bien des côtés, a un aspect monarchique. Finalement, nous projetons chez nos voisins britanniques cette fascination pour un système politique différent, qui met en avant les questions d’apparat, de cérémonial. Le président de la République, dans le message qu’il a envoyé aux Britanniques, a dit : « Pour vous, c’était votre reine, pour nous, c’était LA reine. » Les Français, quand on dit « reine », pensent à Elizabeth II. Elle est une sorte d’archétype du souverain, même s’il y en a d’autres en Europe.
Pourquoi les Français s’intéressent-ils autant à la famille royale britannique, bien plus qu’aux autres monarchies européennes ?
Les siècles d’or de l’Espagne, ce sont les XVIᵉ et XVIIᵉ siècles. Pour la Grande-Bretagne, c’était le XIXe et le début du XXe. C’est quand même plus proche de nous sur le plan historique.
« Certes, il y a eu des moments de tension, et nous en vivons un en ce moment [avec le Brexit]. Mais dans les grands moments, comme en 1914 ou en 1939, nos deux pays se sont retrouvés. »
Les Français sont-ils touchés de la même manière que les Britanniques par la mort de la reine Elizabeth II ?
Ils ne sont peut-être pas touchés de la même manière. Mais on a vu que des Français s’étaient précipités à Londres pour rendre un dernier hommage à la reine. Pour les Britanniques, il y a un attachement, une incarnation. Pour nous, la reine était plutôt une image archétypale. Je suis certain que lundi, la retransmission des funérailles en direct sur toutes les chaînes sera beaucoup suivie en France.
Mais justement, pourquoi cet élan ?
Les autres monarchies font moins rêver, elles n’ont pas la même profondeur historique.
« Elizabeth II a régné pendant soixante-dix ans. Ça lui a donné une certaine épaisseur diplomatique, elle a connu 15 Premiers ministres. L’avantage des souverains, c’est que plus ils règnent, plus ils ont une autorité morale importante. »
Tout est aussi une question de décorum. Depuis le règne de Victoria, le cérémonial est à peu près immuable. Voilà ce qui peut expliquer la fascination.
Pourtant, l’engouement pour la famille royale coïncide avec une certaine anglophobie en France…
C’est justement parce qu’on a bien compris la différence entre le monarque qui règne et ne gouverne pas, et le gouvernement. Les relations entre la France et Boris Johnson n’était pas très bonnes. La Première ministre actuelle, Liz Truss, n’a pas été bien inspirée de dire qu’on ne savait pas si la France était un ennemi ou un ami.
Mais en France, on sait très bien que les Premiers ministres passent et que le souverain reste.
« Le monarque n’est pas impliqué dans l’activité politique au quotidien. Celui qui porte le poids de l’hostilité des Français, le cas échéant, c’est donc le Premier ministre, pas le souverain. »
Depuis le Brexit, les relations culturelles entre le Royaume-Uni et l’Union européenne se sont détériorées. Les Français peuvent moins facilement visiter, étudier ou travailler au Royaume-Uni. La reine représentait-elle un des derniers ponts entre nos deux pays ?
Elizabeth II n’a jamais manifesté son point de vue sur l’entrée ou la sortie de l’Union européenne. Elle était au-dessus de tout ça, elle continuait d’effectuer des déplacements officiels. On pouvait donc penser qu’elle enjambait la frontière géographique et diplomatique entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, sans tenir compte des tensions politiques.
En France, en cours d’anglais, tous les élèves entendent parler de la monarchie britannique. C’est ce que beaucoup retiennent de la culture britannique. A l’école, quand on apprend une langue et quelques éléments de civilisation, on va d’abord privilégier des éléments fédérateurs dont on peut supposer que tout le monde les connaît. Quand on s’intéresse à un pays étranger, les clichés sont intéressants, car ils permettent de cristalliser l’attention, en particulier au collège ou avec des jeunes gens. Et pour l’Angleterre, la famille royale est un bon moyen de les amener à s’intéresser.
« Elizabeth II était probablement plus connue que les Beatles, elle dit quelque chose à tout le monde. »
Cette fascination peut-elle aussi s’expliquer par l’histoire de la France, un pays qui a décapité son roi ? Sommes-nous nostalgiques de la monarchie ?
Il n’y a pas de nostalgie, mais depuis la Vᵉ République, on dit bien que le président est un monarque républicain. Il y a quand même tout un cérémonial. Il ne se déplace pas dans un carrosse d’or, mais il y a la garde républicaine, le président vit dans un palais…
« Même en république, les Français sont habitués à un cérémonial présidentiel qui n’est pas étranger à un cérémonial monarchique. »
La transposition peut donc se faire plus facilement. Mais la France reste une république et les Français y sont attachés. Cette culture politique est enracinée dans notre pays depuis 1958.
Stéphane Bern affirmait dans la Revue des deux mondes : « Si la famille royale britannique est aussi populaire en France, c’est parce qu’elle incarne justement ce pouvoir symbolique capable de rassembler tout un peuple et dont nous nous sentons orphelins. » Est-ce que nous envions au Royaume-Uni la manière dont la monarchie fédère le peuple ?
En France, la figure présidentielle n’est pas du genre à susciter un consensus gravé dans le marbre. C’est toute la différence entre un monarque et un président. En Grande-Bretagne, à l’inverse, l’écrasante majorité est pour le maintien de la monarchie. Donc oui, je pense que c’est un élément fédérateur. Le mouvement républicain, opposé à la monarchie, est d’ailleurs mineur outre-Manche. Au maximum, il n’y a jamais eu plus de 20% des Britanniques qui se disaient républicains.
Pour perdurer, la famille royale s’est-elle renouvelée ? S’est-elle adaptée à l’époque moderne ?
Lorsque la reine Elizabeth II est montée sur le trône, c’était l’époque de la presse papier. Lors de son couronnement en 1953, elle a accepté, parce que son mari insistait, que la cérémonie soit diffusée à la télévision. Ensuite, elle est passée au documentaire en 1969. Puis au multimédia avec l’ouverture du site internet de la famille royale. La monarchie est aussi sur Twitter. D’ailleurs, le décès de la reine a d’abord été annoncé sur Twitter, avant de l’être de façon plus formelle avec l’affiche placardée sur les grilles du palais de Buckingham.
Dans la famille royale, il y a des disputes, des tromperies, des réconciliations, des scandales… mais dans un décor luxueux. Est-ce ce mélange d’ordinaire et d’extraordinaire qui nous passionne ?
Le feuilleton royal, c’est une sorte de Dallas à la britannique. Il y a eu le déballage de linge sale entre le prince Charles et Diana, et puis la princesse Anne qui divorce et épouse son amant… Dans la génération suivante, il y a les brouilles réelles ou supposées entre Kate Middleton et Meghan Markle, ou entre les deux frères William et Harry. En France et au Royaume-Uni, le feuilleton royal fait vendre des dizaines de milliers d’exemplaires. Ça a dopé les ventes de Paris Match, Point de vue, etc. C’est du pain bénit pour la presse people.