Cryptomonnaies : Retour au Far-West de la finance
Par James MackintoshDans le Wall Street Journal
Pour comprendre les points faibles des stablecoins tels que Tether, il faut suivre une rapide leçon d’histoire sur la finance américaine d’avant la Guerre de Sécession
Les adeptes des cryptomonnaies affirment que le bitcoin et ses homologues vont supplanter les monnaies « fiduciaires » émises par les gouvernements, alors que l’objectif du système innovant de la blockchain, sur laquelle elles reposent, est de surmonter ce que Satoshi Nakamoto — le pseudonyme de l’inventeur du bitcoin — appelait « les faiblesses inhérentes au modèle basé sur la confiance ».
Pourtant, les stablecoins et notamment le plus important d’entre eux, Tether, sont en plein essor. Avec 60 milliards de dollars en circulation, ce dernier se positionne à la troisième place sur le marché des cryptomonnaies, derrière le bitcoin et l’ethereum. Il en existe aussi des dizaines d’autres, et le Libra de Facebook, rebaptisé Diem l’année dernière, d’intégrer ce groupe en lançant des stablecoins couvrant plusieurs devises.
Les stablecoins sont des cryptomonnaies ayant une parité unitaire avec le dollar, ou avec une autre monnaie traditionnelle, dont la valeur repose sur la confiance accordée à leur émetteur.
Les stablecoins sont l’incarnation même du « free banking », le système peu réglementé et marqué par de nombreuses fraudes, qui comptait nombre de petits émetteurs de billets de banque en dollars et dominait la finance américaine jusqu’à l’intervention du gouvernement après la Guerre de Sécession
Ils sont également devenus un élément central de l’infrastructure financière des cryptomonnaies. Selon le fournisseur de données Crypto Compare, il y a plus de trading entre le tether et le bitcoin qu’entre le bitcoin et l’ensemble des monnaies fiduciaires. Au moins pour les traders en cryptomonnaies, les stablecoins sont un outil essentiel, en raison de la rapidité avec laquelle ils peuvent être utilisés pour transférer de l’argent d’une bourse d’échange de cryptomonnaies à une autre, et parce qu’ils offrent un moyen pratique de placer temporairement des liquidités dans ce qui est, au fond, censé être des dollars.
Mais cette situation constitue une vulnérabilité majeure pour les cryptomonnaies. Au lieu de construire un nouveau système financier imperméable aux problèmes de l’ancien, ces stablecoins font réapparaître des dysfonctionnements atténués depuis longtemps par les régulateurs de la finance traditionnelle.
Pour bien comprendre cette faiblesse, une rapide leçon d’histoire s’impose. Les stablecoins sont l’incarnation même du « free banking », le système peu réglementé et marqué par de nombreuses fraudes, qui comptait nombre de petits émetteurs de billets de banque en dollars et dominait la finance américaine jusqu’à l’intervention du gouvernement après la Guerre de Sécession. Le papier-monnaie était alors adossé aux actifs de ces banques, et la confiance en ces actifs déterminait l’éventualité et l’ampleur de la décote à appliquer à la valeur faciale d’un billet de banque donné. Parallèlement aux banques réglementées, des milliers d’émissions de reconnaissances de dette de faible montant, comme par exemple celle provenant d’un barbier du Michigan, étaient utilisées comme monnaie dans les villes frontalières à court de liquide.
Mais ce n’est pas un hasard si ces stablecoins d’antan ont fini par disparaître. Les utilisateurs de monnaie — c’est-à-dire à peu près tout le monde — devaient se tenir informés de la situation, ou du sentiment général, de dizaines d’émetteurs de billets de banque pour éviter de se retrouver floués lors de transactions. Les coûts engendrés par cette seule contrainte étaient incalculables, sans compter les défaillances et les fraudes à grande échelle.
Les deux dangers qui menacent les dizaines de stablecoins récemment créés sont les mêmes que ceux qui planaient sur ces titres convertibles avant la Guerre de Sécession : ces actifs peuvent se révéler avoir moins de valeur que prévu ou les gens peuvent finir par croire que tel est le cas, ce qui est susceptible de déclencher des mouvements de panique.
Les plus grands stablecoins — ceux de Tether, Circle et Paxos — publient des rapports comptables attestant que leurs actifs correspondent au montant de leurs émissions, dans le but de maintenir la confiance. Jusqu’à présent, tous trois ont réussi leur monnaie restant remarquablement stable autour d’un dollar.
Jeter un coup d’œil sur l’époque du free banking devrait rappeler aux traders les risques qu’ils encourent. Dans les années 1830, les banques trompaient les commissaires aux comptes en envoyant les mêmes coffres de pièces d’une banque à l’autre afin qu’ils soient comptabilisés plusieurs fois, ou recouvrant d’une couche d’argent la surface d’un baril en réalité rempli de clous, comme le raconte Joshua Greenberg dans son passionnant livre sur cette époque, Bank Notes and Shinplasters.
Le parallèle est évident à la lecture des détails de l’accord à 18,5 millions de dollars conclu entre Tether et le procureur général de New York en février. Ce dernier assurait que Tether mentait en affirmant disposer d’assez d’actifs pour garantir la totalité de ses émissions. Lorsque Tether a tenté de faire taire les rumeurs sur sa situation financière en ayant recours à un commissaire aux comptes pour certifier ses actifs, l’argent n’a été versé sur son nouveau compte que le jour de l’expertise. Tether a également prêté 475 millions de dollars à Bitfinex pour l’aider à surmonter une crise de liquidités, cette fois le lendemain de la présentation du solde d’un nouveau compte bancaire aux Bahamas. C’est, en somme, la version moderne des coffres d’argent itinérants.
Stuart Hoegner, conseiller juridique de Tether, assure que l’entreprise « prend des mesures pour faire établir des audits sur plusieurs exercices » et qu’elle les publiera. « Pour être clair, ces types de transferts ne se produisent pas », a-t-il répondu par e-mail lorsqu’on lui a demandé si des actifs étaient déplacés juste avant ou après une expertise.
Tether n’a pas d’activité aux Etats-Unis, à quelques exceptions près, et a accepté dans son règlement de février de ne pas accepter de clients à New York. Circle dispose, lui, d’une « BitLicense » délivrée par l’Etat de New York, tandis que Paxos est soumis au régime des trusts dans cette ville, afin de renforcer la confiance. Etant donné qu’il s’agit de cryptomonnaies, il existe bien sûr aussi un stablecoin entièrement en cryptomonnaies, appelé Dai, qui donne à chaque utilisateur un « coffre-fort » pour stocker des nantissements ; ceux-ci seront liquidés par les « gardiens » si leur valeur tombe trop bas pour soutenir le dai émis en contrepartie de ces garanties.
Mais je crains qu’il ne suffise pas d’être réglementé, transparent et solvable, comme l’ont montré les vagues de panique sur les fonds du marché monétaire en 2008 et l’année dernière. En fin de compte, rien ne vaut l’accès aux prêts de la Réserve fédérale lorsqu’un grand nombre de déposants demandent à récupérer leur argent. Contrairement aux banques et aux fonds, il n’y a aucune chance que la Fed vienne en aide aux stablecoins en cas de crise. Cela signifie que les actifs qu’ils détiennent sont vitaux, de même que leurs caractéristiques. La certification des comptables de Paxos montre que la société détient des liquidités et des bons du Trésor sur des comptes ouverts dans des banques américaines non mentionnées, tandis que Circle affirme disposer « de liquidités, d’équivalents de trésorerie et d’actifs de qualité à court terme ».
D’une certaine manière, Tether est mieux protégé contre un mouvement de panique qu’une banque ordinaire en cas de problème : ses statuts lui permettent de suspendre les paiements ou de rembourser ses clients avec une partie de ses actifs plutôt que directement avec des dollars
Dans le cadre de son arrangement avec la justice, Tether a donné plus de détails sur ses actifs, montrant une forte exposition aux billets de trésorerie, une catégorie de prêts à court terme aux entreprises. M. Hoegner assure que la société emploie des traders en interne pour investir dans les billets de trésorerie, « en s’assurant toujours que nous disposons d’un montant adéquat de liquidités pour faire face à d’éventuelles demandes de retrait ».
Josh Younger, stratège taux d’intérêt chez JPMorgan, souligne que la taille de Tether le place aux côtés des plus grands fonds monétaires et entreprises en tant que grand détenteur de billets de trésorerie.
D’une certaine manière, Tether est mieux protégé contre un mouvement de panique qu’une banque ordinaire en cas de problème : ses statuts lui permettent de suspendre les paiements ou de rembourser ses clients avec une partie de ses actifs plutôt que directement avec des dollars. Mais il est peu probable que de telles dispositions rassurent les utilisateurs.
Je suis surpris que Tether connaisse une telle popularité compte tenu des révélations tirées du dossier new-yorkais, de la facilité avec laquelle il peut suspendre les paiements et de l’inquiétude des régulateurs, y compris la Fed, au sujet des stablecoins. Mais il existe une différence essentielle par rapport à l’époque précédente, qui leur permet d’éviter les dépréciations dont pâtissaient les billets de banque du Far West.
A l’époque, la complexité pour se rendre dans une agence bancaire afin d’échanger ses billets contre des dollars en argent massif rendait difficile l’arbitrage concernant les décotes, en particulier pour les billets émis par des banques lointaines. Dans le monde numérique, il n’est pas très compliqué d’encaisser un stablecoin, de sorte que toute dépréciation se volatilise rapidement.
Du moins tant que l’émetteur du stablecoin a l’argent pour rembourser les créances réclamées par ses clients.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Grégoire Arnould)