Climat : le mythe du capitalisme responsable » (Fanny Parise)
Dans Les Enfants gâtés. Anthropologie du mythe du capitalisme responsable (Payot), un livre vivifiant pour la pensée, l’anthropologue Fanny Parise ausculte les thématiques de l’écoresponsabilité, mais aussi le « techno-rassurisme » pour mesurer la façon dont les individus s’en emparent. Pour elle, aucun doute, cette nouvelle croyance constitue une forme de faux-semblant qui évite une transformation profonde de nos habitudes. Rencontre. (Cet article est extrait de T La Revue n°12 – « Climat : Et si on changeait nous aussi ? », actuellement en kiosque).
Un livre intéressant qui traite notamment de la problématique des comportements face à la révolution environnementale. Un livre toutefois marqué par une certaine obsession anticapitaliste et un certain flou concernant la consommation. Bref un ouvrage de sociologue plus militant que scientifique NDLR
Pourquoi avez-vous fait le choix de travailler sur ce que vous appelez dans le livre « le mythe du capitalisme responsable » qui serait en fait une lubie « d’enfants gâtés » ?
Fanny Parise Le choix n’est pas réellement un choix. En tant qu’anthropologue, je travaille sur des objets d’études issus de rencontres et des mouvements qui me font face. À l’origine, je suis spécialisée dans les croyances et ce qui meut les individus qui croient et je me suis ensuite tournée vers une anthropologie de la consommation et de l’innovation. De fil en aiguille, j’ai travaillé sur les objets et les habitudes de consommation des classes moyennes supérieures et des classes supérieures. S’intéresser aux objets permet de bien comprendre le fonctionnement d’une société tout entière, ses jeux de pouvoir et ses tendances à venir. C’est en m’intéressant à la question de la consommation émergente et aux nouvelles manières de percevoir la consommation que j’ai découvert une zone de tension, intéressante par essence pour l’anthropologue, puisque les individus qui étaient les promoteurs des nouvelles habitudes de consommation étaient à cheval sur la décroissance et le militantisme de la société de consommation qui visait à consommer moins, mais mieux. Entre ces deux catégories d’individus, il y a une grande différence. Chez ceux qui voulaient consommer moins et mieux, je me suis aperçue que leur posture était plus une vue de l’esprit qu’une réalité.
Qu’entendez-vous par « vue de l’esprit » ?
F.P. Cela signifie que ces personnes ont l’intime conviction de consommer moins. Cependant, en tant qu’observatrice extérieure, je me suis rendu compte qu’ils ne consommaient pas forcément moins. C’est cela qui m’a amenée à resserrer mon sujet d’étude sur ces individus qui ne veulent pas sortir de la société de consommation tout en cherchant des solutions pour consommer différemment. Ce sont ces tenants de l’écoresponsabilité qui sont aujourd’hui adressés par le marché.
Pourquoi les nommez-vous « les enfants gâtés » et qui sont-ils ?
F.P. Nous sommes tous plus ou moins partie prenante de ces enfants gâtés. Ce sont des individus qui continuent de penser que leur quotidien et leur mode de vie ne vont pas être bouleversés par la transition environnementale à l’œuvre. Ce sont des individus qui ont le temps et un peu d’argent pour pouvoir se poser des questions et essayer de faire différemment. Ces enfants gâtés pensent que c’est par une consommation qu’ils jugent plus éthique et plus responsable que la transition énergétique se fera. Cette population a souvent les meilleures intentions du monde, aime donner des conseils et son expertise, mais est aussi une population de croyants qui tombe dans les pièges qu’elle dénonce.
En parlant des enfants gâtés et de mythe du capitalisme responsable, vous semblez souligner que tout ce discours contient une dimension marketing forte afin de préserver les choses telles qu’elles sont…
F.P. C’est exactement cela. L’un des objectifs du livre était de montrer comment le capitalisme s’est emparé des valeurs de « l’écoresponsabilité » pour créer le mythe du capitalisme responsable. Ce mythe est nourri par différentes fictions et un imaginaire publicitaire qui permet de porter la bonne parole. Cela crée une illusion : celle de ne plus être dans la surconsommation du siècle dernier. Une illusion totale – notamment chez celles et ceux qui espèrent la transition énergétique par la consommation responsable – puisque l’on observe une nouvelle phase d’équipement via des objets et des services responsables qui est en réalité contre-intuitive avec les bénéfices du fait de consommer moins.
Derrière cette logique du capitalisme responsable, il y a une forme de minimalisme ou de sobriété. Diriez-vous que dans cette idée du « on va tous s’y mettre » pour modifier notre façon de consommer afin de faciliter la transition énergétique il y a tout de même une piste à explorer ?
F.P. Ce qui est positif c’est le fait que de plus en plus d’individus prennent conscience du besoin urgent de faire quelque chose. Les petits gestes sont une première étape. Cela participe de l’acculturation à une nouvelle société. Le paradoxe se situe dans le fait que cette prise de conscience et cette action par les petits gestes maintiennent le collectif dans un statu quo. Ces petits pas étant éminemment insuffisants par rapport à ce qui devrait être fait. Aussi, cette approche est une forme de pied de nez du capitalisme car elle permet de maintenir nos sociétés à flot et de promettre la continuité par le changement.
Les individus ne sont pas responsables de cela et ne sont pas à blâmer car la peur du changement est une constante humaine quelles que soient les sociétés et les époques. L’idée du capitalisme responsable permet un microdéplacement de nos habitudes de vie avec une minimisation de la contrainte par rapport au changement qu’il y a face à nous. Réponse ambivalente donc. Car le positif de la démarche est quelque peu annihilé par le récit collectif du capitalisme responsable qui s’institue comme nouvelle norme auprès des classes moyennes et supérieures et modère profondément le changement possible.
Certains avancent l’idée de l’invention d’un « ecological way of life ». Ces petits pas ne sont-ils pas une première pierre ? Modifier les petits récits avant les plus grands, en quelque sorte.
F.P. C’est une version utopique qui verra peut-être le jour. Cependant l’anthropologue ne fait pas de futurologie. L’observation démontre que ces petits gestes servent surtout à rendre vivable et à nouveau désirable un avenir que l’on pressent compliqué. Or, rendre désirable quelque chose n’a jamais engendré un changement en profondeur. Le rôle de l’anthropologue est de rappeler que le changement ne se fait jamais par la facilité. Si les actes à réaliser pour réussir le tournant majeur de la transition écologique sont trop simples à réaliser, alors cela signifie certainement qu’ils ne sont pas adaptés à la gravité de la situation.
Diriez-vous qu’une nouvelle fracture est en train de naître dans la société entre ceux qui font ces petits gestes, ceux qui ne peuvent pas les faire et ceux qui pensent que ce n’est pas du tout la bonne manière d’aborder le problème ?
F.P. Je ne raisonne pas en termes de fracture ou d’« archipélisation » de la société. En revanche, il y a deux lectures possibles de la réalité. La première est celle d’une ethnicisation du collectif où l’on a l’apparence que les classes sociales s’effacent au profit d’entailles verticales dans le corps social construit autour de styles de vie ou de totems qui vont être fédérateurs. Cela donnant l’impression, que l’on soit riche ou pauvre, de partager un imaginaire commun : les exemples de la seconde main et des circuits courts étant les plus parlants. Toutefois, dans le réel, cela induit une aggravation de la facture sociale.
Comment analysez-vous le besoin de recherche d’un nouveau mythe ?
F.P. Le mythe du capitalisme responsable est un mythe réformiste et qui propose d’adapter le système de croyances du passé aux évolutions de la société. En pratique, il se heurte à des imaginaires plus radicaux qui eux sont des militants du changement. Le capitalisme responsable s’adapte donc à son époque mais il risque d’être rapidement confronté à ses limites si d’aventure les innovations technologiques et énergétiques attendues qui sont censées lui permettre d’advenir plus vite ne surviennent pas ou mettent plus de temps que prévu à émerger.
L’un des mots que l’on a beaucoup entendus ces derniers mois est le mot « sobriété ». Est-il l’un des vocables favoris des enfants gâtés ?
F.P. Complètement. La sobriété c’est un signe de prestige social car la sobriété contrainte et la sobriété choisie ne recouvrent pas les mêmes réalités. Les images renvoyées par l’une et l’autre sont très différentes. L’image de la sobriété choisie peut charrier avec elle une violence sociale symbolique forte. La sobriété est une forme d’idéologie qui donne du sens aux pratiques et aux représentations des individus. Elle s’impose comme une forme d’injonction comme a pu l’être celle du bonheur il y a quelques années.