Violences urbaines : la France a faim ?
La guerre des farines en 1775 avait causé des émeutes en France. Aujourd’hui, bien que moins sensibles aux prix alimentaires, les Français font des sacrifices en période difficile d’inflation. Les récentes émeutes montrent traduit un malaise. Par Michel Santi, économiste (*)
La guerre des farines fut en 1775 à l’origine de quelque 300 émeutes à travers la France, provoquée par la suppression de la part de l’Etat sur son contrôle du prix du pain, sous l’impulsion de Turgot. Celui qui avait érigé le «laissez-faire» économique en un principe divin – en-tout-cas inhérent aux lois naturelles – ne s’était nullement préoccupé du renchérissement de cet ingrédient qui constituait à l’époque plus des deux tiers de l’alimentation populaire du Royaume de France. Triste époque où les plus démunis en étaient réduits à dépenser sur du seul pain la moitié de leur misérable revenu.
Nos porte-monnaie sont aujourd’hui et en principe moins sensibles aux fluctuations des tarifs alimentaires, et la plupart d’entre nous sacrifions d’abord en temps de vaches maigres d’autres postes de nos dépenses. Pour autant, il est difficile de ne pas faire de parallèle avec les émeutes récentes en France où les prix relatifs à l’alimentation ont subi une flambée dramatique de 22% depuis 2021, selon un article tout récemment publié par Philip Pilkington qui se réfère à des données de l’INSEE.
Après la séquence Covid, que d’articles et de photos de ces files d’attente d’étudiants devant les banques alimentaires nous ont attristé. Comment ne pas être marqué par des scènes de pillage de supermarchés par des ménagères en ce début juillet 2023, ou par cet adolescent tout fier d’avoir subtilisé des bouteilles d’huile d’olive?
« Qu’ils mangent du Nike !»
Non… c’est une infime minorité qui s’est ruée sur les marques et il n’est guère possible, paraphrasant Marie-Antoinette, de crier « Qu’ils mangent du Nike ! » à l’écrasante majorité. Nous ne sommes heureusement plus dans cette ère où l’augmentation substantielle du tarif des denrées alimentaires provoquait la famine au sein de nos nations occidentales. Il est, en revanche, plus que courant de devoir sauter un repas dans cette France moderne dont les citoyens les moins bien lotis n’ont plus subi depuis des décennies une telle érosion de leur train de vie.
Savez-vous qu’un Français sur 8 en est aujourd’hui réduit à ne plus manger à sa faim, que ces privations se traduisent par une consommation alimentaire en baisse de 17% sur un peu plus d’une année ? Toujours selon le même article cité ci-dessus qui précise qu’il s’agit là de la plus forte décrue depuis l’établissement en 1980 de cette statistique.
Il va de soi que c’est les classes défavorisées qui en sont les plus sinistrées, car contraintes de dédier près de 30% de leur budget à leur alimentation, quand ce chiffre avoisine les 7% chez les mieux nantis. La flambée soudaine du coût de la vie – celle des denrées de première nécessité – est donc dangereuse pour l’ordre public. Il n’est guère compliqué de se mettre à la place de celles et ceux qui ne parviennent carrément plus à manger à leur faim dans cette France du XXIe siècle dont les résidents consomment près de 60% en moins de viande du fait de sa cherté. Il est impensable à notre époque dite civilisée, dans ce pays qu’est la France qui ne rate jamais une occasion de vanter son modèle social, que l’augmentation des prix de l’alimentation et que la chute de la consommation des denrées basiques soient encore et toujours des signes avant-coureurs d’émeutes.
Nous apprenons aujourd’hui, à nos dépens, que nos nations développées ne sont pas un cocon, qu’elles sont loin d’être à l’abri des turbulences globales. Une catastrophe épique est aux portes de l’Europe, et il est urgent de prendre conscience que les déboires ne s’arrêtent pas aux frontières de la zone Schengen. L’Europe – et dans cet exemple tragique qui nous préoccupe la France – ne pourront pas toujours et systématiquement satisfaire les besoins de leurs citoyens, car telles sont les conséquences mécaniques des guerres, du changement climatique, de l’hyper capitalisme.
En 1775, les révoltes liées à la flambée du prix du pain furent le signe infaillible de la tempête à venir qui se poursuivit en octobre 1789 par la marche des femmes sur Versailles en réaction à la disette. Censé être le premier boulanger de France, la Roi avait au fil des siècles établi avec la population un modus vivendi instituant le droit inaliénable au pain. Aujourd’hui, la France semble avoir faim, à nouveau.
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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d’Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l’auteur d’un nouvel ouvrage : « Le testament d’un économiste désabusé ».
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