Les facteurs explicatifs de la crise de l’énergie
Un article de Christopher M. Matthews, Collin Eaton et Benoit FauconDans le Wall Street Journal (Extrait)
Même si les efforts en faveur du renouvelable ne manquent pas, la récente flambée des prix de l’énergie témoigne d’une triste réalité : le monde dépend toujours des sources fossiles.
Conséquence d’une météo inhabituelle et d’un redémarrage économique post-pandémie, ces dernières semaines, la demande mondiale de pétrole, de charbon et de gaz naturel a explosé. Résultat : de la Chine au Brésil en passant par le Royaume-Uni, les pénuries s’accumulent.
Cette situation a révélé la fragilité de l’approvisionnement dans un monde qui cherche à renoncer aux énergies fossiles pour privilégier les sources plus propres, une tendance que les Etats et les investisseurs inquiets du changement climatique sont nombreux à vouloir accélérer.
Dirigeants et analystes l’affirment : les années qui viennent s’annoncent compliquées parce que les investissements dans les combustibles fossiles (qui constituent toujours notre principale source d’énergie) reculent alors que les dépenses en énergies vertes n’augmentent pas assez vite.
Même si les chaînes logistiques commencent à marquer le pas, la demande en électricité reste très importante. En outre, dans certains cas (l’éolien et l’hydroélectricité notamment), les ressources renouvelables ne sont pas à la hauteur des prévisions, ce qui renforce encore la demande en énergies fossiles.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a récemment estimé que la demande mondiale de pétrole devrait atteindre environ 99,6 millions de barils par jour l’an prochain, un chiffre proche du niveau pré-pandémie. Elle prévoit également que la demande de charbon dépassera cette année son niveau de 2019 et progressera jusqu’en 2025 ; le rythme de baisse après cette date dépendra de l’action publique.
« Il y a beaucoup moins de matière disponible pour répondre à une croissance désormais solide, a déploré mercredi dernier Darren Woods, le directeur général d’Exxon Mobil, à l’occasion d’une conférence en Russie. Si l’on ne s’intéresse pas à la demande et que l’on ne traite que l’offre, la volatilité va encore augmenter. »
La production mondiale de pétrole continue de progresser, mais sans parvenir à suivre l’explosion de la demande des pays qui émergent de la pandémie, estime l’agence américaine d’information sur l’énergie (EIA).
Des investissements pétroliers en chute libre
Entre 2010 et 2015, les dépenses mondiales en exploration gazière et pétrolière ont oscillé autour de 100 milliards de dollars par an en moyenne, selon Rystad Energy, puis sont tombées à environ 50 milliards par an dans les années qui ont suivi.
Cette année, les investissements pétroliers et gaziers mondiaux seront en baisse d’environ 26 % par rapport au niveau pré-pandémie, à 356 milliards de dollars, a indiqué mercredi l’AIE. Pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, a précisé l’agence, il faudrait qu’ils se maintiennent à ce niveau pendant une décennie, avant de reculer. L’objectif du traité international est de limiter l’augmentation de la température mondiale à 2 degrés maximum par rapport à l’ère préindustrielle, l’idéal étant 1,50.
Pour satisfaire la demande mondiale en énergie et les ambitions climatiques, il faudrait que les investissements dans les énergies propres continuent d’augmenter pour passer de 1 100 milliards de dollars cette année à 3 400 milliards de dollars par an jusqu’en 2030, selon l’AIE. Ces investissements permettraient de faire progresser la technologie, l’acheminement et le stockage.
« L’investissement mondial n’est pas suffisant pour répondre aux besoins futurs en énergie, et les incertitudes entourant les orientations stratégiques et l’évolution de la demande engendrent un risque élevé de volatilité sur les marchés de l’énergie », déplore l’AIE dans son rapport. Elle ajoute que le déploiement des énergies renouvelables exige une augmentation des dépenses dans d’autres secteurs, notamment le secteur minier, afin d’extraire et de transformer la matière première nécessaire pour les turbines éoliennes, les panneaux solaires et les batteries de stockage à grande échelle.
Le développement de l’éolien, du solaire et des autres sources d’énergie renouvelable s’est accéléré ces vingt dernières années car, grâce à des économies d’échelle, le coût de ces technologies a baissé et les a rendues plus compétitives. Hydroélectricité et pompage-turbinage exclus, les capacités renouvelables mondiales dépassaient 1,5 million de mégawatts l’an passé, selon l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena), contre moins de 55 000 mégawatts en 2000.
Soutenue par des subventions publiques et des mesures destinées à réduire le recours au charbon, la plus polluante des énergies fossiles, l’énergie verte a gagné des parts de marché aux Etats-Unis et en Europe. En 2019, avant la pandémie de Covid-19, les Américains consommaient, pour la première fois depuis 1885, plus d’énergie renouvelable que de charbon.
Cette évolution devrait se poursuivre. L’an passé, selon l’AIE, les capacités de production d’électricité renouvelable ont progressé de 280 000 mégawatts, soit une progression de 45 % sur un an. Pour l’agence, ce taux de croissance est la « nouvelle norme ». Elle attend une progression similaire cette année et l’an prochain.
Les énergies fossiles restent néanmoins dominantes : selon l’Irena, elles représentaient 26 % de la production mondiale d’électricité en 2019.
Les dirigeants internationaux se réuniront dans deux semaines à Glasgow, en Ecosse, pour une conférence sur le changement climatique. Objectif : accélérer la transition vers les énergies propres pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ils se heurtent cependant aux questions qui compliquent le débat depuis des décennies, notamment l’aide que les pays riches devraient (ou pas) apporter aux pays pauvres pour financer la transition.
Les procédés industriels freinent aussi le mouvement vers l’éolien et le solaire. En effet, la majorité des panneaux solaires sont aujourd’hui fabriqués avec des matériaux sortant d’usines chinoises alimentées par une électricité produite à partir de charbon (la Chine fabrique plus des trois quarts du silicium polycristallin mondial). Certaines nations et entreprises occidentales voudraient produire des panneaux solaires sans charbon, mais cela risque de faire exploser les coûts.
De nombreux pays adoptent aussi des politiques destinées à favoriser l’achat de véhicules électriques, ce qui devrait faire baisser la consommation de pétrole pour les transports. A l’heure actuelle, elle représente environ 60 % de la demande mondiale, selon l’AIE. Mais même si la quasi-totalité des grands constructeurs automobiles (General Motors et Volkswagen inclus) misent sur les voitures électriques et que les ventes décollent, l’adoption sera progressive.
En Europe, où la production d’électricité a reculé en partie en raison d’une baisse inattendue de la force des vents marins, le prix du gaz naturel a quasiment triplé en trois mois, poussant certains fabricants d’engrais à stopper leur production parce qu’elle n’était plus rentable. En Chine, les pénuries d’électricité ont fait flamber le prix du charbon et obligé certains responsables locaux à limiter les horaires d’ouverture des usines, pénalisant la production de semiconducteurs et d’autres exportations clés.
Les Etats-Unis sont moins touchés que d’autres pays, mais les prix y ont tout de même augmenté et beaucoup redoutent de nouvelles hausses avec l’arrivée de l’hiver. Mercredi, l’EIA américaine a prévenu que près de la moitié des foyers américains qui se chauffent principalement au gaz naturel pourraient voir leur facture augmenter de 30 % en moyenne par rapport à l’an passé.
Vendredi, le Brent valait plus de 85 dollars le baril, un niveau qu’il n’avait plus atteint depuis trois ans. Les traders pariant sur une poursuite de la hausse, les marchés d’options ont été frappés de plein fouet.
L’un des éléments qui influent sur les cours de l’or noir, c’est le fait que, confrontés à des pénuries de gaz et de charbon, certains industriels et opérateurs de centrales électriques se tournent vers le pétrole.
Saudi Arabian Oil, le géant pétrolier saoudien également appelé Aramco, a déclaré en octobre qu’il prévoyait d’augmenter ses capacités de production pour qu’elles passent de 12 à 13 millions de barils par jour d’ici 2027. Son concurrent Abu Dhabi National Oil, premier producteur de pétrole des Emirats arabes unis, a indiqué de son côté qu’il allait investir 122 milliards de dollars en partie pour doper ses capacités de productions, qui devraient passer d’environ 4 millions de barils par jour à l’heure actuelle à 5 millions d’ici à la fin de la décennie.
De façon plus générale, l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) estime qu’il faudra 11 800 milliards de dollars d’investissement dans le pétrole et le gaz d’ici 2045 pour faire face à la demande. Dans un rapport publié le mois dernier, le cartel estime que le pétrole de ses membres représentera 39 % de la consommation mondiale de brut en 2045, contre environ 33 % à l’heure actuelle.
« Nous observons des tensions et des conflits liés aux prix de l’énergie, à la sécurité énergétique et à la réduction des émissions », a souligné le mois dernier Mohammed Barkindo, secrétaire général de l’Opep, dans un entretien.
De leur côté, les pays et régions qui veulent accélérer la transition vers les énergies propres découvrent qu’il faut beaucoup d’argent et se heurtent parfois à des obstacles inattendus. Aux Etats-Unis, la Californie a entamé la fermeture progressive de plusieurs centrales fonctionnant avec des énergies fossiles pour, comme l’exige le droit local, décarboner son réseau électrique d’ici 2045.
Pour remplacer les énergies fossiles et soutenir la croissance dans les années qui viennent, la California Public Utilities Commission a ordonné aux groupes de services aux collectivités d’acheter une quantité inédite d’énergie renouvelable, batteries de stockage et autres ressources sobres en carbone : plus de 14 000 watts, soit environ un tiers du pic de consommation estivale anticipée par l’Etat.
Si les entreprises réussissent pour le moment à tenir le rythme, la California Energy Commission et l’opérateur du réseau électrique californien se sont récemment inquiétés du fait que ces achats risquaient de ne pas suffire à empêcher les pénuries estivales. L’Etat veut fermer sa dernière centrale nucléaire d’ici 2025 ; Diablo Canyon produit actuellement près de 10 % de l’électricité californienne.
Victime d’incendies monstres qui ont perturbé l’acheminement de l’électricité et d’une sécheresse importante qui a pénalisé la production hydroélectrique (notamment au niveau du barrage de Hoover), la Californie a évité de justesse les coupures de courant cette année.
L’opérateur du réseau électrique a appelé les habitants à économiser l’électricité à plusieurs reprises cet été et pris des mesures d’urgence pour acheter du courant et éviter les pannes. L’Etat a également installé quatre générateurs à gaz temporaires pour faire face aux pénuries.