Question existentielle : » A quoi bon travailler ? »
La question n’est pas indécente de la part d’une intellectuelle mais sa dimension quasi exclusivement philosophique limite considérablement son intérêt. Dans ce papier, comme dans beaucoup d’autres, des experts se barricadent dans leur champ de confort et de compétences oubliant dans le cas présent nombre de dimensions économiques, sociales, sociétales. Notamment la question du travail en tant qu’élément fondamental de structuration et de fonctionnement harmonieux d’une société. Une question existentielle réservée sans doute surtout à des bobos aisés. NDLR
Philosophe et productrice sur France Culture, Géraldine Mosna-Savoye tient une chronique dans T La Revue de La Tribune. « A quoi bon travailler » est issu de T La Revue N°9 – « Travailler, est-ce bien raisonnable? »
Chaque matin, du lundi au vendredi, dès que le réveil sonne, cette pensée : quand est-ce que ça va s’arrêter ? et si je ne me levais pas ? et si, juste pour un jour, je restais là et je n’allais pas au travail ?
C’est en caressant cette possibilité, un œil sur l’heure qui tourne et alors même que nous sommes déjà en train de renoncer à rester couchés, que vient en général cette autre pensée : mais oui, après tout, à quoi bon travailler ?
On le sait bien, au fond, à quoi bon travailler : l’argent, d’abord. La société, ensuite, faite de règles, de normes et d’usages pour y vivre. Le plaisir, enfin, parfois. Pourtant, et déjà levés et sous la douche, cette pensée continue à nous hanter : à quoi bon travailler ?
On a beau avoir les réponses, l’idée ne s’arrête pas là, elle prend forme, elle insiste, elle perdure, et nous voici avec notre savon à nous demander : mais oui, et si on supprimait le travail ?
Saugrenue, amusante, utopique, la question n’en est pas moins récurrente. Et pertinente. Comment s’émanciper du travail devenu une aliénation ? Telle est bien la question qui non seulement anime la plupart d’entre nous, mais qui a aussi animé une partie des philosophes au xxe siècle, et tout particulièrement Karl Marx qui a formulé le rêve d’une société sans travailleurs.
Ce n’est pourtant pas à lui, mais à l’une de ses critiques les plus féroces, d’autant plus qu’elle en est une grande lectrice, que je pense chacun de ces matins où je caresse cette fameuse possibilité de ne pas me lever. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt souligne ce paradoxe redoutable chez le penseur du Capital : « Marx définit l’homme comme « animal laborans » avant de l’entraîner dans une société où l’on n’a plus besoin de cette force, la plus grande, la plus humaine de toutes. On nous laisse la triste alternative de choisir entre l’esclavage productif et la liberté improductive. »
La critique est féroce car elle touche Marx en son cœur : comment peut-il soutenir que l’homme est essentiellement un être de travail tout en voulant le priver de son essence ? Comment peut-il en même temps postuler que le travail est fondamental et aliénant ? Et comment, enfin, peut-il rêver d’une société où l’homme, libéré, restera pourtant les mains vides ?
Telle est la contradiction majeure qui s’impose chacun de ces matins où l’on hésite à se lever. Oui, il y a l’argent, oui, il y a l’organisation sociale, oui, il y a aussi le plaisir. Mais surtout, il y a la vie. L’idée est difficile à entendre, ou trop facile peut-être car rebattue à l’excès : mais oui, on travaille pour vivre et on vit pour travailler.
C’est en tout cas la position d’Arendt. Le travail n’est pas une activité comme une autre à ses yeux : elle est la réponse à nos nécessités vitales et vouloir s’émanciper de ces nécessités vitales, c’est se laisser mourir, pire : renoncer à être un homme.
Dit comme ça, il y aurait une foule d’objections à lui faire… Et si répondre aux nécessités vitales ne relevait pas du travail, mais tout simplement de la vie ? et si le travail tel qu’il nous apparaît aujourd’hui ne répondait plus à des nécessités vitales mais à des besoins créés de toutes pièces ? et si ce n’était pas les nécessités mais le travail qui nous enchaînait ?
C’est bien cette critique que l’on pourrait adresser à notre tour à la philosophe-critique : ce qui nous enchaîne au travail, n’est-ce pas au fond cette conception erronée qui en fait une chose vitale ? Ne sommes-nous pas, en fait, conditionnés, comme Hannah Arendt, par cette idée que le travail, c’est la vie ?
Et si j’arrêtais de travailler, est-ce que j’arrêterais de vivre ? Est-ce que ma respiration ne serait plus la même ? Est-ce que mes besoins vitaux cesseraient de m’interpeller ? J’aurais des conditions de vie certainement plus dures, plus compliquées, mais je ne cesserais pas non plus de vivre, au sens premier, vitaliste, vivant.
Et même, je vais plus loin : ma vie, débarrassée de ses horaires, de ses tâches, de son vernis socio-professionnel, la vie dans son plus grand dépouillement, ne pourrait-elle pas m’apparaître plus clairement ? Peut-être bien. Mais alors quelle vie, certes, une vie vivante mais seulement vivante…