Numérique : des champions européens d’ici 5 à 10 ans
Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur rêve tout haut : « D’ici 5 à 10 ans, il y aura des champions européens du numérique ». Dans la réalité il en sera sans doute malheureusement autrement. Au cours de la période de douze mois qui s’est terminée en juin 2023, les géants technologiques Alphabet, Apple, Microsoft et Amazon ont généré ensemble 1 544 milliards de dollars de chiffre d’affaires (soit presque l’équivalent du PIB du Brésil) – pour un bénéfice net cumulé de 264 milliards de dollars. Par ailleurs la plupart des nouvelles société de haute technologie sont rapidement rachetées par les Gafam. Enfin concernant les investissements relatifs à l’intelligence artificielle, les sommes investies ou à investir se chiffre en centaines de milliards.Des enjeux financiers bien loin des initiatives pour l’instant surtout confinées au sein de chaque État de l’union européenne contrairement à ce que dit Thierry Breton dans « la tribune » (extrait):
Y a-t-il, aujourd’hui, un réarmement numérique de l’Europe face aux grandes compagnies technologiques américaines ? Avons-nous mis en place les premières conditions pour organiser une contre-attaque ?
THIERRY BRETON- Nous n’avons pas fait l’IA Act contre, nous l’avons fait pour. Nous avions un espace informationnel fragmenté avec 27 régulations différentes, 27 régulateurs, 27 façons d’appréhender notre espace numérique. Nous avions un marché intérieur pour les personnes et les services mais pas de marché intérieur numérique. Or, ce qui fait la force des Etats-Unis mais aussi de la Chine c’est que, lorsque des jeunes, il y a une vingtaine d’années, ont décidé d’abandonner leurs études après une première année d’université pour aller monter un annuaire appelé Facebook, ils ont pu le faire car il y avait un marché intérieur numérique immédiat et que la profondeur était là, ce qui ne retire en rien la qualité entrepreneuriale ou de marketeur.
Mais nous, alors que nous avons un marché numérique une fois et demie supérieur au marché américain, c’est-à-dire 450 millions de consommateurs contre 330 millions, nous avons raté cette première vague de la révolution numérique, de l’évolution des données personnelles qui a permis la création des Gafam.
N’avez-vous pas l’impression malgré tout, dans la mise en œuvre de ces nouvelles règles, que ces géants numériques ne sont pas toujours de bonne foi ? Il y a des enquêtes qui viennent d’être annoncées par la Commission sur ces grandes entreprises pour dire : « Attention, maintenant, on ne rigole plus, il va falloir vous mettre en conformité ». Qu’en pensez-vous ?
D’abord ce n’est pas « on ne rigole plus ». Nous sommes dans un État de droit. Tout ça prend énormément de temps. C’est le temps de notre démocratie. La Commission a beaucoup consulté avant d’abord de proposer ces règlements, lesquels ont ensuite été votés par nos co-législateurs, le Parlement européen et le Conseil. Par rapport à la démocratie américaine dont le système bicaméral orthogonal bloque toute évolution, la nôtre fonctionne.
Est-ce qu’on cherche à vous contourner ?
Non, personne ne cherche à nous contourner. Nous avons des équipes extrêmement performantes. Nous avons passé beaucoup de temps en amont pour expliquer le DMA et le DSA à l’ensemble des grandes plateformes qui allaient être régulées. C’est vrai qu’il y a eu de la résistance au début. On nous a dit que notre démarche allait contre l’innovation, qu’elle allait isoler l’Europe, que les plateformes n’allaient pas venir. Bien sûr, c’est compliqué d’adapter ses règles, ça coûte un peu d’argent, mais à la fin, toutes les plateformes le feront.
Prenons l’exemple de Google Maps qui n’est plus accessible aujourd’hui directement quand on recherche une adresse sur Google et que d’autres services de localisation ne sont pas proposés, ces réglementations nous contraignent un peu la vie.
Certaines plateformes représentées par un fruit ont eu pendant un moment ce type de réaction. Et puis finalement, récemment, elles ont évolué.
C’est la peur des sanctions ?
Au-delà des sanctions, toutes ces entreprises respectent la loi parce qu’elles n’ont pas envie justement de se mettre en contradiction avec cette loi. Alors bien sûr qu’il y a des sanctions, 10% du chiffre d’affaires, 20% si jamais l’infraction continue. Cela peut même aller jusqu’au démantèlement puisque cette sanction existe. Evidemment, elle est ultime et je souhaite vivement qu’elle ne soit jamais appliquée. A partir du moment où les dommages à l’économie, les dommages aux entreprises, les dommages à nos concitoyens peuvent être très importants voire considérables, si jamais cette loi n’est pas respectée, il faut avoir les moyens de la faire appliquer.
Si nous nous projetons, il va y avoir des élections, une nouvelle commission, un nouveau parlement. Que reste-t-il à faire ?
Le marché intérieur devient vraiment un instrument extrêmement important y compris en matière de régulation et de concurrence. Il va devenir plus opérationnel et plus compétitif. Il y a ensuite les infrastructures. Pour pouvoir supporter et bénéficier de tout ce que je viens de décrire, évidemment les données, l’usage des données, il faut avoir les infrastructures. Or celles de télécommunications ne suffisent plus aujourd’hui. L’UE est en retard sur ses réseaux et ses infrastructures.
Ça se dégrade ?
Non seulement ça se dégrade, mais elles ne sont pas adaptées. Maintenant, il faut du « edge computing » partout dans les réseaux. C’est évidemment de l’investissement, du software, de l’intelligence… Or, la régulation des infrastructures datent de la directive de 2000, qui avait été faite pour que les acteurs traditionnels puissent ouvrir leur réseau de cuivre. Tout ça est un peu daté. On a travaillé sur le DNA, Digital Network Act. J’ai fait une large consultation et nous avons commencé à proposer ce qu’il conviendrait de faire. J’espère que ce sera pris en compte par mon successeur. Ce sera peut-être moi, on ne sait jamais. Ou un autre, on verra.
Comment faire pour mettre en place un marché intérieur des capitaux ? Tout le monde dit que nous n’y arrivons pas. Pourrions-nous le faire avec un petit groupe de pays ?
Il se disait aussi qu’il serait impossible de parvenir à une régulation globale sur le numérique. Rien n’est impossible. Il faut de l’énergie. Et vous avez compris qu’il n’est pas obligé d’avoir un président français à la tête de la commission pour le faire.
Impossible n’est pas Breton ?
Quelle que soit place où nous sommes, à partir du moment où l’on a un petit peu de vision, qu’on essaie de mettre un peu d’énergie et peut-être un peu de leadership, on peut y arriver.
Dernier mot sur ce marché européen. Si vous vous projetez à 5-10 ans, vous pensez que des champions européens pourraient émerger ?
Mais évidemment. Nous avons des compétences absolument extraordinaires en Europe, nous avons des infrastructures qui vont être extraordinaires. Je parle en particulier, par exemple, de la mise à disposition de nos puissances de calcul. Ce qui nous manque, je le dis, c’est d’avoir un marché des capitaux qui accompagne les startups, les scale-up, les licornes, et c’est ça qui nous manque. C’est vraiment là-dessus qu’il va falloir aussi mettre le paquet pour le prochain mandat.