Ethiopie: Quelle démocratie ?
Pour l’universitaire Eloi Ficquet, « la promesse enchantée de prospérité et de développement n’est plus qu’un mirage »(Interview dans l’Opinion)
Les législatives éthiopiennes, dont on attend les résultats, se sont tenues le 21 juin alors que l’armée fédérale est en guerre contre les forces de défense tigréennes. Historien et anthropologue spécialiste de la Corne de l’Afrique, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Eloi Ficquet revient sur les enjeux de ce scrutin.
Quel sens donner aux législatives en Ethiopie ?
Les élections devaient sanctionner un nouvel horizon, le retour de l’optimisme, un dépassement du conflit. Malgré de grandes difficultés d’organisation, obligeant à plusieurs reports, il faut reconnaître au final que le scrutin s’est plutôt bien déroulé, dans le calme, là où il a pu se tenir. Cela marque – ou aurait dû marquer – l’installation au pouvoir du Premier ministre Abiy Ahmed, et de son nouveau parti, le Parti de la Prospérité, après trois années de transition. Il a fait campagne sur le potentiel de développement de son pays, particulièrement dans le domaine agro-industriel. Il a fait l’apologie d’un futur prometteur pour effacer un présent qui n’est pas satisfaisant. Trois ans après son arrivée au pouvoir à l’issue d’une succession au sein du précédent parti majoritaire, son but était d’obtenir une légitimité par les urnes alors qu’il était fragilisé par le conflit au Tigré. Le pouvoir a ainsi cherché à dresser un rideau d’illusion démocratique pour expliquer que la crise est terminée. Le jour même du vote, Abiy Ahmed déclarait à la BBC qu’il n’y avait pas de famine au Tigré, que le conflit serait vite réglé. Mais les poches de résistance ont été plus fortes que ce discours de dissimulation. Une semaine après le vote, l’armée a décrété un cessez-le-feu unilatéral et abandonné ses positions à Mekele, la capitale régionale, immédiatement reprises par les forces de défense tigréennes.
Ces dernières menacent de poursuivre leur offensive dans le territoire amhara et jusqu’en Erythrée pour chasser l’armée de ce pays, qui combat aux côtés des forces fédérales éthiopiennes… Est-ce du bluff ?
Les forces de défense tigréennes maîtrisent le terrain. Elles s’étaient repliées dans les zones intérieures de montagne. C’est un paysage de vallées escarpées comparable à l’Afghanistan. Il est propice à des mouvements de guérilla, qui se déplacent discrètement et ont la confiance des populations. Ces forces ont largement repris le contrôle de leur région et ont poussé leur avantage en menant des opérations en région amhara où se trouvent stationnées des garnisons des forces fédérales. Elles ne souhaitent pas s’y établir de matière permanente mais veulent obtenir une position de force dans les négociations politiques à venir. Par ailleurs, le président érythréen, Issayas Afewerki, a envoyé toutes ses troupes, faites de conscrits de force, dans cette opération pour détruire ses rivaux historiques du Tigré. Après trente années de repli nationaliste et totalitaire, il se voyait en empereur de la Corne de l’Afrique. Son aventurisme militaire semble désormais voué à l’échec. Il pourrait le payer politiquement si son armée décidait de se retourner.
Le soutien populaire dont s’est prévalu Abiy Ahmed au début de son mandat n’est-il pas en train de s’éroder ?
Outre la situation de conflit, très largement occultée par la communication officielle, la population est affectée par la situation économique qui s’est fortement dégradée. La monnaie se déprécie. On échange un euro contre 60 birrs, soit 20 birrs de plus qu’avant le conflit. Celaa provoqué l’inflation des produits importés et a des conséquences sur le pouvoir d’achat des ménages. L’insécurité augmente dans la capitale, Addis Abeba ; le petit banditisme et la criminalité progressent. La promesse enchantée de prospérité et de développement n’est plus qu’un mirage.
«Le discours des Tigréens est constant: ils ne sont pas dans une logique séparatiste mais veulent exister de façon plus autonome dans un Etat fédéral. En réalité, l’Ethiopie n’est pas encore une nation unifiée»
Comment le Premier ministre a-t-il perdu le soutien des forces politiques et militaires du Tigré ?
Il y avait déjà des rivalités au sein de l’ex-Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF, alliance de quatre partis ethniques dominée par le Front de libération du peuple du Tigré-TPLF). C’était un pouvoir monopolistique sous la direction de Meles Zenawi, l’ancien Premier ministre décédé en 2012. La seule expression tolérée de voix d’opposition était incorporée dans le parti. En 2018, face au mouvement grandissant de mécontentement des Oromo, la majorité démographique du pays, la composante tigréenne a accepté d’abandonner sa position hégémonique pour se recentrer sur sa région afin de gouverner d’une manière plus décentralisée. Elle a confié le pouvoir aux Oromo. Ils ont à leur tour désigné en leur sein Abiy Ahmed. Ce dernier a ensuite dissous l’EPRDF et l’a remplacé par une nouvelle formation, le Parti de la prospérité, tout en permettant une ouverture politique aux partis d’opposition en exil. Une fois en poste, il a tenté de conserver les leviers politiques au niveau fédéral, ce qui a déclenché la révolte d’une partie des Oromo, puis des Tigréens.
Existe-t-il un risque de partition de la région tigréenne ?
On a surestimé l’avènement d’un scénario de dislocation de l’Etat, comme dans l’ex-Yougoslavie. C’est un risque, des factions extrémistes qui peuvent pousser dans ce sens-là. Mais pour l’instant, le discours des Tigréens est constant : ils ne sont pas dans une logique séparatiste mais veulent exister de façon plus autonome dans un Etat fédéral. En réalité, l’Ethiopie n’est pas encore une nation unifiée. C’est une forme de société impériale de type austro-hongrois qui a connu une série de révolutions des peuples, sans être encore stabilisée. Il faut laisser le temps à la construction d’un Etat indépendant tenant compte à la fois des polarités identitaires et de nombreuses zones de mixité. Les acteurs doivent trouver la définition du juste niveau de coordination fédérale. Cette crise doit pouvoir se régler à condition que tous les acteurs se mettent autour d’une table et prennent le temps de travailler pour définir de nouveaux équilibres. Or Abiy Ahmed a organisé la transition à son seul profit, en allant très vite. Cette crise est aussi une crise de l’accélération à l’échelle globale. Il faut faire un travail de réinvention politique, territoire par territoire, en trouvant les solutions idoines. Les Ethiopiens ont une culture politique fondée sur une histoire très profonde. Les acteurs diplomatiques internationaux et régionaux peuvent aider. Les militaires peuvent aussi amener le Premier ministre à la négociation. Ils ont mal vécu le fait d’être sous commandement érythréen dans la guerre au Tigré.
Russie et Chine s’opposent à l’adoption d’une résolution du conseil de sécurité de l’ONU sur l’Ethiopie. Est-ce un soutien à Abiy Ahmed ?
La Russie et la Chine exercent un blocage de principe depuis qu’elles estiment avoir été trompées par les Occidentaux lors de l’intervention de l’Otan en Libye. Cela ne doit pas être interprété comme un appui direct au régime d’Abiy Ahmed qui ne souhaite pas d’ingérence extérieure. Ces deux puissances sont dans une position d’observation. La Chine a beaucoup investi en Ethiopie qui est endettée à son égard. Elle est prudente et ne va pas s’aventurer dans une option incertaine. Pour les Occidentaux, le Premier ministre est une désillusion. Ils estiment avoir été abusés. Abiy Ahmed était proche de Mike Pence, l’ex-vice président américain, dans une alliance entre chrétiens évangéliques fanatiques porteurs de vérités alternatives. Tout son discours provient de ce registre d’exaltation religieuse et messianique. L’administration Biden ne le soutient plus. Même les Emirats arabes unis, qui l’ont appuyé au début dans sa guerre, ont commencé à prendre leurs distances.