Démocratie aux États-Unis : un état critique
La démocratie américaine connaît une crise au long cours, liée à la dérive de son fonctionnement fédéral vers l’hyper-présidentialisation, au grave détriment de l’intention constitutionnelle des Pères fondateurs, à savoir une séparation sereine et équilibrée des pouvoirs (checks and balances), où la présidence est encadrée et une partie de ses fonctions partagée. À la place de la séparation entre des pouvoirs à la fois autonomes et interdépendants (bulks and encroachments), s’est constituée progressivement une culture de la prise de guerre partisane visant à monopoliser les trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire). Chaque clan favorise l’emprise décisionnelle, administrative, sécuritaire mais aussi législative et judiciaire du président quand celui-ci est le champion de sa faction. A contrario, quand le président est du mauvais bord, l’esprit de clan pousse au retrait ou au blocage systématique de toute initiative législative ou de toute politique internationale, fiscale ou budgétaire émanant de lui ou des élus de son parti. La pente glissante du dysfonctionnement présidentiel a été accentuée pendant la première mandature de Donald Trump, qui a capté l’esprit clanique des élus républicains au service de sa propre « marque », malgré les dénégations initiales des leaders républicains comme Paul Ryan ou Mitch McConnell. Il a également manifesté la plus parfaite désinvolture à l’égard des équilibres institutionnels, outrepassant régulièrement sa fonction et affaiblissant les courroies de protection démocratique, avec la complicité d’un Congrès dominé par les Républicains, majoritaires au Sénat tout au long de son mandat, et à la Chambre durant les deux premières années.
par Blandine Chelini-Pont
Professeur des Universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU) dans « The Conversation »
Même si le phénomène s’est apaisé lors du mandat de Joe Biden, le risque est aujourd’hui réel, selon de nombreux analystes, que la pente en question conduise finalement à une « démocrature » à la russe. Si l’ex-président était élu une deuxième fois et si un Congrès majoritairement à sa botte se reconstituait, la démocratie américaine pourrait-elle s’en trouver encore plus altérée ?
Il y a huit ans, lors de la convention nationale du Parti républicain à Cleveland (Ohio), le candidat Donald Trump avait esquissé une vision largement dystopique de l’Amérique, la dépeignant comme un pays accablé par la criminalité, croulant sous la dette publique et humilié dans le monde entier par la faiblesse de la politique étrangère de Barack Obama.
Il exprimait alors clairement l’idée que seul un homme fort qui voit les processus gouvernementaux, lents et délibératifs, comme une faiblesse et une perte de temps avait sa place à la Maison Blanche. De fait, sa première mandature a sapé l’ordre constitutionnel à un degré remarquable.
Donald Trump a subverti l’état de droit en s’immisçant de manière inédite dans les délibérations et les enquêtes du ministère de la Justice. Il a nettement politisé la juridiction fédérale, en nommant 200 juges, dont 3 à la Cour suprême, soit plus que tous ses prédécesseurs en 20 ans. Il a aussi publiquement démenti les analyses de ses propres agences de renseignement quand celles-ci ont apporté la preuve d’une ingérence étrangère massive en sa faveur pendant la campagne présidentielle de 2016 – parvenant, comble du comble, à sidérer et faire rire son homologue russe en affirmant, bravache, qu’il lui faisait davantage confiance à lui qu’à ses agences.
Par ailleurs, le président Trump a exercé des représailles contre plusieurs responsables du renseignement – comme John Brennan, directeur de la CIA de 2013 à début 2017, et James Comey, directeur du FBI durant la même période, auxquels il reprochait de l’avoir mis en cause pour sa proximité avec Moscou. Il a également renvoyé les inspecteurs généraux de tout le gouvernement, dont la mission était justement de mettre au jour des actes répréhensibles.
En outre, la présidence Trump a été traversée par la double tentative de politiser l’institution militaire et de militariser la politique étrangère en nommant des militaires à des postes clés. Et pourtant, ce président a dénigré le courage et le sacrifice des hommes et des femmes de ses forces armées ; son empressement à utiliser les troupes à l’intérieur du pays (pour faire face aux « tarés d’extrême gauche ») a incité les chefs militaires à rappeler, comme jamais auparavant, que les hommes et les femmes en uniforme devaient leur ultime allégeance à la Constitution et non au président.
L’indifférence, voire le mépris de Trump envers le système de lois et de coutumes qui établissent les conditions nécessaires au débat, à la prise de décision et à la responsabilité publique ont été inégalés. Pendant son mandat, il a bafoué les normes constitutionnelles en matière d’interdépendance des pouvoirs, notamment l’obligation de confirmation par le Sénat des membres de son cabinet et d’autres responsables de l’exécutif, et en accordant des pouvoirs à des chefs de département « intérimaires » pendant des mois, affirmant que cela lui offrait « une plus grande flexibilité ». De même, il n’a pas nommé en temps et heure les ambassadeurs et diplomates.
Enfin, sa présidence s’est conclue par une série d’évènements tragiques : après sa défaite face à Joe Biden, il n’a cessé, sans aucune preuve convaincante, de mettre en doute l’intégrité du processus électoral et a refusé de reconnaître sa défaite. S’en sont suivis la prise du Capitole – palais des Chambres fédérales –, censée arrêter la certification des résultats, puis son départ précipité de la Maison Blanche et son absence remarquée lors de la prestation de serment de son successeur.
Ce comportement présidentiel est unique dans l’histoire américaine. L’homme qui a bâti sa carrière sur la promesse de « rendre à l’Amérique sa grandeur » n’accorde en réalité guère de valeur à ce qui a fait la grandeur de l’Amérique : l’état de droit, la séparation des pouvoirs, le caractère sacré des élections, un pouvoir judiciaire indépendant, une presse libre et d’autres libertés constitutionnelles.
Qui plus est, dans toutes ces dérives, Trump n’a été ni rappelé à l’ordre ni sanctionné par les autres pouvoirs qui devraient servir de contrepoids aux risques d’abus présidentiels. Ni le Congrès pendant sa mandature (par la destitution pour abus de pouvoir et pour entrave aux travaux du Congrès), ni après elle (par la destitution pour incitation à l’insurrection), ni la Cour suprême (par la reconnaissance de sa responsabilité pénale) n’ont mis un frein clair à ce comportement.
Il est donc logique de considérer qu’une nouvelle mandature trumpienne ne pourrait qu’aggraver l’enflure d’un pouvoir qui s’est dangereusement personnalisé sans être rappelé à l’ordre. Outre le renforcement indu du contrôle de la justice, l’enjeu majeur d’un deuxième mandat de Trump serait l’extension programmée du pouvoir de nomination et de supervision administrative dont dispose le président.
Au printemps 2023 le Project 2025, sorte de guide de gouvernement préparé par le think tank super-conservateur Heritage Foundation, a dévoilé ses intentions : « en finir » avec le « Deep State » fédéral et le « gauchisme rampant » de l’administration et des agences fédérales. Si Trump est élu et suit la méthode proposée par le plan paradoxal du Project 2025 – qui entend limiter l’autorité et les champs d’intervention de l’État fédéral en interprétant de manière maximaliste les pouvoirs du président sur l’administration de l’exécutif ! –, tout l’édifice constitutionnel va se trouver ébranlé.
Entre les mains de Trump et de ses conseillers qui ont prévu, au nom de l’unité de l’exécutif, un usage « jupitérien » du pouvoir présidentiel, qui se traduira par la réduction ou la fermeture des départements et/ou par le contrôle des agences et commissions indépendantes de régulation, un autre visage de la présidence américaine se prépare.
Certes, les juristes s’accordent à dire que la Constitution américaine crée un « exécutif unitaire ». Il n’y a qu’un seul président, et non un conseil exécutif, et le président a largement la charge de la branche exécutive. Mais jusqu’à quel point ? Au minimum, le président a l’autorité constitutionnelle de révoquer tous les responsables politiques qui exercent le pouvoir exécutif et également de contrôler leurs décisions. Selon ce point de vue, le pouvoir exécutif appartient uniquement au président, et tout effort du Congrès pour compromettre ce principe en limitant la capacité de celui-ci à révoquer les responsables de l’exécutif est interdit.
Aussi, tous ceux qui mettent en œuvre la loi, y compris tous ceux qui exercent l’autorité administrative, doivent être contrôlés par le président, au moins dans le sens où ils sont des employés à discrétion. L’avis de la Cour suprême dans l’affaire Seila Law v. Consumer Financial Protection Bureau (2020), semble adhérer à ce point de vue, certainement en ce qui concerne le texte et l’histoire de la Constitution.
Cependant, en vertu de la clause Necessary and Proper (clause 18, article 1, section 8 de la Constitution), le Congrès dispose d’un pouvoir important pour limiter l’autorité du président en matière de révocation (et de supervision), notamment de l’État administratif, en particulier lorsque la tradition suggère que l’indépendance de l’agence est essentielle, comme c’est le cas pour les agences qui s’engagent dans la réglementation financière.
L’opinion dissidente de la juge Kagan dans l’affaire Seila Law adopte cette position. Le Congrès est en mesure d’immuniser les responsables de l’administration contre le contrôle présidentiel ; et certaines fonctions administratives peuvent être exercées par des personnes qui ne sont pas soumises aux préférences politiques du président. De multiples pouvoirs, y compris l’élaboration de règles et même les poursuites, peuvent être soustraits au contrôle présidentiel plénier.
Un des points cruciaux du futur abus de pouvoir administratif dont Donald Trump se rendrait coupable serait la fin de l’autonomie des agences fédérales. La Cour suprême devrait s’opposer à la politisation des agences, mais il n’y a guère de garantie qu’elle soit un rempart contre un usage autoritaire de leur supervision. La majorité de la Cour est notoirement hostile au pouvoir propre des agences fédérales, qui leur a été donné pour réglementer. Qui plus est, la Cour a scié la branche d’une sanction pénale judiciaire à l’encontre d’un président. Pendant l’été 2024, elle a confirmé l’immunité présumée de Donald Trump dans le cadre du procès en destitution pour les émeutes du 6 janvier 2021.
Quel recours resterait-il pour bloquer l’extension de l’emprise présidentielle et la déclarer inconstitutionnelle ? Le 29 juillet, le président Biden a appelé à une série de réformes de la Cour et demandé un amendement constitutionnel pour annuler sa récente décision. Le 1er août, le chef de la majorité démocrate au Sénat, Chuck Schumer, a présenté un projet de loi en ce sens, qui retirerait à la Cour suprême la compétence d’entendre les appels en la matière.
Il n’y a aucune chance réelle que l’une ou l’autre de ces propositions aboutisse. Mike Johnson, le président républicain de la Chambre des représentants, a immédiatement déclaré que toute législation de ce type serait immédiatement bloquée. Ces propositions se heurteraient aussi à l’obstruction des Républicains au Sénat ; et un amendement constitutionnel, pour être adopté, devrait franchir la barre encore plus haute de l’approbation par les deux tiers des deux chambres législatives, suivie de la ratification par les trois quarts des États.
Ce blocage est regrettable, car les États-Unis n’ont que trop tardé à mener un débat sérieux non seulement sur les changements possibles à la Cour suprême, mais aussi sur le dysfonctionnement de leur système de séparation et d’équilibre des pouvoirs entre les trois branches du gouvernement. Cette situation constitue un désastre au ralenti pour la démocratie américaine.