Il faut tout d’abord reconnaître la dimension paradoxale de l’appel au développement d’une culture de l’évaluation. Car, dans notre société, l’évaluation est déjà omniprésente. Et l’on pourrait davantage se plaindre du trop, que déplorer le trop peu ! Notre époque est marquée par une expansion et une extension impressionnantes de la pratique évaluative (Hadji, 2012). L’évaluation est devenue proprement obsessionnelle, chacun étant tour à tour évalué, par ses maitres, ses employeurs, ses clients, et même ses proches ; et évaluateur, pour les produits qu’il achète, les biens culturels qu’il consomme, les situations qu’il vit.
Mais cette expansion est, à bien des égards, calamiteuse. Les effets d’un tel déferlement sont trop souvent désastreux. Aussi bien pour les personnes évaluées, prises dans le filet de jugements lapidaires et sans appel. Que pour les évaluateurs, qui se laissent griser par la folie évaluative, et acceptent d’entrer dans des rapports de manipulation, et de domination. L’urgence est donc d’appeler au développement d’une pratique qui ne soit pas toxique.
On peut observer, à cet égard, que les obstacles à une saine pratique se situent essentiellement, aujourd’hui, à deux niveaux : celui des usages sociaux : au service de quoi, et de qui, met-on la pratique d’évaluation ? Et celui des fins par rapport auxquelles on formule ses jugements évaluatifs : qu’était-on légitimement en droit d’attendre des actions évaluées? Et, de proche en proche : où est-il souhaitable de vouloir aller?
S’agissant de son usage social, on peut déplorer que l’évaluation, dans un contexte d’« ubérisation » de l’économie, tende à devenir l’outil d’une « nouvelle fabrique de la servitude » (Abelhauser, 2011). En effet, le développement d’une économie de services fragilise les emplois et les situations, et précarise un nombre grandissant d’individus. Inutile alors de perdre son temps en procédures rigoureuses d’appréciation de la qualité. L’évaluation va servir prioritairement à nourrir la frénésie de consommation, et à l’orienter vers les services et les produits les plus rentables dans le cadre de l’économie marchande.
Dans ce contexte, l’être humain lui-même tend à devenir une marchandise, que l’on note comme on pèse des fruits ou des légumes. Une culture de l’évaluation n’aura donc d’intérêt et de valeur que si elle contribue à préserver l’être humain de ce « devenir marchandise », en plaçant au cœur du débat la question de ce qui mérite vraiment d’être attendu. C’est-à-dire la question de la Valeur. Pour éviter la réduction de la valeur à la valeur économique, et de la personne humaine à un objet de consommation. C’est pourquoi la réflexion sur les fins des actions politiques et sociales est essentielle.
Plus que d’une culture de l’évaluation, nous avons besoin d’un culte de la Valeur. Autrement dit, d’un effort de réflexion collectif, soutenu, et transparent (pourquoi pas à l’occasion de « journées de consultation citoyenne » ?), pour spécifier les « valeurs communes » dignes de donner du sens à notre vie collective, au sein d’un Etat. Valeurs communes qui rendront signifiant le « projet de société » servant de référentiel pour évaluer les actions qui viseront à sauvegarder et à développer le « bien commun ». C’est-à-dire toutes les actions politiques au sens large.
Il est impératif de savoir ce qui, in fine, « vaut » absolument, et fonde la valeur de ce que l’on tient pour digne d’être valorisé. S’engager dans un travail évaluatif conduit ainsi, qu’on le veuille ou non, à affronter la question de la transcendance, i.e. de ce qui mérite absolument d’être désiré. Notre hymne national ne qualifie-t-il pas de « sacré » l’amour de la patrie ?
Une conception idéale de la société, comme une conception idéale de l’homme, sont en jeu à l’horizon de tout acte d’évaluation. Ce qui mine le plus l’évaluation des politiques publiques, et la rend contestable, est l’absence d’un système réfléchi de valeurs clairement affirmées, remplacées alors par des « philosophies implicites », ou des « idéologies clandestines », qui en tiennent lieu, et nous font agir, et juger, dans le brouillard… L’action politique (publique), comme son évaluation, doivent pouvoir s’inscrire dans ce que Jacques Ardoino (2000) appelait un « projet-visée ».
Toute action publique implique en ce sens un « horizon culturel », fait de valeurs communes et acceptées, sinon par tous, du-moins par une majorité de citoyens. Ce socle de valeurs définit un imaginaire commun, dynamisant une société où il sera possible de vivre ensemble d’une façon apaisée, voire heureuse. Dans le respect, certes, des différences ; mais aussi des valeurs fondatrices de la société, celles qui en marquent l’identité.
Or, on peut se demander si nous disposons aujourd’hui, dans notre société divisée et fragmentée, du minimum d’horizon culturel commun fondant la possibilité d’un « vivre ensemble » apaisé. Existe-t-il encore un socle de valeurs fondatrices, dans lesquelles pourront se reconnaître tous les français? Certes, il y a sans doute toujours eu une pluralité d’horizons culturels, selon les appartenances économiques, idéologiques, ou religieuses. Mais le vivre ensemble n’est guère possible sans un socle de valeurs partagées, qui rend possible la vie en commun, par-delà toutes les particularités, et la diversité des opinions, des religions, et des comportements.
C’est dans la construction d’un tel horizon culturel commun que peut, et que doit, se concrétiser ce que nous appelons le culte de la Valeur, pour échapper au risque majeur d’un conflit entre des imaginaires concurrents (par exemple, laïc/républicain vs religieux/post colonial). Un déficit d’horizon culturel commun sera la source de fractures sans cesse renouvelées, et de séparatismes ravageurs. Il rendra le pays ingouvernable. Pour agir et évaluer dans la clarté, au sein de ce que Spinoza appelait une Cité, il faudrait continûment, et avec une énergie désespérée, se poser la question : « mais où cela vaut-il vraiment la peine d’aller, et d’aller ensemble ? »
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(*) Agrégé de philosophie, Docteur d’État ès Lettres et Sciences Humaines, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation) de l’Université Grenoble Alpes (UGA), Charles Hadji s’est consacré pendant vingt ans à la formation des enseignants des premier et second degrés, avant d’être enseignant-chercheur à l’Université de Lyon, puis à celle de Grenoble. Ses travaux ont porté principalement sur les apprentissages, et sur l’évaluation. Il est l’auteur, entreautres, de « Faut-il avoir peur de l’évaluation ? » (Bruxelles, De Boeck, 2012) ; et de « Le défi d’une évaluation à visage humain » (Paris, ESF Sciences Humaines, 2021).
Références bibliographiques :
- Abelhauser, A., Gori, R., et Sauret, M. J. (2011). La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude. Paris : Editions Mille et une nuits (Fayard).
- Ardoino, J. (2000). Les avatars de l’éducation. Paris : PUF.
- Hadji, C. (2012). Faut-il avoir peur de l’évaluation ? Bruxelles : De Boeck.