Agriculture : » La guerre entre « tout bio » et « productivisme » n’est pas réaliste »
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’agriculture bio qui, en France, est pour la première fois confrontée à une régression du marché, est aussi questionnée sur sa capacité à nourrir la planète. Yves Le Morvan, responsable « filières et marchés » au think tank Agridées, et auteur d’une étude parue en 2018 sur « La résilience des filières bio », en analyse les forces et les faiblesses.
Il faut soutenir l’agriculture bio, mais se donner un objectif chiffré n’a pas de sens, estime Yves Le Morvan. (Interview dans la Tribune)
Dans le contexte du risque de pénuries alimentaires engendré par la guerre en Ukraine, le patron de l’agro-chimiste suisse Syngenta, lors d’une interview au quotidien suisse Neue Zürcher Zeitung, a récemment pointé du doigt l’agriculture biologique et ses trop faibles rendements. Que pensez-vous de cette prise de position?
YVES LE MORVAN - Je n’ai pas lu cette interview en entier. Mais ses propos, tels que rapportés en France, semblent relever d’une volonté de clivage dans les discours sur l’agriculture et l’alimentation, que je déplore. On oppose un modèle de « tout bio » à une agriculture « productiviste ». Or, cela ne correspond ni à la réalité économique et sociale ni à ce qu’est l’agriculture en Occident. En France, notamment, l’agriculture est très plurielle : derrière ce qu’on appelle « agriculture productiviste » ou « conventionnelle », il y a une richesse de pratiques agricoles assez fantastique.
Les difficultés que traverse l’agriculture bio aujourd’hui viennent d’ailleurs aussi du fait qu’elle a elle-même surfé sur cette rivalité. C’est aussi pour cela que le consommateur aujourd’hui doute parfois des vertus qu’elle a jusqu’à présent mises en avant. Une telle approche peut fonctionner tant qu’on ne représente qu’une niche mais, dès qu’on occupe un vrai segment de marché, elle suscite inévitablement des interrogations. Puisque, à un tel stade, le prix devient essentiel, cela génère de la concurrence, notamment de la part d’autres formes d’agriculture qui répondent à des préoccupations de plus en plus précises des consommateurs (bien-être animal, véganisme, localisme, etc.) et réduisent le clivage par rapport à l’agriculture conventionnelle.
Il est néanmoins vrai que, comme l’affirme le patron de Syngenta, les rendements de l’agriculture bio sont inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle. Dans le cas du blé tendre, céréale clé en termes de sécurité alimentaire, cet écart peut atteindre 50%. Mais a-t-on demandé à l’agriculture bio de devenir dominante en surfaces et de répondre aux enjeux globaux de sécurité alimentaire? Il y a certes des représentants de la bio qui voudraient que demain l’agriculture soit bio à 100%. Mais cela constitue à mes yeux une profonde erreur économique car, au moment où l’on devient dominant, on perd de la valeur, avec le risque que les agriculteurs bio soient en conséquence mal rémunérés.
L’agriculture bio fait d’ailleurs courir des risques plus importants aux producteurs, puisqu’ils disposent de moyens de défense moins radicaux contre les aléas climatiques et les invasions d’insectes. Elle demande un véritable engagement technique, et non seulement financier. Certes, elle est moins dépendante d’intrants, qui aujourd’hui deviennent très chers, mais cette forme de résilience ne permet pas encore aux agriculteurs de compenser les écarts de rendements et de prix. De tels éléments ne peuvent pas être négligés par rapport aux perspectives de développement de cette agriculture. Donc, il faut soutenir le développement des filières bio.
Concrètement, l’objectif que se donne l’Union européenne de 25% d’agriculture biologique en 2030 représente-t-il un danger pour la sécurité alimentaire mondiale?
Je pense que s’imposer un objectif aussi élevé dans un timing aussi court n’est pas utile car on sait qu’il ne pourra pas être atteint. Le Parlement européen d’ailleurs, tout en ayant adopté une résolution favorable à l’agriculture bio, n’a pas repris ce chiffre. Il peut certes représenter une orientation politique, mais il ne correspond pas à la réalité de la production ni du marché. Il y a en outre d’autres formes d’agriculture, telles que celle de conservation des sols ou à haute valeur environnementale, qui méritent d’être développées, en raison de leur qualité environnementale mais aussi de leurs rendements proches de ceux de l’agriculture conventionnelle - c’est d’ailleurs ce que prévoit la future politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne. Comme en matière d’énergie, j’estime qu’il serait préférable de soutenir un bouquet de solutions.
Cependant, aujourd’hui, les céréales, qui constituent le produit essentiel pour la sécurité alimentaire mondiale, ne sont pas destinées seulement à l’alimentation humaine: elles sont aussi utilisées pour l’alimentation animale et pour la fabrication d’agro-carburants. Lorsque la situation sur les marchés devient tendue à cause de prix très élevés, ce ne peut donc pas être qu’à cause de l’agriculture bio. D’autres facteurs entrent d’ailleurs aussi en jeu: les conditions météorologiques, qui affectent certaines productions, et l’augmentation de la consommation liée à la croissance démographique.
Des réductions du gaspillage alimentaire et de la consommation de viande pourraient-elles compenser les rendements plus faibles de l’agriculture bio?
Le problème principal est que l’échelle de temps n’est pas la même. Les rendements de l’agriculture bio sont immédiatement plus faibles, alors que la lutte contre le gaspillage alimentaire relève de politiques publiques à moyen-long terme. L’écueil est le même pour une réduction de la consommation de viande qui, pourtant, représente un véritable gisement potentiel: même si la tendance est là, on ne peut pas l’imposer à la population, cela passe par la pédagogie.
Quant au changement des usages, certains types de céréales ne sont pas toujours substituables. Le maïs par exemple, qui aux Etats-Unis est la céréale reine en termes de surfaces cultivées, est dans la culture occidentale plutôt destinée à l’alimentation animale. Les éventuelles réaffectations dépendent aussi des sols et des conditions climatiques.
Face aux problèmes de sécurité alimentaire – notion mieux définie internationalement et à connotation moins politique voire protectionniste que celle de « souveraineté alimentaire » -, la première question de politique publique qui se pose est plutôt celle de l’absence de stocks de sécurité. Elle est suivie par la question politique de l’utilisation des céréales à des fins énergétiques, aggravée par la crise énergétique engendrée par la guerre en Ukraine. Quant au développement de productions locales dans d’autres régions du monde, il serait possible et devrait être soutenu par des formes de transfert de technologies et des financements dédiés. Mais les exportations vers des pays dont les conditions des sols et climatiques ne permettent pas la production suffisante de certaines denrées restent nécessaires.
Quels moyens existent-ils aujourd’hui pour améliorer les rendements de l’agriculture bio? Quel est leur potentiel?
Il faudrait sans doute développer davantage la recherche scientifique autour de la génétique conventionnelle et des variétés végétales. Une voie de recherche importante est aussi celle portant sur l’alliance entre différentes cultures. Cela permettrait probablement d’obtenir de meilleurs rendements. Mais c’est un travail sur le long terme.
Quel avenir imaginez-vous donc pour l’agriculture bio qui, aujourd’hui en France, traverse des difficultés ?
Je pense que le grand enjeu auquel elle doit faire face aujourd’hui, c’est la remise en cause de la réponse globale qu’elle fournissait jusqu’à présent à l’ensemble des préoccupations des consommateurs. Je crois donc que son avenir ne consiste pas tellement dans la massification, qui implique de s’adresser à des consommateurs volatils, mais plutôt dans l’approfondissement de ses valeurs et vertus originales pour garder la confiance des consommateurs plus engagés. Je crois notamment au potentiel de labels bio « régionalisés », prévus dans le nouveau règlement européen. En tout état de cause, il y a un avenir pour les produits bio, par exemple en restauration collective et hors foyer.