Entreprise : Rééquilibrer utilité et performance
Michel Bauwens et Raphaële Bidault-Waddington(*)., deux chercheurs militent pour une autre évaluation de la performance des entreprises.
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La crise covid-19 a mis à l’arrêt des pans entiers de l’économie. Malgré le dé-confinement, les réglementations, le ralentissement durable, l’incertitude, et les nouvelles normes d’usage remettent en question l’utilité et donc la source de création de valeur et la raison d’être de nombreuses entreprises. La crise accentue également la prise de conscience du caractère si peu durable et potentiellement caduque de nombreuses activités. Il n’y a pas de création de valeur économique sans valeur d’utilité, que celle-ci soit purement fonctionnelle ou d’ordre plus immatériel. Pourquoi relancer une activité à l’identique si celle-ci est en voie d’obsolescence ?
Faillites et chômages vont être les premières conséquences de cette crise paradigmatique et existentielle des organisations économiques. Les entreprises doivent ré-ausculter leurs gisements de valeurs et contributions positives à la société pour devenir résiliente et retrouver leur utilité, leur sens comme leur prospérité. Elles ne peuvent plus simplement servir leurs clients et leurs actionnaires (silo), mais doivent développer des visions éco-systémiques d’elles-mêmes prenant la pleine mesure de leurs différentes chaînes d’impact et de valeur(s), pour devenir robustes et durables. La notion d’impact vient remplacer celle de performance.
Nouvelle forme d’organisation générative
Si les audits de responsabilité sociale (RSE) ont favorisé la prise de conscience et la mesure de ces externalités, cette évaluation doit devenir le cœur de la refondation stratégique des modèles organisationnels et économiques, en tandem avec une réflexion sur leur mission, raison d’être et utilité publique (notion de purpose difficile à traduire). La labellisation des « entreprises à mission » (Loi Pacte, 2019) et des B-Corp sont des processus qui peuvent aider les entreprises à ré-explorer en profondeur leurs gisements de valeur pour réinventer leur modèle d’affaire et leur modèle social.
La notion émergente d’ »entreprise générative » se présente aussi comme une alternative à l’entreprise « extractive« . Marjorie Kelly en propose une architecture de propriétés intéressante: vocation vitale (vs. vocation financière) ; propriétaires engagés (vs. actionnariat fantôme) ; gouvernance centrée sur la mission (vs pilotage automatique des marchés financiers) ; financeurs partenaires (vs finance « casino ») ; chaînes de valeurs éthiques (vs valeur de marchandise).
Le modèles des communs est une autre grille de lecture stratégique de l’entreprise pour comprendre où sont ses potentialités de réinvention, de création d’activité, d’emploi et de valeur, au bénéfice du bien commun. Le modèle des plateformes montre que la formation des communautés est le terreau sur lequel grandit l’économie collaborative. La communauté forme la valeur autour d’une infrastructure qui la catalyse et devient écosystème.
Comment chaque entreprise peut-elle réinvestir et faire éclore (générer) la valeur latente de ses différentes communautés, que ce soit ses salariés, ses clients, ses actionnaires et ses organisations partenaires (économiques, territoriaux, sociaux, culturels, académiques) ? Quelles ressources matérielles et immatérielles, usages et culture ont-elles en communs ? Quels talents former et mobiliser pour donner à l’entreprise sa capacité d’action, de transformation et de résilience (vs. capitaux inertes) ? Et quel contrat de confiance et d’échange peuvent-elle passer avec leurs parties-prenantes internes et externes pour créer ensemble valeur(s) et prospérité partagées ? La fabrique de commun est au cœur de l’entreprise générative de demain.
Ce laboratoire du design organisationnel et ontologique qui cherche à refonder l’entreprise, s’accompagne d’un volet comptable. Comment rendre compte des écosystèmes de valeurs et d’impacts multiples qui se forment autour de l’entreprise ? Là encore, de nombreuses expérimentations existent. Une piste est le développement de comptabilités ‘outside-in‘ qui aide l’entreprise à s’adapter et travailler en intelligence avec la donne publique.
Le modèle du mouvement (germanophone) de l’Économie pour le Bien Commun (Felber), propose de faire évaluer l’entreprise par 17 clusters de partie-prenantes et d’impacts autour de l’entreprise. Sa taxation est ensuite ajustée au niveau de ses performances collectives, ce qui l’incite à aller dans la bonne direction. Une autre stratégie consiste à internaliser complètement ces nouvelles orientations, tel que le propose le projet Compta CARE.
Dans ce modèle, l’obligation fiduciaire de gérer et faire fructifier le capital financier, est étendue aux capitaux humain et naturel, formant ainsi les trois capitaux à dorénavant cultiver et préserver. Les dirigeants deviennent légalement responsable du bon traitement de ces ‘ressources primordiales’. D’autres modèles de comptabilité en « triples capitaux » (Gray) existent. En remettant le bilan de l’entreprise dans une perspective éco-systémique, ils viennent redéfinir la notion même de valeur ajoutée.
Des comptabilités ‘post-capitalistes’ voit également le jour, notamment la comptabilité « contributive » adaptée aux entreprises aux cadres légaux flous tels que les communautés auto-organisées du logiciel libre ou des pratiques de design partagé (ex : arduino, wiki-house, open-motors, etc.). Par exemple, le Open Value Network de Sensorica, comptabilise, toutes les contributions, y compris non marchandes. Le REA (Resources-Events-Agents) est lui une comptabilité de flux, conçu pour gérer des écosystèmes collaboratifs. Enfin, le projet ‘Global Thresholds and Allocations’, du groupe ‘Reporting 3..0′, intègrent les flux de ressources (matières et énergies) dans les flux comptables en tenant compte des limites planétaires.
Une autre approche comptable des écosystèmes collaboratifs, vient des technologies blockchain qui rendent possibles des comptabilités partagées. Leurs programmes distribués façonnent simultanément une infrastructure légale, comptable et transactionnelle, autour de laquelle s’organise l’activité des entreprises impliquées, y compris leurs flux et usages les plus tangibles.
Tous ces modèles émergents sont des grilles d’analyse que les entreprises peuvent utiliser pour faire face à la crise et réinventer leurs utilité, schéma socio-économique et prospérité, tout en intégrant leurs externalités et en respectant les limites planétaires, tel que le suggère Kate Raworth dans son livre « Doughnut Economics » (Cornerstone, 2018).
*Michel Bauwens est le fondateur de la Peer to Peer Foundation (wiki.p2pfoundation.net), un réseau international de chercheurs engagés, et spécialistes de la production et de l’économie de pair à pair.
Raphaële Bidault-Waddington est la fondatrice du LIID Future Lab (liid.fr), une plateforme de recherche prospective sur les mutations des écosystèmes économiques, urbains, socio-culturels et académiques. »
Entreprise: comment la faire durer
Entreprise: comment la faire durer
Directeur du programme Entrepreneurs à HEC et professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Alain Bloch est l’auteur de deux études qui interrogent la pérennité des organisations : La Stratégie du propriétaire : enquête sur la résilience des entreprises familiales face à la crise (PLUS, 2012), et Les secrets de la résilience des entreprises centenaires (Harvard Business Review, 2015). (Interview l’Opinion
Comment expliquer la longévité d’entreprises parfois plus que centenaires ?
En moyenne, une entreprise vit quarante ans. La résilience des entreprises centenaires peut paraître spectaculaire, mais elle est en fait très pragmatique. Déjà, elles dépensent mieux. Un des dirigeants d’Air liquide expliquait qu’il voyageait toujours en classe éco pour des vols de moins de quatre heures. En plus de cette frugalité, elles sont capables d’innover tout en exploitant leurs compétences actuelles. Deux concepts habituellement antagonistes. Elles privilégient aussi la reconnaissance et le droit à l’erreur de leurs collaborateurs, et leurs dirigeants sont particulièrement stables. Nous avons montré, dans nos travaux, que ces entreprises, tout comme les entreprises familiales, performent davantage en période de crise. Mais ce n’est pas en traversant les crises que l’on devient pérenne. La pérennité va au-delà de la résilience. Il faut y ajouter la transmission d’une tradition, de valeurs, d’une culture. Ces éléments qui transcendent les générations et se transmettent de l’une à l’autre donnent sa substance aux organisations.
Quelle est la place des patrons dans ces entreprises qui leur survivent ?
Les dirigeants des entreprises centenaires sont de vrais meneurs d’hommes. Mais cette question en soulève une autre : quand une entreprise vit aussi longtemps, reste-elle la même, ou bien n’est-ce qu’une succession d’entreprises différentes ? Ma réponse est qu’elle reste la même, notamment grâce au chef d’entreprise. La résilience se construit à travers la narrative de l’entrepreneur. Son travail n’est pas tant d’exploiter un marché que de construire et donner du sens. L’entreprise finit par dépasser le dirigeant puisqu’il la bâtit pour qu’elle lui survive. Cette vision est faussée par les dérives de la « start-up nation » où le seul but est de construire pour revendre au plus offrant. La pérennité doit être l’objectif affiché et privilégié des organisations. La première mission d’une entreprise, son devoir, c’est de durer. Non de faire de la performance à court terme.
Le court terme reste cependant nécessaire pour réagir aux crises…
Oui. Il ne faut pas opposer les deux, mais les hiérarchiser, trouver un équilibre. Peugeot, entreprise centenaire et familiale a par exemple toujours priorisé la pérennité et une vision de long terme, en oubliant les facteurs de performance. Quitte parfois à en subir les conséquences à certains moments, quand certains concurrents avaient beaucoup délocalisé pour réduire leurs coûts. Quant aux entreprises cotées en Bourse, on le sait, c’est la dictature du court terme qui domine. D’ailleurs, le discours que certains groupes tiennent autour de la « raison d’être » n’a aucune valeur si on ne sort pas de cette logique court-termiste. La loi Pacte, plutôt que de se centrer sur l’objet social, aurait dû privilégier la pérennité. J’ai milité, aux côtés de Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, pour que cette notion soit inscrite dans la loi. Cela aurait corrigé les dégâts engendrés par le prix Nobel Milton Friedman lorsqu’il assénait que la seule responsabilité de l’entreprise était celle d’assurer le profit.