« Pour une entreprise responsable » ( Karien van Gennip, CEO d’ING France)
Karien van Gennip est CEO d’ING France, ancienne vice-présidente de l’ICC (International Chamber of Commerce) et ancienne ministre du Commerce extérieur des Pays-Bas milite pour une entreprise responsable et un équilibre entre relocalisation et mondialisation (chronique dans l’Opinion)
« Nous avons longtemps pris la paix et la prospérité comme acquis. Nous avions des certitudes et nous sentions invulnérables. Il y a bien eu de graves alertes : le changement climatique, la polarisation politique, les migrations, le creusement des inégalités. Mais aucune de l’ampleur de la crise actuelle qui nous amène à reconsidérer notre modèle en profondeur et à penser « le monde d’après ». Celui-ci doit reposer sur un contrat social qui répond à de nouvelles questions :
- Comment concilier relocalisation et mondialisation ? Nos habitudes doivent changer et le temps où nous prenions l’avion pour aller à Barcelone un week-end semble déjà lointain. Le confinement a mis en lumière la nécessité de relocaliser certaines productions, à l’instar des équipements médicaux. Mais en tant qu’ancienne ministre du Commerce extérieur des Pays-Bas, je suis intimement convaincue que nous ne devons pas abandonner l’idée d’un monde ouvert, qui est porteur de stabilité, d’ouverture d’esprit de croissance économique et d’innovation.
- Comment concilier objectifs économiques et environnementaux ? La crise du Covid-19 représente une occasion unique de bâtir une économie sur des fondements plus sains, agiles et durables. On entend certains dire « nous n’avons pas d’argent pour financer une approche durable, il s’agit aujourd’hui de survivre ». Ils ont tort. La durabilité est la réponse à la crise.
- Comment éviter que la distanciation sociale ne crée de la distance sociale ? L’accès à l’éducation et à la santé pour tous sont les piliers de nos sociétés européennes. Nous n’hypothéquons pas notre logement lorsque nos parents tombent malades et nous ne débutons pas notre carrière avec une dette étudiante écrasante. Quelle que soit l’intensité de la crise qui frappe l’Europe, c’est un modèle à préserver pour garantir la stabilité et permettre une réelle mobilité sociale.
- Comment inventer le « Future of work » ? En termes de digitalisation, les derniers mois se sont apparentés à un bond en avant de 10 ans. Ce contexte doit permettre de réinventer nos modèles d’entreprises, de repenser le rôle du travail, d’être plus agiles face aux changements extérieurs et de mieux répondre aux attentes de nos employés et de nos clients.
Ces questions sont essentielles car nos enfants nous les poseront. Notre génération sera jugée à l’aune de ses décisions actuelles. Et nous avons plus que jamais besoin d’une véritable coopération : entre Etats et entreprises, entre entreprises elles-mêmes et avec l’ensemble des organisations pour trouver une nouvelle voie. Aux débuts de la crise, l’Etat français a joué son rôle en flexibilisant par ordonnance le travail et en apportant un soutien financier aux entreprises en difficulté. Désormais la question n’est pas tant ce que les entreprises peuvent attendre de l’Etat, mais bien ce qu’elles peuvent faire proactivement elles-mêmes pour assumer leurs responsabilités vis-à-vis de la société. Beaucoup appellent de leurs vœux le retour d’un « Etat stratège ». Je pense que nous avons avant tout besoin d’un « Etat responsable » et d’ « entreprises responsables », avec un dialogue renforcé pour affermir les principes fondateurs du monde d’après :
- La durabilité. La relance économique ne peut passer que par une croissante « verte ». Il ne peut y avoir aucun compromis sur ce point. Les entreprises doivent prendre l’initiative, comme le fait par exemple ING avec ses Sustainable Improvement Loans, des prêts dont le taux est indexé sur les performances en matière de développement durable. De son côté, l’Etat pourrait utiliser le levier du PGE pour accompagner cette transition.
- L’inclusion et l’égalité des chances. L’inclusion réelle est un des enjeux cruciaux de notre époque : où en sommes-nous ? Au rythme actuel, il faudrait plus de 250 ans pour combler le fossé existant entre les genres en matière d’opportunités économiques. La situation est encore plus préoccupante concernant le handicap ou la diversité ethnique, religieuse, LGBTQ+, etc. Soyons transparents et regardons la réalité en face. Pourquoi ne pas imaginer un équivalent d’index Pénicaud qui couvrirait toutes les formes de diversité ?
- La responsabilité financière. Les entreprises doivent bien entendu réaliser des profits et les réinvestir dans l’innovation, l’emploi, la formation, l’expérience client etc. Il est tout aussi important qu’elles payent leurs impôts et contribuent ainsi à la reprise. En tant que contribuables, nous pouvons exiger de l’Etat une gestion saine et efficace de l’argent public et la fourniture de services publics indispensables (éducation, santé, sécurité etc.).
- La responsabilité sociétale. Il est temps pour les entreprises de redéfinir leur raison d’être. Ce processus implique une réflexion honnête avec nos collègues, nos clients et les différentes parties prenantes, et ne peut être imposé par le haut. De cette raison d’être découle la définition de notre valeur ajoutée et de notre rôle en tant qu’acteur responsable de notre société.
Nous avons longtemps prétendu être trop occupés pour nous affranchir des schémas établis. Avec la crise, nous avons l’opportunité et le devoir de repenser notre contrat social. A l’obligation de moyens et de vision s’ajoute une obligation de résultat et de transparence. N’attendons pas que l’Etat donne des directives pour établir des règles du jeu équitables : saisissons aujourd’hui l’opportunité qui nous est présentée d’assumer ensemble nos responsabilités. »
Karien van Gennip est CEO d’ING France. Elle est l’ancienne vice-Présidente de l’ICC (International Chamber of Commerce) et ancienne ministre du Commerce extérieur des Pays-Bas. Elle intervient lors de la session « L’État aux commandes de l’économie » des Rencontres économiques d’Aix-en-seine
Entreprise: comment la faire durer
Entreprise: comment la faire durer
Directeur du programme Entrepreneurs à HEC et professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Alain Bloch est l’auteur de deux études qui interrogent la pérennité des organisations : La Stratégie du propriétaire : enquête sur la résilience des entreprises familiales face à la crise (PLUS, 2012), et Les secrets de la résilience des entreprises centenaires (Harvard Business Review, 2015). (Interview l’Opinion
Comment expliquer la longévité d’entreprises parfois plus que centenaires ?
En moyenne, une entreprise vit quarante ans. La résilience des entreprises centenaires peut paraître spectaculaire, mais elle est en fait très pragmatique. Déjà, elles dépensent mieux. Un des dirigeants d’Air liquide expliquait qu’il voyageait toujours en classe éco pour des vols de moins de quatre heures. En plus de cette frugalité, elles sont capables d’innover tout en exploitant leurs compétences actuelles. Deux concepts habituellement antagonistes. Elles privilégient aussi la reconnaissance et le droit à l’erreur de leurs collaborateurs, et leurs dirigeants sont particulièrement stables. Nous avons montré, dans nos travaux, que ces entreprises, tout comme les entreprises familiales, performent davantage en période de crise. Mais ce n’est pas en traversant les crises que l’on devient pérenne. La pérennité va au-delà de la résilience. Il faut y ajouter la transmission d’une tradition, de valeurs, d’une culture. Ces éléments qui transcendent les générations et se transmettent de l’une à l’autre donnent sa substance aux organisations.
Quelle est la place des patrons dans ces entreprises qui leur survivent ?
Les dirigeants des entreprises centenaires sont de vrais meneurs d’hommes. Mais cette question en soulève une autre : quand une entreprise vit aussi longtemps, reste-elle la même, ou bien n’est-ce qu’une succession d’entreprises différentes ? Ma réponse est qu’elle reste la même, notamment grâce au chef d’entreprise. La résilience se construit à travers la narrative de l’entrepreneur. Son travail n’est pas tant d’exploiter un marché que de construire et donner du sens. L’entreprise finit par dépasser le dirigeant puisqu’il la bâtit pour qu’elle lui survive. Cette vision est faussée par les dérives de la « start-up nation » où le seul but est de construire pour revendre au plus offrant. La pérennité doit être l’objectif affiché et privilégié des organisations. La première mission d’une entreprise, son devoir, c’est de durer. Non de faire de la performance à court terme.
Le court terme reste cependant nécessaire pour réagir aux crises…
Oui. Il ne faut pas opposer les deux, mais les hiérarchiser, trouver un équilibre. Peugeot, entreprise centenaire et familiale a par exemple toujours priorisé la pérennité et une vision de long terme, en oubliant les facteurs de performance. Quitte parfois à en subir les conséquences à certains moments, quand certains concurrents avaient beaucoup délocalisé pour réduire leurs coûts. Quant aux entreprises cotées en Bourse, on le sait, c’est la dictature du court terme qui domine. D’ailleurs, le discours que certains groupes tiennent autour de la « raison d’être » n’a aucune valeur si on ne sort pas de cette logique court-termiste. La loi Pacte, plutôt que de se centrer sur l’objet social, aurait dû privilégier la pérennité. J’ai milité, aux côtés de Geoffroy Roux de Bézieux, le président du Medef, pour que cette notion soit inscrite dans la loi. Cela aurait corrigé les dégâts engendrés par le prix Nobel Milton Friedman lorsqu’il assénait que la seule responsabilité de l’entreprise était celle d’assurer le profit.