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Présidentielle 2022 : Enthoven choisit Le Pen face à Mélenchon

Présidentielle 2022 : Enthoven choisit Le Pen face à Mélenchon

Entre  «la Peste ou la Peste», «le brun ou le rouge-brun», Enthoven, le philosophe  choisit Le Pen. Il relativise cependant :

«D’abord, ça n’arrivera pas, gros malins», a prévenu d’entrée Raphaël Enthoven, jugeant que Jean-Luc Mélenchon fera «un score à un chiffre, et partira (ou pas) sous les quolibets et les ricanements». Le philosophe a ensuite dressé les points communs entre les deux figures des extrêmes, en relayant l’appel de Marine Le Pen aux Insoumis à faire barrage à Emmanuel Macron en 2017 : «Les deux sont d’accord sur l’Europe, l’OTAN, la Syrie, la Russie, la médiacratie, les retraites, les Tchétchènes, les gilets jaunes, les dictateurs (Orban, Chavez, Poutine…)».

Autre point commun, selon Raphaël Enthoven : leur «complotisme». Mais il oppose celui «tout en finesse» de la présidente du RN à celui du patron de LFI, «qui dénonce indifféremment les grands laboratoires, Agnès Buzyn» mais aussi, comme récemment, «les attentats ourdis et montés en épingle par le « système »». S’il reconnaît le talent de Mélenchon pour l’art oratoire, le philosophe lui reproche néanmoins le fait de ne plus être «républicain». Alors que, pour lui, Marine Le Pen est toujours la même : «Parfaitement incompétente, hésitante, indécise et vindicative».

«Convention de la droite»: discours du philosophe, Raphaël Enthoven

 «Convention de la droite» : discours du philosophe, Raphaël Enthoven 

Invité à la Convention de la droite, le philosophe Raphaël Enthoven publie dans Le Figaro son intervention.  Il détaille les raisons pour lesquelles, selon lui, l’union des droites est vouée à l’échec.


Raphaël Enthoven est philosophe et animateur de radio. Dernier essai paru: Nouvelles morales provisoires (éd. de l’Observatoire, 2019).


Mesdames et Messieurs,

D’abord, je vous remercie de cette invitation.

Même si, à cause de vous, j’ai perdu plein d’amis sans en gagner un seul.

Et même si je suis bien conscient que vous avez tout à gagner à ma présence, alors que moi j’ai tout à perdre à venir chez vous.

Cela dit, ç’aurait pu être pire. J’aurais pu rester chez moi.

J’aurais pu vous attaquer de loin, envoyer des tweets et dormir tranquille.

Mais j’ai préféré essayer quelque chose.

Quelque chose de coûteux pour moi et de déplaisant pour vous.

J’ai préféré, en acceptant cette invitation, rompre avec des habitudes confortables pour vous dire enfin ce qu’ordinairement je dis de vous.

Je suis venu parce qu’il est trop facile d’avoir peur de vous et d’élever des digues à distance en espérant que ça tienne.

Je suis venu parce que la diabolisation a le triple effet de vous rendre service, de vous faire trop d’honneur et de donner bonne conscience à celui qui diabolise. «Nous imaginons parfois, dit Albert Camus dans ses lettres à un ami Allemand, quelque heureuse barbarie, où la vérité serait sans effort.»

C’est exactement cela que font les gens qui vous diabolisent.

Je ne suis là ni pour cautionner votre démarche ni pour vous convaincre – encore moins pour vous faire la morale – mais, plus modestement, pour vous déconstruire

Et qui, en le faisant, vous permettent de penser que s’ils le font, c’est qu’ils sont incapables de vous réfuter. Or, pardonnez-moi, mais vous êtes aisément réfutables.

D’ailleurs, je ne suis là ni pour cautionner votre démarche ni pour vous convaincre – encore moins pour vous faire la morale – mais, plus modestement, pour vous déconstruire. Et vous dire, en tout cas, les quelques raisons pour lesquelles, à mon avis, ce que vous entreprenez, ce que vous esquissez aujourd’hui, ne marchera pas.

Attention: Je ne parle pas de la tentative d’OPA sur «La Droite». Ça, ça peut marcher.

Les Républicains achèvent de mourir sur les questions sociétales ; quant au Rassemblement National sous la forme qu’on lui connaît, c’est un vieux parti corrompu dont chacun sait que la patronne est une adversaire idéale pour le pouvoir en place… Il n’est donc pas impossible que, faute de concurrents, vous emportiez le morceau. Mais à droite. Et à droite seulement.

Ce qui ne marchera pas en revanche – et j’en prends l’avenir à témoin – c’est la tentative d’arriver au pouvoir et de «construire une alternative au progressisme» (sic) en passant par la droite. Et, qui plus est, la droite dure.

Et c’est à ceux qui pensent qu’une telle chose est possible (et je les sais nombreux dans cette assemblée) que je m’adresse ici, d’abord.

Ce qu’ils espèrent, ce que vous espérez, ne marchera pas.

Pour des raisons à la fois idéologiques, stratégiques et métaphysiques.

La première raison pour laquelle ça ne marchera pas, c’est ce que les pédants appellent la «caducité du paradigme droite-gauche.»

Ceux d’entre vous qui, comme moi, ont vécu (probablement dans le camp d’en face) la campagne de 1992 sur le Traité de Maastricht se souviennent peut-être qu’on a vu surgir à ce moment-là, autour de la question européenne, des couples idéologiques dont on n’avait pas l’habitude: Pasqua et Chevènement du côté du non. Fabius et Juppé du côté du oui, etc.

Je sais qu’il y a des gens dans cette salle pour penser que Pasqua, Juppé, Fabius, Chevènement, tout ça, c’était du pareil au même, c’était «l’UMPS»: le problème de cette analyse simpliste, c’est qu’en amalgamant l’UMP et le PS dans un gloubi-boulga libéralo-mondialisé, l’extrême-droite de l’époque a manqué le sens véritable de ces causes communes entre gens antagonistes. Et la leçon qu’il fallait en tirer.

Quelle était cette leçon?

Que lentement, à pas comptés, après la chute du mur, les démocraties occidentales sont passées du diptyque droite / gauche au diptyque que moi, j’appellerais «libéral contre souverainiste» et que, peut-être, vous préférerez nommer «mondialistes contre patriotes». Peu importe le nom qu’on donne à ce nouveau duo.

Ce qu’il est essentiel de comprendre, c’est que le clivage libéral / souverainiste, apparu en 1992, s’est affermi en 2005, et s’est définitivement installé dans le pays en 2017, avec la victoire d’Emmanuel Macron – qui n’est pas une victoire de la gauche, mais une victoire du libéralisme.

Pour le dire simplement: la question aujourd’hui – l’alternative – n’est plus «suis-je de gauche ou suis-je de droite?» mais «ai-je intérêt à m’ouvrir au monde ou bien à me replier sur mon pré carré?» (et dans cette nouvelle répartition, on trouve des deux côtés de l’alternative autant de gens de gauche, que de gens de droite).

Vous avez autant de chance d’arriver au pouvoir en passant par la droite qu’Olivier Faure, en passant par la gauche. Ce qui est peu dire.

Dès lors, en vous appelant «La Droite», en essayant de capter les déçus de la droite et en leur laissant entendre qu’avec vous ils ne seront pas déçus et trouveront un «avenir commun», vous vous engouffrez dans une impasse.

C’est une large impasse, trompeuse parce qu’elle est pleine de gens, mais c’est une impasse quand même. Dans la longue liste des scénarios possibles d’ici 2022, voire 2027, il n’y en a aucun où la droite l’emporte par la résurrection de son identité.

En somme, vous avez autant de chance d’arriver au pouvoir en passant par la droite qu’Olivier Faure, en passant par la gauche. Ce qui est peu dire.

Ou bien d’atteindre la Lune en montant sur une échelle.

Je sais bien que certaines d’entre vous, tout en reconnaissant ce nouveau clivage, persistent à le tenir pour «politiquement inopérant». En cela, vous avez exactement le même discours que le PS. A quoi tient cette étrange communauté d’analyse? Comment expliquer que la gauche et la droite pensent toutes les deux que l’affrontement de demain, c’est la gauche contre la droite? Non parce que c’est une analyse (tous les chiffres la démentent et pas seulement les sondages) mais parce que c’est une question de survie. Et une façon de présenter comme un diagnostic la certitude qui vous arrange l’un et l’autre.

En vous agrippant à la droite comme le PS s’agrippe à la gauche, vous vous condamnez au parasitisme politique (et à l’indécision sur la question européenne).

Aussi n’aurai-je qu’un mot à dire à cet égard: ne changez pas d’avis, car vous avez tort.

La deuxième raison pour laquelle, selon moi, «l’alternative au progressisme par la droite» n’a aucune chance de fonctionner, c’est que, à moins d’être en 1815 et de sortir d’une révolution mondiale puis d’un empire géant, la nostalgie ne fait pas un projet.

Le retour en arrière ne fait pas un avenir.

La restauration n’est pas un plat de résistance.

Le sentiment que tout s’est perdu, l’exhumation idéale de valeurs égarées dans le tourbillon de nos mœurs décadentes… Tout cela ne rassemble que des craintifs. Qui sont nombreux. Mais qui le sont de moins en moins. Et qui vieillissent.

La «défense de la vie» ou de «l’ordre naturel» dans un univers d’IVG, de PMA pour toutes, de GPA possible, de mariage gay, de légalisation du cannabis voire de la prostitution (on peut toujours rêver) ne sert qu’à consoler les gens qui ont le sentiment de s’y noyer.

Il ne faut pas s’y tromper: ce que vous êtes en train de construire n’est pas un paquebot. Du tout. C’est le radeau de la méduse! Ou l’arche de Noé si vous voulez, peu importe. Ce que je veux dire, c’est que c’est un bateau sans moteur.

Et que c’est une opération de survie.

Pas une opération de reconquête.

Le désir «d’ancrer dans un avenir commun des gens issus de toutes les sensibilités de la droite» (sic) ne recouvre, en réalité, que des retrouvailles entre militants innombrables qui communient dans la déploration – ce qui est très agréable, mais politiquement stérile.

Vous avez peut-être vocation à représenter la minorité qui ne retrouve plus ses petits dans la France mondialisée du XXI siècle, mais avec un tel cahier des charges, vous n’avez pas vocation à devenir majoritaires. C’est impossible. Arithmétiquement.

(Les personnes – tout à fait aimables – qui m’ont invité à cette convention ont pris soin de préciser que «ce n’était qu’une convention» et «en aucun cas, la naissance d’un mouvement.» Eh bien, on ne saurait mieux dire: il n’y a aucun mouvement dans ce que vous faites. Juste une addition de fixations.)

Bref. Parce que le paradigme a changé, et parce que la nostalgie ne fait pas un projet, vous avez seulement l’avenir politique d’une force d’appoint. Et à ceux d’entre vous qui espèrent davantage, je recommanderais, comme Descartes, de «changer {leurs} désirs plutôt que l’ordre du monde.»

Attention: je ne présume pas de la qualité des valeurs qui sont les vôtres.

Chacun croit ce qu’il veut et il n’est écrit nulle part que je serais plus que vous le détenteur de la morale.

Mais je parle de l’efficacité de vos valeurs dans un pays qui, majoritairement, leur tourne le dos. Car (et c’est la troisième raison pour laquelle, à mon avis, ce que vous faites ne marchera pas) la société elle-même est incurablement libérale.

On ne revient pas sur une liberté supplémentaire.

Comme elle est majoritairement attachée au droit de disposer de son corps.

Je n’entre pas ici dans le débat sur ces questions. Si vous me réinvitez un jour, on parlera ensemble de la PMA, de la GPA, de la peine de mort, du mariage pour tous, de l’IVG, de l’euthanasie, du porno, du cannabis… De ce que vous voulez.

Mais ça n’est pas mon sujet aujourd’hui.

Ce que je veux vous dire, c’est que ces mouvements-là sont irréversibles.

Pour une raison simple (qui dépasse nos opinions respectives, au-dessus desquelles je vous supplie de vous élever un instant, le temps d’entendre l’évidence transpartisane que je vous donne maintenant): on ne revient pas sur une liberté supplémentaire.

On ne retire pas aux gens le droit de se marier.

On n’empêchera plus jamais, en France, les femmes d’avorter si elles le souhaitent.

Et plus aucun assassin, jamais, n’y sera condamné à mort. «Grâce à vous, dit Robert Badinter, il n’y aura plus, pour notre honte commune, d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons françaises…»

A moins d’un changement de régime.

Si demain, les Hongkongais perdent l’ensemble de leurs droits, c’est parce qu’ils auront été mangés par une dictature.

Si demain – ce que je souhaite – après avoir autorisé la PMA pour toutes, la France autorise l’euthanasie, alors on ne reviendra jamais dessus, comme on ne reviendra jamais sur le mariage pour tous, ni sur l’IVG.

Ce qui m’autorise à être si sûr de moi, ce ne sont pas mes convictions. (A titre personnel, vous imaginez bien que je suis favorable à chacun de ses droits. Le «progressisme», c’est ça.) Ce qui me rend si certain de ma prédiction, c’est la nature humaine en personne!

Revenir sur l’IVG ? La PMA ? La GPA (si elle entre dans la loi) ? La peine de mort ? C’est aussi improbable que de retrouver un œuf intact en détournant une mayonnaise.

Ainsi faite que si vous lui donnez une liberté qu’elle n’avait pas auparavant, elle considèrera qu’en la lui retirant, vous l’amputez d’une partie d’elle-même.

C’est la raison pour laquelle on peut parfaitement appliquer la seconde loi de la thermodynamique au cas des libertés supplémentaires: aucun retour en arrière n’est possible!

Vous pouvez le souhaiter tant que vous voulez. Et même vous satisfaire de le souhaiter. Faites-vous plaisir! Mais revenir sur l’IVG? La PMA? La GPA (si elle entre dans la loi)? La peine de mort? C’est aussi improbable que de retrouver un œuf intact en détournant une mayonnaise.

Et pour cette raison, paradoxalement, votre conservatisme est, à mes yeux, une bénédiction… Ne commencez pas à devenir progressistes, s’il vous plaît! Continuez de croire qu’on peut prendre le pouvoir en France au XXI siècle en estimant que les enfants sans père ne devraient pas exister ou (pour certains d’entre vous) que l’IVG est un assassinat. Continuez de penser – si c’est le cas – que le mariage pour tous n’est pas un vrai mariage. Chaque jour, d’honnêtes citoyens (et peut-être parmi vous, je les salue) vous donnent tort. Et s’en trouvent bien heureux.

En vérité, je vous le dis (et je ne vous le dis que parce que je ne crains pas de vous faire changer d’avis en vous le disant): vous êtes beaucoup trop réacs pour gagner quoi que ce soit! Vous préférez le Bien (c’est-à-dire l’idée que vous en avez) à la liberté collective. Et – ce qui est plus grave que tout – vous brandissez des valeurs sans jamais questionner la valeur de ces valeurs.

Par exemple, je sais que beaucoup d’entre vous défendent l’idée d’une famille traditionnelle – comme si c’était un rempart contre le vice. Je sais que beaucoup (souvent les mêmes) considèrent également que la nature commande de faire les enfants et de les élever d’une certaine manière (parce qu’au commencement, c’est plutôt comme ça qu’on faisait).

Or, la nature s’en fout! La nature n’est pas une norme. Son fonctionnement n’est pas une intention. J’en veux pour preuve qu’on trouve la même proportion de crapules, d’incestes et de toxicomanes chez les enfants issus de familles dites «traditionnelles» que chez les enfants de couples homosexuels…

Si la famille traditionnelle protégeait de quoi que ce soit, ce serait parfait. Mais vous n’en faites un rempart que parce que vous en faites une valeur absolue, et qu’à ce titre vous déniez aux autres un mode de vie qui, en lui-même, ne produit pas plus de vices que le vôtre (pas moins non plus).

En un mot, votre conservatisme, si éloigné de ce que le monde est devenu, et tellement inadapté à l’obtention de libertés irréversibles, sera pour vous ce que ses propres atermoiements sur l’Europe ou bien sa nullité en débat ont été pour Marine le Pen. Votre fossoyeur. Alors, encore une fois: ne changez rien! Conservez votre conservatisme. C’est l’assurance-vie du camp d’en face.

Conservez également, s’il vous plaît, la façon que vous avez d’être patriotes. En tout cas pour certaines d’entre vous. Conservez l’illusion qu’on aime son pays quand on veut penser qu’il n’a rien fait de mal. Continuez de voir un exercice de masochisme (et non de lucidité) dans le fait d’assumer les «crimes contre l’humanité» qui ont été commis par la France.

Car en cela, vous donnez à la francité tous les attributs d’un communautarisme.

La façon dont vous êtes fiers d’être Français donne le sentiment qu’être Français est une valeur en soi. Or, l’être-français n’est pas un dispensateur magique de vertu. Et la France, dans l’histoire, s’est souvent conduite comme le féal et le collaborateur de ses conquérants.

Et on en vient à une question fondamentale, et (peut-être) une divergence majeure entre nous.

Dans ses Lettres à un ami Allemand, Camus écrit à un nazi : « Je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur »

Qui aime le mieux son pays?

Celui qui en accepte les zones d’ombre (et les pages sombres) ou celui qui les nie?

Qui, en France, est vraiment patriote?

Celui qui reconnaît que l’État français a profité de l’esclavage et de ses colonies, a organisé des rafles, et ordonné, entre autres, la torture en Algérie? Ou bien celui qui voit dans le rappel de ces faits (tous avérés) les accents de «l’anti-France» et la tyrannie de la pénitence? «Reconnaître les fautes du passé et les fautes commises par l’État, ne rien occulter des heures sombres de notre Histoire, c’est tout simplement défendre une idée de l’Homme, de sa liberté et de sa dignité.» disait Jacques Chirac le 16 juillet 1995, dans le discours magnifique où il a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation de juifs.

Mais changeons de pays, un instant:

Qui aime le mieux la Turquie? Celui qui reconnaît le génocide arménien? Ou celui qui brûle des kiosques en France parce qu’il n’aime pas la Une du Point?

Qui aime le mieux la Russie? Celui qui réhabilite le stalinisme ou celui qui en détaille les crimes?

Et la Serbie? Celui qui reconnaît le génocide bosniaque ou celui qui nie l’existence des charniers? Et qui aime le mieux la Syrie? Celui qui reconnaît l’assassinat de sa population par un tyran, ou celui qui se couche devant les Russes?

Vous connaissez peut-être la belle nuance de Romain Gary selon qui le patriotisme est «l’amour des siens» et le nationalisme «la haine des autres.» A cela, j’ajouterais que le patriotisme est un amour exigeant qui regarde en face les crimes de son pays… Alors que le nationalisme – ce communautarisme étendu à la nation dont soudain tout est bien parce que c’est mien – relève, en vérité, de la haine de soi qui, pour ne pas assumer ses crimes, trafique la grande Histoire et jette un voile pudique sur des infamies.

La France n’est pas une vertu en soi.

La France n’est pas seulement un territoire, ou des traditions.

La France n’est pas un ego-trip. Un citoyen n’est pas un supporter.

La France est une histoire tragique et souvent honteuse, mais la France est aussi une ambition qui va plus loin qu’elle-même, ou qui dépérit, à l’inverse, quand elle se cache ses propres crimes et qu’elle cherche dans le confort de son terroir un refuge à sa mauvaise foi.

Dans ses Lettres à un ami Allemand, Camus écrit à un nazi: «Je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice. Je ne veux pas pour lui de n’importe quelle grandeur, fût-ce celle du sang ou du mensonge.» Et le nazi lui répond: «allons, vous n’aimez point votre pays.» Mais c’est lui qui se trompe.

L’erreur de l’Allemand (du nazi) est de confondre l’amour de son pays avec l’amour du territoire qu’on nomme ainsi. C’est la même erreur que font tous ceux qui croient défendre la France en se contentant de défendre ses frontières ou d’embellir son histoire. En matière de patriotisme, la vérité qui dérange est de meilleure compagnie que l’omission qui réconforte.

Que les choses soient claires : je ne vous ferai jamais l’offense de penser que vous approuvez les gens qui considèrent qu’à Strasbourg on doit manger de la choucroute.

Pour l’anecdote: l’idée qu’un nationalisme étroit n’est en réalité qu’un communautarisme élargi m’est apparue lors du fameux «couscougate» de Florian Philippot. Vous vous souvenez, bien sûr, de cette affaire et de ces militants absurdes qui étaient tombés sur le pauvre Philippot parce qu’il avait organisé une couscous party à Strasbourg…

Que les choses soient claires: je ne vous ferai jamais l’offense de penser que vous approuvez les gens qui considèrent qu’à Strasbourg on doit manger de la choucroute (ou bien du cassoulet dans le Périgord). C’est trop bête.

Mais si je reviens sur cette histoire, c’est parce que les ennemis de Philippot, en la circonstance, sont des caricatures de ce que j’essaie de vous dire.

En dénigrant le couscous non pour son goût mais pour son origine, en réduisant l’identité au respect d’un folklore ou d’un menu obligatoire, et la France à des rites dont le Français devrait être le militant, ces crétins patriotes ont mis le Français sur le même plan que le noir, le juif, l’homosexuel ou le musulman, c’est-à-dire le plan communautaire. En faisant de «l’être-Français» une qualité en soi, on fait des Français eux-mêmes une minorité parmi d’autres: le patriotisme de la bouffe est un communautarisme!

D’ailleurs, comme par hasard, de l’autre coté de l’échiquier, les indigènes de la République se sont eux-mêmes indignés que Philippot mangeât du couscous, mais eux parce qu’ils y voyaient un symbole criant d’ «appropriation culturelle».

J’aimerais tellement trouver les mots pour attirer votre attention sur le fait que, même si le discours de l’extrême-droite et le discours des Indigènes semblent s’opposer frontalement, ils se ressemblent plus qu’ils ne s’opposent.

Quelle différence entre les adversaires de l’appropriation culturelle qui interprètent la consommation d’un couscous par un blanc comme une survivance de l’ère coloniale, et la droite de l’extrême droite qui choisit d’y voir un signe de décadence?

Quelle différence entre le communautarisme qui interdit au Blanc de manger du couscous, et l’identitarisme qui s’en indigne? L’un dénonce l’impérialisme Français, l’autre redoute «le grand remplacement», mais dans un cas comme dans l’autre, on racialise le débat, on communautarise le débat et, de part et d’autre, on vénère des souches. Or, la souche, c’est le prototype d’une fausse valeur! C’est le modèle de tout ce qu’on aime non parce que c’est aimable mais parce que c’est soi-même. Une souche, c’est un arbre sans tête. Comment peut-on se vanter d’être un truc pareil?

Le sentiment d’avoir une identité, et de se distinguer des autres par l’identité qu’on a, est une double illusion

De façon générale, c’est la notion même d’identité qui marche sur la tête.

Et puisque vous avez invité un prof de philo, on va faire un peu de métaphysique pour finir.

A titre individuel comme à l’échelle collective, l’idée d’identité n’a aucun sens.

A titre individuel, ce que nous appelons le «moi» n’est jamais qu’une addition de souvenirs et de qualités que la mémoire et l’ADN ont cousus ensemble pour nous donner l’illusion qu’en amont de toutes ces qualités, il y aurait un sujet. Mais quand on cherche le sujet lui-même, le sujet tout nu, séparément de toutes ses qualités, on ne trouve rien. Le moi, c’est comme le cœur de l’oignon.

A l’échelle collective, ce que nous appelons l’identitarisme (ou la pensée identitaire, qu’on retrouve indifféremment à la droite de la droite et chez les Indigènes de la république) n’est jamais que la sanctification arbitraire de coutumes ou de couleurs de peau dont on a décrété, un jour, qu’elles étaient un but en soi. Ou une valeur en soi.

Seulement, c’est la même erreur.

Qu’on additionne des qualités ou qu’on sacralise les rites d’un terroir, c’est le vide qu’on recouvre dans les deux cas.

Le sentiment d’avoir une identité, et de se distinguer des autres par l’identité qu’on a, est une double illusion:

1) nous n’avons pas d’identité (autre que nos souvenirs, nos habitudes et les particularités d’un ADN) et ce qu’on se représente comme une souche n’est qu’un tas de feuilles mortes.

2) Pour cette raison, la passion de l’identité n’est pas une passion de la singularité, mais au contraire une passion grégaire, une passion du troupeau. Pour croire à la fiction de son identité, il faut être nombreux (de même qu’il suffit à une sottise en ligne d’être likée 10 000 fois pour devenir une «vérité»).

Pour le dire simplement: c’est à l’illusion de se protéger quand il se replie qu’on reconnaît le tempérament de l’esclave. Ou plutôt: c’est au sentiment d’avoir une identité, d’être l’identité qu’il a, et d’avoir à défendre son identité contre d’autres identités que la sienne, qu’on reconnaît le mouton.

Voilà ce que, loyalement, je pouvais vous dire aujourd’hui, dans le temps qu’on m’a donné.

Et je suis heureux que vous l’ayez entendu.

Parce que vos credo sont désuets, parce que votre projet n’est qu’un rejet, parce que votre patriotisme est un communautarisme, que vos principes sont des fictions et parce que vous auriez l’impression de vous perdre si vous changiez d’avis, ce que vous espérez ne marchera pas… Et je suis bien obligé de reconnaître que, contrairement à ce que j’ai dit d’abord pour justifier ma participation à cette convention, votre projet politique ne m’inquiète pas du tout, car il se prive lui-même, tout seul, de l’ensemble des moyens d’action nécessaires à la conquête du pouvoir.

Merci de votre attention.




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