Le déclassement social des enseignants
Peut-on encore rêver de devenir enseignant en 2023 ? Alors que les pénuries de candidats dans le second degré sont un refrain de la rentrée depuis plusieurs années, le primaire, sauf en région parisienne, semble moins touché. Les masters de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF) remplissent leurs filières et, au-delà de jeunes ayant toujours rêvé de devenir professeur des écoles, accueillent aussi des professionnels en reconversion. Parfois même deviennent enseignants, après avoir occupé un autre emploi, des personnes ayant connu des emplois bien plus rémunérateurs, comme le montrent les travaux de la recherche sur les carrières atypiques. Devenir enseignant peut revenir dans certains cas à accepter un déclassement social.
par Frédérique Giraud
Maîtresse de conférences en sociologie, Université Paris Cité dans The Conversation
Arrêtons-nous sur les choix de ces enseignants qui arrivent tardivement dans le métier. Quelles sont les conditions qui les permettent ? Comment ces enseignants reconvertis qui occupaient des postes à responsabilité vivent-ils leur nouvelle condition professionnelle ? À travers ces questions, il s’agit également d’éclairer certaines modalités de l’engagement dans l’Éducation nationale.
Le sentiment de « passer à côté » de sa vie
Prenons le cas de Romain, qui illustre bien la situation de ces très bons élèves dont l’orientation n’a pas été vraiment réfléchie : « On me disait que je pourrais faire une prépa, puis une école. […] L’idée, c’était qu’ingénieur, c’était mieux que prof. Et, de fait, c’était mieux payé ». Arrivé à un poste de directeur commercial dans une entreprise de produits pétrochimiques, il perçoit un « salaire fantastique ». « Mais je me disais : “À part le salaire, est-ce que j’ai toujours envie de rester là ?”, raconte-t-il ».
Même discours du côté de Ludovic, devenu enseignant après 15 ans comme directeur dans une entreprise pharmaceutique :
« Je réussissais bien à l’école, j’avais un profil plutôt scientifique, j’ai fait des classes prépas, puis une école d’ingénieur. C’était quelque chose d’assez logique, je me suis jamais posé le temps de ce que vraiment j’avais envie de faire. »
L’un comme l’autre a été rattrapé par le sentiment de « passer à côté de leur vie », comme nous le dira Ludovic et c’est après avoir fait leurs preuves dans un premier métier que l’enseignement est apparu comme une reconversion possible. Tentés par cette voie pendant leurs études, ils ne s’étaient pas autorisés à y aller, trouvant ce métier trop peu valorisé et rémunéré.
Homme d’affaires face à une bifurcation
C’est après avoir fait leurs preuves dans un premier métier que certains professionnels envisagent de bifurquer vers le professorat.
Aujourd’hui enseignante en CM2 dans une école en REP, après 18 ans comme contrôleuse technique dans le bâtiment, où elle dirigeait une équipe de cinq hommes, Christelle reconnaît que l’enseignement « était déjà une option » quand elle était jeune, mais que ses parents et profs lui avaient dit de « ne pas s’arrêter à ça ».
Ainsi, chez tous nos enquêtés, le métier d’enseignant n’apparait pas comme une voie d’orientation suffisamment légitime en sortant du lycée, parce qu’ils sont très bons élèves, soit qu’ils se sentent ainsi investis familialement de la charge de réaliser des études universitaires lorsqu’ils sont le ou la seule de la fratrie à faire des études supérieures, soit qu’ils s’inscrivent dans une fratrie où faire des études est la norme.
Mais, au moment de faire les comptes de leur engagement dans leur premier métier, la condition enseignante est réévaluée au regard des contraintes ressenties jusqu’alors. Myriam évoque la volonté de rompre avec « la course éperdue au chiffre d’affaires » : « j’ai bossé en tant qu’ingénieure pendant 20 ans et puis au bout d’un moment, l’aspect humain de ma personnalité est venu me rappeler que c’était sympa de faire des calculs et des choses techniques mais que j’avais besoin de trouver une relation à l’autre, d’échanger des choses ».
Chez nos enquêtés, l’une des conditions de possibilité à l’engagement dans une carrière enseignante est le fait d’avoir préalablement réussi professionnellement dans une première carrière, d’avoir en quelque sorte déjà fait leurs preuves. Bénédicte l’affirme assez explicitement :
« Quelque part, je suis contente d’avoir pu avoir dire qu’un jour, j’ai gagné mieux ma vie que mon compagnon. C’est quelque chose qui était important pour moi, et je pense que si j’avais pas vécu ça, j’aurais pas pu faire ce choix de devenir enseignante, ça m’aurait manqué en tant que femme, de prouver que je vaux mieux qu’un homme, enfin en tant que valeur monétaire salariale ! »
Fabrice, ingénieur biomédical dans une grosse entreprise avant sa reconversion, assume :
« Grosso modo, j’avais plus rien à prouver dans mon domaine et je voulais un boulot qui me permette de concilier la vie professionnelle et vie familiale – c’est ça la vraie raison. »
Si cette reconversion est le résultat d’une quête de sens et de valeurs, ce métier offre aussi un certain nombre de caractéristiques soutenant la reconversion. La perte de salaire peut être justifiée pour soi, mais aussi revendiquée pour les autres au nom de valeurs décroissantes à l’instar de Romain, qui revendique « des convictions par rapport à l’écologie, l’environnement et même la décroissance. A quoi ça sert d’avoir une voiture à 50 000 euros si j’ai une voiture à 3 000 euros qui fait parfaitement l’affaire ? », remarque-t-il.
Devenir enseignant revient certes à diviser son salaire par deux ou trois mais ne conduit pas à perdre son niveau d’études. Comme l’explique Romain, « ce qui a facilité cette reconversion, je pense, c’est aussi qu’il faut bac +5 pour être professeur d’école ». Même s’il gagne moins qu’en tant qu’ingénieur, son bac +5 reste reconnu ». Notons que les récentes déclarations du président Macron voulant des concours enseignants recrutant à bac+3 vont à rebours des motivations affichées ici.
Tirelire et livre de comptes pour gérer le budget familial
Devenir enseignant revient pour certains professionnels en reconversion à diviser leur salaire par deux ou trois.
Pour autant, les récits de nos enquêtés montrent que leur reconversion ne va pas de soi pour leur entourage. « C’était inimaginable, c’était une folie » : c’est en ces termes que Romain décrit la réception par ses collègues de l’annonce de sa reconversion. Cette « folie » a trait notamment à la pente volontairement descendante de sa carrière, « alors même que du côté des patrons, tous les voyants étaient verts » puisqu’ils voulaient lui proposer de prendre en charge un nouveau secteur géographique en plus de ceux déjà gérés.
Justifier sa reconversion auprès de son entourage
Pour réhabiliter leur choix de ce métier, ces enseignants doivent démontrer qu’ils n’y viennent pas pour de mauvaises raisons. Il leur faut justifier un choix qui apparait comme improbable et, en conséquence, relativement incompris voire perçu avec méfiance. Comme l’explique Christelle : « j’ai divisé mon salaire par trois à peu près. Il y a une forme d’incompréhension : pourquoi est-ce qu’elle est venue ? Qu’est-ce qu’elle vient chercher dans l’éducation ? Pour qui elle se prend ? » Nombreux sont nos enquêtés à avoir rapporté de telles remises en question.
Une première parade consiste à romancer sa vocation pour l’enseignement. La faire remonter à l’enfance, mettre en scène les expériences de formation accumulées pendant ses études, voire même au sein de son premier métier. Manière de justifier qu’on vient à l’enseignement avec un peu d’expérience et surtout une solide appétence.
Nos enquêtés n’hésitent pas également à valoriser toutes leurs autres expériences professionnelles comme des outils au service de leur pédagogie. Sabine a « dû remettre les pendules à l’heure » de sa propre mère qui avait « un peu de mal à digérer car elle m’avait payé des études à Paris, et je fais complètement autre chose… je lui ai dit que ce que j’avais appris n’était pas perdu, que je l’utilisais tous les jours et ne serais pas la même enseignante si je n’avais pas fait ce que j’ai fait comme études ! »
Nos enquêtés font de leur entrée tardive dans le métier une plus-value qui les distingue des autres enseignants. En promouvant leurs expériences tirées de l’entreprise en classe, nos enquêtés interrogent la définition du métier. Bénédicte a dit à ses filles de ne pas devenir professeurs des écoles à 22 ans » : « Vous devez aller voir ailleurs d’abord, ce n’est pas bon de ne jamais sortir de l’école ».
La valorisation des enseignants ayant eu d’autres expériences apparait comme un moyen de valoriser leur parcours de reconversion pour en faire un facteur de légitimité. Le fait d’être parent est aussi utilisé comme un faire-valoir. Ils aspirent ainsi à la reconnaissance qu’ils ne sont pas « partis de rien », comme le note Coralie : « Le fait d’avoir des expériences humaines différentes, c’est aussi une richesse par rapport aux relations avec des parents parfois » qui peut être revendiquée auprès des enfants.
Société- comment protéger les enseignants ?
Société- comment protéger les enseignants ?
Trois ans après la mort de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie tué à la sortie de son collège à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), l’assassinat ce vendredi 13 octobre 2023 de Dominique Bernard, professeur de français de la cité scolaire Gambetta-Carnot d’Arras ouvre à nouveau la question des protections à assurer dans les établissements scolaires, en particulier pour les professeurs qui peuvent subir des agressions venant de l’extérieur mais doivent aussi faire face à des mises en cause inadmissibles en interne, en particulier pour ce qui concerne les enseignements en EPS, SVT ou histoire.
Claude Lelièvre
Enseignant-chercheur en histoire de l’éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité dans The Conversation
Peut-on vraiment « sanctuariser » les établissements et les enseignements ? Un certain nombre d’annonces qui ont été faites dans le passé apparaissent difficilement applicables ou laissent dans l’ombre certains aspects du problème pourtant bien réels.
Pour sécuriser l’entrée des établissements scolaires, on songe immédiatement aux annonces concernant la mise en place de portiques, évoquée depuis une quinzaine d’années. En mai 2009, en visite au collège de Fenouillet en Haute-Garonne où une enseignante avait été poignardée par un élève de cinquième après son refus de lui retirer une punition, le ministre de l’Éducation Xavier Darcos avait ainsi déclaré envisager l’installation de dispositifs de détection de métaux devant certains établissements.
Un mois plus tôt, à la suite de l’intrusion d’une bande armée dans un lycée professionnel de Gagny en Seine-Saint-Denis se soldant par une dizaine de blessés, Xavier Darcos s’était déjà prononcé pour l’implantation de caméras de surveillance dans les collèges et lycées. Cependant, ces nouveaux dispositifs sont à la charge des départements et des régions, et peu d’entre eux s’engagent alors dans cette voie.
À la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, lors de la campagne des élections régionales, Valérie Pécresse et Laurent Wauquiez, futurs présidents des régions Île-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes, avaient demandé l’installation de portiques de sécurité à l’entrée de tous les lycées. Le plus engagé dans cette voie était Laurent Wauquiez qui avait annoncé que sa région doterait ses 320 lycées de portiques tels qu’on peut en trouver dans les aéroports, afin de contrer le « terrorisme, l’intrusion d’armes à feu et le trafic de drogues ».
Le nouveau président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes avait décidé d’expérimenter cette mesure dans quinze établissements pilotes. Mais six mois après l’annonce, la région a dû faire marche arrière et a opté pour de simples tourniquets avec badge. Les conseils d’administration des établissements concernés ne se sont en effet pas prononcés pour les portiques mais plutôt pour des remises aux normes des clôtures, des réparations des grillages ou des caméras de surveillance. En mars 2017, alors que la fusillade dans un lycée de Grasse relance le débat, sur France Inter, Philippe Tournier, le secrétaire général du SNPDEN, syndicat majoritaire des chefs d’établissement rappelle les écueils logistiques à ce type de dispositifs :
« Le calcul a été fait par nos collègues, notamment dans la région Auvergne-Rhône-Alpes où le projet a existé. Pour un lycée d’un millier d’élèves, il fallait qu’ils arrivent une heure en avance pour passer les contrôles de sécurité alors qu’on lutte déjà pour que les élèves arrivent à l’heure normale. Ce n’est techniquement pas sérieux. »
Mais Philippe Tournier revendique non moins nettement que les établissements scolaires soient dotés d’agents de sécurité : « cela existe dans les hôpitaux, dans les centres commerciaux, dans les mairies et même au ministère de l’Éducation nationale mais toujours pas dans les établissements scolaires. Nous ne demandons pas des gardes armés devant les établissements. Ce n’est absolument pas notre demande. Mais on dit que la sécurité est un métier ». Des équipes mobiles de sécurité sont alors chargées de lutter contre la violence scolaire mais elles ne représentent que 500 personnes pour 60 000 établissements. Le ministre de l’Éducation nationale. En octobre 2023, Gabiel Attal vient d’annoncer « le déploiement de 1 000 personnels de sécurité » dans les établissements scolaires.
Les menaces qui pèsent sur les enseignants ne sont pas seulement extérieures, les mises en cause peuvent tout à fait venir de l’intérieur des établissements scolaires. Et, de ce point de vue, on doit prendre en compte le constat déjà alarmant dressé il y a une vingtaine d’années par l’inspecteur général Jean-Pierre Obin.
En juin 2004, ce rapport de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, rédigé donc par Jean-Pierre Obin à l’issue d’inspections menées dans une soixantaine d’établissements scolaires dits « sensibles », est remis au ministre de l’Éducation nationale François Fillon. Son intitulé : Les signes et manifestations d’appartenances religieuses dans les établissements scolaires. La question du port du voile y est présentée dans ce rapport comme « l’arbre qui cache la forêt » des détériorations de la vie scolaire et des contestations de certains enseignements, notamment en éducation physique et sportive, en sciences de la vie et de la Terre et en histoire. À l’évidence, ce qui est le plus alarmant était laissé dans l’ombre alors qu’on se focalise généralement sur des « signes extérieurs » tels que le port du voile.
Le rapport n’est pas rendu public par le ministère. Et pour cause : le ministre de l’Éducation nationale François Fillon ne rompt pas avec la tentation de mettre en avant ce qui est le plus visible. Il revendique ostensiblement d’avoir été moteur dans l’interdiction du port du voile par les élèves dans les établissements scolaires tout en se prononçant pour l’extension de cette interdiction à l’université. Près d’un an plus tard, en mars 2005, peu après sa publication sur le site de la Ligue de l’enseignement, le rapport est discrètement placé sur le site du ministère, sans qu’aucune autre initiative ne soit prise par le ministre François Fillon.
Les contestations des enseignements pointées par le rapport « Obin » n’ont pas cessé depuis, tant s’en faut. C’est ce qui explique sans doute qu’une proposition de loi« visant à instaurer un délit d’entrave à la liberté d’enseigner dans le cadre des programmes édictés par l’Éducation nationale et à protéger les enseignants et personnels éducatifs » a été déposée fin octobre 2020. Elle tient en un article unique : insérer après le deuxième alinéa de l’article 131-1 du code pénal, un nouvel alinéa disant que
« Le fait de tenter d’entraver ou d’entraver par des pressions, menaces, insultes ou intimidations, l’exercice de la liberté d’enseigner selon les objectifs pédagogiques de l’Éducation nationale, déterminés par le Conseil supérieur des programmes, est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. »
Cette proposition a été faite par le sénateur de l’Oise, Olivier Paccaud, professeur agrégé d’histoire-géographie, en compagnie d’une cinquantaine de sénateurs appartenant pour la plupart au groupe Les Républicains. Elle n’a pas abouti.
Elle avait pourtant eu un précédent il y a déjà plus d’un siècle. Fin janvier 1914, la Chambre des députés avait en effet voté u ne série de dispositions afin d’« assurer la défense de l’école laïque ». Il était acté que quiconque exerçant sur les parents une pression matérielle ou morale, les aurait déterminés à retirer leur enfant de l’école ou à empêcher celui-ci de participer aux exercices réglementaires de l’école, sera puni d’un emprisonnement de six jours à un mois et d’une amende de seize francs à deux cents francs or. Enfin, quiconque aurait entravé ou tenté d’entraver le fonctionnement régulier d’une école publique sera frappé des mêmes peines, lesquelles seront sensiblement aggravées s’il y a eu violence, injures ou menaces.
Il avait fallu cinq ans pour que la loi de 1914 soit votée. De 1910 à 1913, de nombreux projets de « défense laïque » s’étaient succédé mais n’étaient pas allés jusqu’au bout. La IIIe République avait elle aussi connu des tergiversations avant le passage à l’acte…
Il ne saurait pourtant être question d’occulter que certaines mises en cause effectives de certains enseignements ne sauraient être tolérées, même si cela arrive moins souvent que certains le pensent. Mais cela existe, et ce qui est intolérable ne doit pas être toléré. Cela appelle la possibilité de mesures coercitives effectives, afin notamment que ceux qui font front se sentent effectivement soutenus lorsque la limite est dépassée. Cela appelle une « défense laïque » renouvelée des enseignements et des enseignants.