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Enjeux écologiques : Les convictions molles des financiers

Enjeux écologiques  : Les convictions molles des financiers 

Jean-François Sebastian directeur général France de SAS Institute, société de service informatique  critique, dans une tribune au « Monde », le scepticisme de certains acteurs de la finance vis-à-vis de l’investissement vert qu’il qualifie de « faute morale » et d’« erreur stratégique ».

 

Peut-on faire confiance aux entreprises pour mener le combat contre le dérèglement climatique ? Pour plusieurs élèves d’AgroParisTech, de Sciences Po ou de Polytechnique, la réponse est non. Un désaveu qui intervient dans un contexte où les convictions écologiques de nombreux dirigeants ont varié comme les cours de la Bourse. Notamment dans la finance.

En début d’année, le patron de Blackrock [Larry Fink] promouvait, dans le cadre de sa lettre annuelle, un capitalisme des parties prenantes et attendait des entreprises qu’elles jouent « un rôle dans la décarbonation de l’économie mondiale ». Cinq mois plus tard, changement radical de discours : « Ce n’est pas au secteur privé de jouer le rôle de la police de l’environnement. »

Même scepticisme de la part du désormais célèbre Stuart Kirk, ex-directeur des investissements responsables de HSBC : « On me dit de passer mon temps à examiner quelque chose qui va se produire dans vingt ou trente ans. C’est complètement disproportionné. » Si ces propos ont été abondamment commentés, ils n’ont pas suffisamment été décrits pour ce qu’ils sont : une faute morale doublée d’une erreur stratégique.

La finance joue un rôle unique dans la compétitivité et la richesse d’un pays. Elle gère les risques, l’allocation de l’épargne et une partie du développement. A cet effet, elle est indispensable à la transformation écologique des entreprises. En Europe, par exemple, la finance flèche prioritairement les investissements vers les activités soutenables pour permettre à l’Union européenne d’atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050.

Mais quand certaines de ses incarnations les plus éminentes euphémisent l’urgence climatique et prennent leur distance par le verbe – dans un premier temps – avec des mesures qui visent à créer une finance durable, elles manquent à leurs devoirs et forgent une réalité parallèle dans laquelle le risque climatique n’est qu’une « possibilité ». Prenant ainsi le risque d’une déresponsabilisation de certaines de leurs parties prenantes.

Ces figures de la finance ressemblent à Wallace Hartley (1878-1912), le chef d’orchestre du Titanic, et à ses musiciens. Alors que le paquebot faisait naufrage après avoir heurté un iceberg, les instrumentistes ont continué de jouer jusqu’au bout créant, selon les historiens, un sentiment de sécurité qui a poussé les gens à ne pas quitter le navire à temps.

En promouvant le scepticisme, Fink, Kirk et les autres vont à contre-courant de l’histoire. Si le secteur de la finance reste dominé par les actifs traditionnels, sa déclinaison verte enregistre la plus forte croissance. Dans son rapport d’avril, l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF) démontrait la surperformance des fonds à critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), sur l’année 2020.

Législatives : Enjeux du second tour

Législatives : Enjeux du second tour

 

 

Le premier enjeu est sans doute démocratique dans la mesure l’abstention risque encore d’être historique. Plus d’un Français sur deux et 60 à 70 % si on tient compte aussi des non-inscrits n’ont pas répondu à la sollicitation électorale de dimanche dernier. Il serait très étonnant que le taux de participation du second tour soit supérieur à celui du premier. En effet nombre d’électeurs attend l’élimination du candidat choisi au premier tour ne se déplaceront pas au second. Conclusion le taux d’abstention risque d’être encore supérieur.

Ce taux d’abstention pose un problème démocratique majeur dans la mesure où les députés en moyenne vont être élus après avoir recueilli tout juste un peu plus de 10 % des seuls inscrits au premier tour

Au total, plus d’un électeur sur deux a déserté les urnes (52,49%) selon les résultats encore provisoires du ministère de de l’Intérieur. La proportion d’abstentionnistes est légèrement plus forte qu’il y a cinq ans lorsqu’elle avait atteint la barre des 51,4%. Au second tour, elle avait même atteint 57,36%.

Le second enjeu est sans doute  de savoir si la majorité dite ensemble aura une majorité absolue ou relative à l’assemblée. Cet objectif de majorité absolue semble bien difficile à atteindre et il vraisemblable que le parti de Macron devra passer des accords avec les Républicains.

De son côté la gauche NUPES devrait conforter son résultat  mais son problème et surtout son absence de réservoir de voix ( sauf report assez hypothétique des Républicains, d’Ensemble ou du Front National ) et la perspective d’une majorité à l’assemblée paraît assez illusoire.

Le leader de cette alliance, Jean-Luc Mélenchon, qui avait présenté les législatives comme le  »troisième tour de la présidentielle », a aussitôt appelé les électeurs de gauche « à déferler dimanche prochain » pour le second tour. A ce stade, il est difficile de tabler sur une victoire tranchée de cette union compte tenu du faible report de voix possible en faveur de la Nupes.

En revanche, le poids de la gauche au sein de l’hémicycle devrait changer les rapports de force après la déroute des socialistes de 2017. « En se positionnant désormais au centre de gravité de la gauche, LFI pourrait prendre les commandes de la première force d’opposition à l’Assemblée nationale. 

Les enjeux de l’histoire de l’art

Les enjeux de l’histoire de l’art

Eric de Chassey, directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art, participe à la 11ᵉ édition du Festival de l’histoire de l’art, qui se tient au château de Fontainebleau, jusqu’au 5 juin. Dans un entretien au « Monde », il détaille les enjeux actuels de cette discipline.

 

La 11e édition du Festival de l’histoire de l’art a lieu jusqu’au 5 juin au château de Fontainebleau (Seine-et-Marne) tandis que l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), partie prenante dans l’événement, fête ses 20 ans. Son directeur général détaille les enjeux actuels de cette discipline et les activités de l’INHA.

A l’occasion des 20 ans de l’INHA, vous avez organisé une série de débats autour d’une question : à quoi sert l’histoire de l’art aujourd’hui ? Avez-vous des réponses ?

Elle sert à plusieurs choses : comprendre les images qui nous entourent, qu’elles se veulent artistiques ou qu’elles ne le soient pas du tout, en prêtant toutefois plus d’attention aux premières. Elle sert aussi, dans ce cas, à accroître sa capacité d’empathie, de prise en compte de l’altérité. Parce qu’une œuvre d’art est produite par quelqu’un qui appartient souvent à une civilisation, un temps, un lieu différent des siens, mais qui continue à agir dans le présent et sur soi. Fréquenter, comprendre et se laisser émouvoir par les œuvres, c’est donc accroître sa capacité d’empathie, ce qui me semble important socialement.

L’histoire de l’art sert aussi à accroître ses capacités de créativité : en comprenant pourquoi, comment des artistes ont pu créer des objets, on développe nos propres processus d’invention. Cela sert aussi à accroître son plaisir. Contrairement à ce que beaucoup pensent, la connaissance n’est pas opposée au plaisir, elle a plutôt tendance à l’augmenter, à le complexifier. Raison pour laquelle il faut la promouvoir afin que ce plaisir ne soit pas réservé à quelques-uns.

 

L’histoire de l’art( wikipédia)

 

L’histoire de l’art est la discipline qui a pour objet l’étude des œuvres dans l’histoire, et du sens qu’elles peuvent prendre. Elle étudie également les conditions de création des artistes, la reconnaissance du fait artistique par un public, ainsi que le contexte spirituel, culturel, anthropologique, idéologique et théorique, économique et social de l’art.

Cette discipline universitaire est fondée sur la recherche, l’actualisation et la transposition de problématiques historiques, scientifiques, autour de phénomènes artistiques et culturels. Ainsi, l’histoire de l’art est spécialisée dans la création artistique et ses divers dimensions et concepts (parfois compris comme des fictions) : idée (l’art, la culture), objet (l’œuvre, la technique, la matière), individu (l’artiste, le spectateur), langage (les discours portés dans et autour de l’objet d’art, le medium, la perception), expérience poétique (qu’est-ce que faire œuvre ?) ou imaginaire (la représentation, la figure).

On retrouve ces questions face à des collections d’objets et des pratiques depuis l’Antiquité méditerranéenne (Xénocrate de SicyonePline l’Ancien1Pausanias le Périégète), l’Inde classique (Muni Bharata2Abhinavagupta), la Chine ancienne (Confucius, Xie He3Su Shi4), l’Islam médiéval (Al-KindiAl-Farabi5Avicenne), jusqu’à la Renaissance (DanteCenniniGhibertiAlbertiLéonard de VinciVasari) ainsi que, depuis, dans les diverses traditions d’écrits et de propos sur l’art6, comme la critique d’art, les traités d’artistes, d’antiquaires, de voyageurs, etc. C’est dans le contexte du renouvellement des questions scientifiques des xviiie et xixe siècles (en particulier avec WinckelmannRumohr7 et Burckhardt), que l’histoire de l’art prend forme, en parallèle au développement de l’archéologie, des bibliothèques et des musées publics en Occident (dans chaque cadre national naissant8), comme une spécialité de la philosophie et de l’histoire complémentaire à l’étude de textes, de la littérature.

Ecole et maths: Pas à la hauteur des enjeux

Ecole et maths: Pas à la hauteur des enjeux

 

Les futurs programmes de mathématiques de tronc commun ne sont pas à la hauteur de l’enjeu, qui était de restaurer des « maths pour tous » en 1re, alors que la réforme du lycée avait vu leur suppression, critique, dans une tribune au « Monde », la professeure des universités Nathalie Sayac.

 

L’enseignement des mathématiques s’inscrit dans une histoire éducative nationale qui a amené cette discipline à occuper une place de plus en plus prépondérante dans le système scolaire français. Les mathématiques sont aujourd’hui souvent perçues comme une discipline qui sélectionne les élèves et s’impose comme un choix incontournable pour la poursuite d’études dans des filières d’excellence.

La réforme du baccalauréat portée par Jean-Michel Blanquer a visé à mettre fin au système des séries mis en place en 1994, qui voyait bon nombre d’élèves choisir la série S, non pas parce qu’ils ou elles souhaitaient entamer des études scientifiques, mais parce que cette série s’était imposée comme « voie royale », permettant l’accès à toutes les poursuites d’études dans l’enseignement supérieur, bien au-delà des filières scientifiques. Ce détournement de la série S a, peu à peu, abouti à la baisse générale du niveau en mathématiques des élèves français, avec de multiples conséquences préjudiciables, tant au niveau scientifique que professionnel. Il fallait faire des maths à tout prix, « quoi qu’il en coûte », selon une formule d’actualité.

 

La nouvelle organisation des enseignements au lycée mise en place à la rentrée 2018 pour toutes les classes de seconde (un tronc commun d’enseignements, complété par un système de spécialités – trois en première, deux en terminale – et d’options facultatives) a été pensée pour « mieux accompagner les élèves dans la construction de leur projet d’orientation et pour améliorer la réussite dans l’enseignement supérieur ». Elle a impliqué un enseignement des mathématiques à géométrie variable à partir de la première, allant de zéro à trois heures (option mathématiques complémentaires), six heures (spécialité mathématiques) ou neuf heures (spécialité mathématiques + option mathématiques complémentaires).

Cette nouvelle organisation a généré une série de disparités dénoncées par de nombreuses sociétés savantes et d’associations concernées par le sujet : des disparités de genre (des enseignements de spécialités ou d’options moins choisis par les filles), des disparités d’origine sociale (68 % des élèves d’origine sociale très favorisée font des mathématiques en terminale contre seulement 50 % des élèves d’origine sociale défavorisée) et des disparités territoriales dans l’offre de spécialités ou d’options.

Même si les chiffres ne concernent qu’une seule cohorte d’élèves du fait du temps de déploiement de la réforme, ils sont inquiétants et ils imposent un réajustement. Le comité mathématiques mis en place en février, auquel j’ai participé en tant que didacticienne des mathématiques impliquée dans la formation des enseignants, a eu pour mission de s’emparer de ce problème et de proposer des pistes de solutions. Il a produit un rapport, remis le 18 mars, soit au premier jour de la période de réserve électorale en vue de la présidentielle d’avril.

Politique-Enjeux de la France face aux crises

Politique-Enjeux de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Enjeux numériques pour le nouveau gouvernement

Enjeux numériques pour le nouveau gouvernement

 

Pour le nouveau quinquennat, Gilles Babinet, Digital Champion pour la France auprès de la commission européenne et coprésident du Conseil national du numérique (CNum) estime nécessaire d’appuyer les dynamiques qui font que le numérique sort du sillon technocratique pour devenir un enjeu politique avec des arbitrages et un pilotage interministériel. Ce qui plaide selon lui pour quatre ministères traitant des sujets numériques.(la Tribune)

 

Quel est le bilan de l’action du gouvernement sortant dans le numérique ?

Cédric O s’est surtout attaché à faire décoller l’écosystème des startups. J’entends beaucoup de voix très critiques de son action, qui a surtout consisté à aider à la réalisation de l’objectif fixé par le président d’avoir 25 unicornes en 2025 (elles sont désormais 26). Je pense au contraire que ces entreprises sont nécessaires et que Cedric O a eu un rôle très tangible à cet égard. Qu’on apprécie ce type d’acteurs ou pas, il faut être conscient que ce seront les grandes entreprises de demain. Il y aura des morts, des faillites (comme Sigfox) mais sur le fond une dynamique schumpétérienne est désormais en place.

Il y a également des critiques de son action sur les enjeux de souveraineté. Or, mis à part faire des politiques industrielles très colbertistes et qui ne marchent pas, je ne vois pas ce qu’on peut faire à court terme. Certes on peut réorienter la commande publique – je pense que cela sera fait dans ce nouveau mandat – et surtout accroître la qualité des formations. Ce dernier point est à mon sens l’écueil de ce gouvernement passé. Je ne sais pas qui aura le poste qu’occupe Cédric. mais je pense que ça sera une femme qui a déjà passé beaucoup de temps au contact de l’écosystème des startups ; deux trois noms reviennent beaucoup.

Signataire de la tribune publiée dans La Tribune qui plaide pour l’existence d’un grand ministère du numérique, il me semble surtout nécessaire d’appuyer les dynamiques qui font que le numérique sort du sillon technocratique pour devenir un enjeu politique avec des arbitrages et un pilotage interministériel.

A cet égard, je serais encore plus favorable d’avoir quatre ministères traitant de sujets numériques :

(i) un pour la compétitivité de l’écosystème numérique, Frenchtech… Ce que faisait Cedric O.

(ii) un second pour la transformation de l’Etat, des territoires et de l’expérience utilisateur.

(iii) un troisième pour la réindustrialisation, la décarbonation.

(iv) et un quatrième pour l’éducation, le code, la formation, la littérature numérique, en coordination avec la recherche.

Tous les quatre auraient le terme numérique dans leur titre et auraient des modes de collaborations renforcés. Ça aurait des répercussions très significatives, y compris à l’international.

Le chantier qui me préoccupe le plus va directement à l’enseignement et à la recherche. Nous devrions sérieusement en débattre. Lorsque le ministre Blanquer est arrivé, tout le monde lui a tressé des louanges, sans voir que le projet était très faible et que l’idée de remonter dans les

 

Ces réformes n’existeront que si un consensus se crée sur ce qu’il faut faire. Or, si le système ne sait pas faire le minimum, compter, lire, écrire, il ne faut même pas envisager d’y ajouter des thématiques numériques. Au-delà, nous n’avons pas de stratégie d’attractivité des chercheurs parce que nous savons que l’enseignement supérieur est sous-financé et sous gouverné. Il ne faut pourtant pas rêver : il n’y aura pas de « French Digital Nation » réellement souveraine sans une recherche et un enseignement supérieur de haut niveau. Avec 3,5% d’affectation du PIB français sur ce sujet, on est loin des 6% des meilleurs. Il faut engager les réformes indispensables de financement et de gouvernance des universités et de la recherche, que personne n’a osé toucher depuis les réformes Pécresse de 2007.

Quelle initiative nouvelle pourrait prendre le gouvernement à venir ?

Le sujet de l’inclusion devrait être mis en avant. Egalement celui de la débureaucratisation par le numérique. C’est un gros chantier, mais nécessaire. Je suis convaincu que la complexité administrative et la faible qualité de l’expérience utilisateur des services publics a eu sa part dans des mouvements sociaux comme les gilets jaunes. Ce qui serait également intéressant serait de faire cette nation écologique que vantait le candidat Macron, mais en rupture avec une écologie punitive. Or, l’une des opportunités que permet le numérique c’est de faire plus avec beaucoup moins. Partout autour de nous, nous avons du gâchis d’énergies, de ressources. Je travaille actuellement à l’Institut Montaigne sur un rapport concernant la façon d’accélérer la décarbonisation avec la technologie, nous sommes convaincus qu’il existe un potentiel inexploré.

Concernant le web3, est-ce un domaine où l’Etat devrait être présent ?

Oui et non. D’un coté les acteurs du web3 sont en train de nous faire le même coup que lors de l’émergence de l’internet et du web 2.0 : en substance, « ne nous régulez surtout pas ».   Ça a abouti à des concentrations de pouvoir, à une évasion fiscale de masse et à une déstabilisation de la démocratie à une échelle jamais vue. Il faut donc que l’Etat s’en mêle mais de façon intelligente : pas de politique industrielle comme on l’a trop fait et plutôt un accompagnement pour favoriser les meilleurs usages. Inter-compatibilité entre formats de blockchains et metaverses, ouverture des données d’intérêt général, cadre fiscal ambitieux et fait en comparaison avec ce qui se fait ailleurs… Et à nouveau accélérer sur les sujets d’éducation et de formation. La France pourrait se positionner de façon astucieuse dans de domaine si nos vieux démons ne s’en mêlent pas.

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Gilles Babinet est un entrepreneur dans le domaine digital. Il est contributeur de l’institut Montaigne sur les questions numériques et travaille actuellement sur les enjeux liés au numérique et aux émissions de CO2.

livre « Refondre les Politiques Publiques avec le Numérique »

Problématique et enjeux de l’inflation

Problématique et enjeux de l’inflation

Faut-il s’inquiéter de l’inflation ? C’est un sujet médiatique récurrent qui suscite beaucoup de commentaires à la fois des analystes et des pouvoirs publics mais aussi une certaine inquiétude de la part de nos concitoyens. Pour cause, ces derniers s’interrogent sur leur pouvoir d’achat. Par Didier Kling, Président de la CNCEF ( la « Tribune »)

 

Pourquoi vivons-nous actuellement avec cette hausse générale des prix ? Tout d’abord, notre économie de marché voit la valeur des biens et services fluctuer. Selon les périodes, ils connaissent des hausses ou des baisses. On ne parle pas forcément d’inflation lorsque ce phénomène mécanique, résultant de l’offre et de la demande, n’est que passager. En revanche, lorsque tous les prix connaissent une revalorisation permanente, globale et durable, la situation est inflationniste.

Pour mesurer l’inflation, les économistes se basent principalement sur ce que représentent les produits les plus couramment achetés ou les biens et services prioritaires à la vie quotidienne. Par exemple, le carburant, l’électricité, l’alimentation… pour ne citer que ceux-ci. Dès lors, chaque euro gagné et réinjecté dans l’économie ne permet pas d’acheter autant de produits ou de services que dans un contexte de stabilité, car l’inflation influence la valeur de notre monnaie européenne. Autre exemple concret : les valeurs placées sur des livrets réglementés. Plus l’inflation est forte, moins il est intéressant de conserver – autrement que par sécurité – de l’argent qui ne produit pas d’intérêts. Si bien que les analystes estiment que les actions et l’immobilier sont actuellement les placements les plus intéressants pour protéger l’épargne de l’inflation.

 

Bien entendu, l’euro est dans le viseur de bon nombre de détracteurs, qui depuis 20 ans, considèrent qu’il est responsable de la vie chère. Or,  rappelons qu’après le choc pétrolier des années 70, l’inflation avait atteint un niveau bien plus élevé en France et en Europe. Aussi, la création du système monétaire européen puis l’introduction de la monnaie unique ont permis de contenir les soubresauts économiques. La Banque Centrale Européenne veille particulièrement à ce sujet.

Bien sûr, il faut expliquer pourquoi nous vivons une période aussi complexe. De 2002 à 2021, l’inflation n’a dépassé le seuil de 2,0 %, en moyenne sur une année, qu’à cinq reprises (2003, 2004, 2008 et 2011), avec des causes identifiées :  les variations des conditions climatiques (produits alimentaires frais, en 2003, 2004 et 2008), l’environnement géopolitique (produits pétroliers, en 2008 et 2011), des décisions de santé publique (tabac). C’est d’ailleurs ce qu’indique l’INSEE dans son enquête de février dernier. Ajoutons que l’inflation a quasiment stagné en 2009, 2015 et 2016, sous l’effet des cours internationaux des matières premières, notamment du pétrole.

Depuis, la crise sanitaire a bousculé en de nombreux domaines, les prix, la disponibilité et la valeur des biens et services. De même que la guerre russo-ukrainienne a créé des tensions internationales amplifiées par les sanctions économiques cependant indispensables à la préservation de la paix mondiale.

 

Bien entendu, la lutte contre l’inflation peut être menée. Le premier instrument consisterait en une politique budgétaire de l’Etat plus rigoureuse, en réduisant la dépense publique ou en intervenant face à l’insuffisance de l’offre. Mais l’Union européenne nous donne des standards à respecter car l’Etat ne peut pas tout. Il n’a surtout pas la possibilité d’intervenir dans tous les domaines. Ensuite, une hausse de la TVA n’est pas envisageable car elle entraînerait une baisse de la consommation, alors que nous cherchons à relancer.

De plus, puisque l’inflation touche tous les pays membres, la solution serait donc plutôt européenne. D’ailleurs, les autorités peuvent moduler le taux d’intérêt de sorte à réduire la masse monétaire en circulation. Certes, emprunter sera moins aisé du moins beaucoup plus cher mais l’épargne COVID étant si volumineuse, nous comprenons pourquoi dans certains cas, les établissements financiers demandent un apport personnel pour contracter un crédit. Enfin, la réponse à cette hausse généralisée de la vie peut être l’augmentation des salaires malgré le risque de créer une boucle inflationniste.

Voici donc un dossier qui va occuper le Président de la République et la future majorité à l’Assemblée Nationale. On entend déjà qu’il faudra des prix bloqués ou à défaut, une stabilité. Il sera complexe cependant de transiger avec la politique monétaire. Même en étant moins regardant, nous ne serions pas responsables :  le problème resurgirait sur les générations futures par la fuite en avant des déficits.

Il est venu l’heure en France où l’Etat doit faire des choix. Ce qui relève du régalien et ce qui n’en fait pas partie. De revoir l’organisation de nos collectivités en leur laissant plus d’autonomie à la condition de ne pas chevaucher les compétences ou les dédoubler. Et encore moins d’additionner les taxes locales en tout genre. La porte est étroite, surtout au moment où nos dirigeants ne souhaitent pas être à la fois irresponsables et impopulaires.

Prospective-Les enjeux de la France face aux crises

Prospective-Les enjeux de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Enjeux de la France face aux crises

Enjeux  de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

La France et le Monde

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Démocratie : enjeux et limites de la transparence

Démocratie : enjeux et limites de la transparence

 André Yché, Président du conseil de surveillance chez CDC Habitat livre une nouvelle fois une réflexion approfondie cette fois sur les enjeux de la transparence en démocratie ( dans la Tribune)

 

L’État, c’est le secret, et d’abord le secret militaire. En 480 avant Jésus-Christ, la flotte grecque, après quelques revers, s’embosse dans le détroit de Salamine pour tenter d’empêcher l’armée et la flotte de Xerxès Ier de conquérir le Péloponnèse, sur la lancée de la victoire des troupes médiques sur les Spartiates de Léonidas au défilé des Thermopyles.

Tactiquement, le choix est excellent, car l’étroitesse du passage neutralise l’avantage numérique écrasant des Perses. L’inconvénient, c’est que, comme aux Thermopyles, si les Perses parviennent à prendre à revers les Grecs, le massacre est assuré, de telle sorte que les lieutenants et alliés de Thémistocle prennent peur. Hérodote raconte comment Thémistocle prend secrètement contact avec Xerxès Ier pour forcer les évènements : faisant allégeance au monarque perse, il indique qu’à la suite de dissensions chez les Grecs, qui sont réelles, il va devoir replier sa flotte et que le Grand Roi perdra l’occasion de la détruire s’il n’attaque incessamment. Ce que fait aussitôt le Perse, qui passe immédiatement à l’offensive et se laisse piéger dans les eaux peu propices aux grandes manœuvres du détroit. L’invasion est stoppée et Xerxès Ier se replie précipitamment en Asie Mineure. Mais pour obtenir ce résultat et forcer la main à ses alliés, Thémistocle les a délibérément trahis, commettant un acte qui lui aurait coûté sa tête, même après la victoire, eut-il été connu des intéressés.

En 675, puis en 717 après Jésus-Christ, profitant de l’affaiblissement de Byzance par les guerres incessantes livrées aux Sassanides, les armées arabes, qui ont conquis la Syrie, l’Égypte et la Palestine poussent jusqu’à Constantinople. Une flotte importante met le siège sous les murs de la ville, pénétrant dans le Bosphore et bloquant l’accès à la Corne d’Or. C’est un secret soigneusement gardé qui sauve Byzance, au point qu’il est aujourd’hui perdu : celui des feux grégeois qui, dans ces deux occasions, dévastent la flotte des envahisseurs. Cette arme secrète, longtemps décisive sur mer et au pied des fortifications, contribuera à la longévité de l’Empire byzantin qui ne succombera qu’en 1204 à l’assaut de la quatrième croisade.

Le secret économique peut devenir secret d’État. Ainsi en fut-il longtemps de celui de la fabrication de la soie jalousement conservée par les Chinois, les habitants du pays des Sères, qui en faisaient commerce avec les Égyptiens dès le Xe siècle avant Jésus-Christ, puis avec les Romains, à partir du IVe siècle avant Jésus-Christ. Mais le secret finit par être éventé, d’abord au profit de l’Inde, puis du Japon. Enfin, au milieu du VIe siècle, deux moines nestoriens apportent à l’empereur Justinien des œufs de vers à soie. Le quasi-monopole chinois sur la production de cette précieuse monnaie d’échange est définitivement compromis.

La Poste royale est créée par Louis XI qui dans un édit sur les Postes (1464) stipule que le courrier transporté par cette voie sera lu et inspecté. Lorsqu’en 1603, Henri IV ouvre ce service au public, cette pratique demeure et sous Louis XIII, elle donne lieu à la création d’un « cabinet noir » qui communique à Richelieu les pièces les plus intéressantes, sous la responsabilité d’un expert en décryptement, Antoine Rossignol, dont le patronyme désignera l’instrument destiné à forcer les serrures.

Bref, s’il est un « secret d’État », il n’y a point de secret pour l’État ni pour le Roi. Le « Secret du Roi », c’est le service qui permet à Louis XV de conduire une diplomatie parallèle qui, après la Guerre de Succession d’Autriche, amène un renversement d’alliances, en 1756, avant le déclenchement de la guerre de Sept Ans dont les conséquences seront catastrophiques pour la France. La « double track policy » aura montré ses limites, de même que l’amateurisme des diplomates de l’ombre.

Il apparaît donc que la préservation du secret est consubstantielle à l’exercice du pouvoir, au point que l’usage d’une transparence artificielle peut être un moyen de manipulation. Ainsi, le cérémonial de la Cour offrait en spectacle tous les détails, y compris les plus intimes, de la vie de Louis XIV. Et pourtant, il s’était fait une règle intangible de ne jamais exposer le motif de ses décisions, au point qu’il était même interdit de l’interroger à ce propos.

De la démocratie

En France, le premier tournant survient avec la Révolution, et il est à la fois exemplaire de tous les excès et illustratif de tous les débats. Après les avoir étudiés, tout est dit : sur le fond, les deux siècles qui suivent ne sont qu’illustration de ce condensé d’idéologie et d’Histoire, autour du lien entre démocratie et transparence.

L’axiome initial des révolutionnaires, c’est que l’opinion publique garantit la liberté du peuple contre la corruption et la trahison, c’est-à-dire contre les ministres et leurs conseillers, et pour tout dire, contre la monarchie elle-même. Et il faut bien reconnaître qu’à partir de 1793, la découverte de la correspondance secrète du Roi, conservée dans la fameuse « armoire de fer » dissimulée dans les appartements privés du monarque n’infirmera guère cette thèse, étayée par la tentative de franchissement des frontières stoppées à Varennes. La règle est donc la publicité des débats, des votes, des décisions, sans limites. « Les tyrans conspirent dans les ténèbres, le peuple délibère au grand jour ! » écrit Camille Desmoulins. C’est que la transparence absolue, l’accès du public à toutes les délibérations est gage de liberté et de justice : « La procédure doit toujours être faite en public, parce qu’alors la vérité n’a pas à craindre d’être étouffée par l’intrigue, l’artifice, la violence… » dixit Marat.

Deux menaces obsessionnelles vont alors conduire de la publicité des débats à la dénonciation des suspects : la hantise de la corruption, la crainte de la trahison. Ainsi se construit une société de défiance et de délation. Une déclaration de Camille Desmoulins légitime cette dérive : « La défiance est mère de sûreté ». La dénonciation devient un devoir civique. Mais faut-il imposer des bornes ? Robespierre, contre Brissot qui tente de préserver l’unité nationale, dénonce l’ennemi de l’intérieur, thème qui servira souvent, en toutes circonstances. Le terme de dénonciation lui-même, qui est substitué à celui de délation, exprime une volonté de valorisation de l’acte : il s’agit de protéger la République en mettant en lumière les complots ourdis dans l’ombre.

Après la trahison de Dumouriez au printemps de 1793, suivie par la découverte du double jeu de Mirabeau, après sa mort, qui vaut à sa dépouille d’être retirée du Panthéon, la suspicion est généralisée et les dénonciations, souvent anonymes, suffisent par elles-mêmes à étayer l’accusation devant le tribunal révolutionnaire. Le Comité de Salut public examine et trie chaque jour des milliers de courriers de délation et, dans les faits, la simple décision d’en sélectionner certains vaut condamnation. La rage de la transparence alimente désormais le déchaînement de la Terreur.

La réaction thermidorienne mettra un terme à l’emballement non maîtrisé des années 1793-1794, mais elle ne suspendra pas le phénomène, bien au contraire. Les règlements de compte s’ensuivront qui mèneront à l’échafaud les « enragés » et, au-delà, certains jacobins. Ainsi en va-t-il lors de tout basculement du pouvoir, à toutes les époques. Pour connaître un début de retour à l’ordre, il faudra attendre le 18 Brumaire, lorsque Sieyès aura enfin trouvé le « sabre » qu’il cherchait pour finir la Révolution.

Autant la « Glorieuse Révolution » anglaise de 1688 que l’installation de la République américaine, entre 1776 et 1787, furent préservées de ce type de psychose collective, par l’influence philosophique de Locke et de Benjamin Constant, plaçant au cœur de la République (ou d’une Monarchie constitutionnelle) les principes de l’Habeas Corpus, de l’État de Droit, et du respect de la sphère privée. Pendant plus d’un siècle et demi, cet équilibre parvint à prévaloir jusqu’à ce que l’expérience des deux guerres mondiales suivies des guerres de libération, avec leur cortège de désinformation, finisse par ébranler la confiance dans la parole publique et suscite un besoin de transparence accru dans l’opinion. En France, la parution en 1960 du célèbre ouvrage de Jean-Raymond Tournoux, Secrets d’État, n’a fait qu’amplifier un mouvement de révélation des coulisses de l’histoire officielle, illustré depuis lors par divers ouvrages tels que L’Histoire de la diplomatie secrète de Jacques de Launay.

De l’État de Droit

Mais la véritable rupture est venue avec l’ère des mass-medias annoncée dès les années 1960 par David Halberstam, prix Pulitzer en 1964, dans un de ses ouvrages, The powers that be. Cette mutation coïncide avec l’engagement américain au Vietnam narré par le même auteur dans The Best and the Brightest. Ainsi se trouvent rassemblées les composantes de la tragédie qui aboutira à la diffusion des « Pentagon Papers », première révélation massive de documents classifiés, autorisée par la Cour Suprême au nom du droit public à l’information.

Alors s’amorce une nouvelle phase au cours de laquelle du Watergate au Monicagate, en passant par l’Irangate, scandales et révélations se succèdent conduisant à l’héroïsation des « lanceurs d’alerte », jusqu’à la création de Wikileaks dans le but déclaré de réécrire l’Histoire.

Dès la fin des années 1970, la puissance du courant d’opinion était telle qu’en France même, la loi du 17 juillet 1978 créait un droit d’accès aux documents administratifs ainsi qu’une commission ad hoc chargée d’en assurer la mise en œuvre.

En l’espace de quelques décennies, la pratique du « fishing for truth » s’est généralisée à tous les pays au profit du pouvoir en place dans le cas des régimes autoritaires et au détriment de la démocratie dans tous les autres. Il est clair que de la manipulation des « incidents du golfe du Tonkin » ou de l’invention d’armes de destruction massive en Irak, jusqu’à la mise en pâture des frasques de tel ou tel politicien, un sérieux pas a été franchi dont on peut se demander s’il était évitable, eu égard au caractère inexorable de la spirale de la transparence, dès lors qu’une société s’y trouve engagée.

Ajoutons enfin que la prolifération de l’information ne signifie pas automatiquement un accès non biaisé à la vérité : c’est ce que soulignait Tocqueville dans « La démocratie en Amérique » lorsqu’il évoquait l’émergence, dans la presse, de pôles d’influence de l’opinion ; sans doute avait-il en tête le précédent, entre 1810 et 1830, de la « régence d’Albany » au cours de laquelle les grands journaux de l’Est, dont les sièges étaient implantés dans cette ville moyenne, ont fait la pluie et le beau temps dans la vie politique américaine.

Force est de constater que ce mouvement ne présente pas que des inconvénients, par exemple en matière de mise à jour de corruption et de fraude fiscale. Encore faut-il distinguer les réelles motivations des sycophantes qui, à l’instar de Cicéron publiant sa plaidoirie à l’issue du procès et de la fuite de Verrès, visent plutôt qu’à dénoncer les turpitudes d’un magistrat véreux à asseoir leur propre notoriété.

Le prix à payer, en termes de décrédibilisation de l’action politique, est extraordinairement élevé. Il en va de même de la parodie de justice exercée en permanence par les tribunaux médiatiques. Confrontés à leurs méthodes intrusives, même la vie privée de Kant ou celle de Thomas d’Aquin auraient pu être l’objet des pires rumeurs et des plus graves soupçons.

Au surplus, la divulgation prématurée de secrets d’État peut donner lieu à maintes manipulations. Le contenu de la dépêche d’Ems, à la suite des manigances de Bismarck, n’eut-il pas été connu de l’opinion chauffée à blanc, que la guerre franco-prussienne de 1870 aurait pu être évitée. Ce que cet épisode nous enseigne, c’est que transparence n’est pas vérité.

La crise sanitaire actuelle, comme toute crise, révèle les deux faces de Janus que présente ce phénomène. Lorsqu’il s’agit de mettre en lumière la réalité du régime de Pékin pour déciller enfin les yeux des Occidentaux, l’exigence de transparence est justifiée et utile. Mais fallait-il réellement cette crise pour mettre en lumière l’évidence ?

Prospective -Enjeux de la France face aux crises

Prospective -Enjeux  de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

La France et le Monde

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Politique-Enjeux de la France face aux crises

Politique-Enjeux  de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

La France et le Monde

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Politique-Enjeux et avenir de la France face aux crises

Politique-Enjeux et avenir de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

La France et le Monde

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Prospective-Enjeux et avenir de la France face aux crises

Prospective-Enjeux et avenir de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

La France et le Monde

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

Enjeux et avenir de la France face aux crises

Enjeux et avenir de la France face aux crises

Des événements de diverses natures ont entraîné des conséquences géopolitiques bien au-delà de leur perception par leurs contemporains ( article de André Yché dans la Tribune)

En remportant la bataille de Chéronée en 338 avant JC, Philippe II de Macédoine assure la domination de son pays sur la Grèce et prépare l’entreprise conquérante d’Alexandre le Grand qui, pénétrant en Orient jusqu’en Asie Centrale et en Inde, ouvre les « routes de la soie ».

De même, la peste de Justinien, au milieu du VIème siècle, en décimant les armées byzantines engagées dans la reconquête de l’Italie, met un terme à l’ultime tentative de réunification de l’Empire romain et, de fait, scelle le sort, à terme, de l’Empire byzantin.

Les batailles de Chesapeake Bay et de Yorktown, en 1781, remportées par de Grasse et Rochambeau, ouvrent la voie à l’indépendance américaine et jouent un rôle déterminant dans l’Histoire mondiale du XXe siècle.

La bataille de Sadowa, qui accélère le déclin de l’Empire austro-hongrois, marque le début de l’hégémonie prussienne en Europe centrale, avec les conséquences dramatiques que l’on sait.

Enfin, la crise de 1929 n’est surmontée qu’à partir du moment où les Etats-Unis s’engagent dans une politique de réarmement, d’abord au profit des démocraties européennes, puis pour leur compte propre à partir du 8 décembre 1941. Pour soixante-dix ans, la doctrine Monroe est mise entre parenthèses et l’Amérique renonce à son isolationnisme traditionnel. Jusqu’à quand ?

En même temps, la dimension géopolitique de l’Histoire se heurte constamment aux réalités territoriales, aux ancrages nationaux, à l’enracinement des Hommes qui tressent un lien indissoluble entre histoire et géographie.

C’est ainsi que tout au long du premier tiers du XVe siècle, le grand empereur chinois, Yongle, parraine les expéditions maritimes de Zheng He, afin d’ouvrir le monde à la Chine : l’océan Indien, les côtes de l’Afrique de l’Est, la mer Rouge, jusqu’en Egypte. Mais l’agitation turco-mongole sur les frontières du nord impose le recentrage de l’effort budgétaire sur la restauration de la Grande Muraille et, pour protéger le Hebei, l’Empire céleste se détourne durablement du « Grand Large ».

Au cours du dernier tiers du XIXème siècle, alors que monte en Angleterre un courant en faveur du libre-échange qui ouvre le monde entier à la City, porté par l’aristocratie foncière reconvertie dans la finance après l’abrogation des lois protectionnistes sur le blé (« Corn Laws ») par Robert Peel en 1846, une forte opposition se fait jour, conduite aux Communes par Benjamin Disraeli. Derrière ce courant protectionniste, les intérêts portuaires britanniques sont en cause ; ils bénéficient du régime de l’« Exclusif » avec l’Empire qui alimente les réexportations vers le continent. L’entreprise coloniale, ce sont également, à proximité des bases navales, les arsenaux de la Navy et de l’Army qui constituent le cœur de la métallurgie anglaise.

Comme aux Etats-Unis et en France aujourd’hui, les Anglais sont donc en plein débat sur la protection de leur industrie, auquel s’ajoutent les polémiques entre Malthus (protectionniste) et Ricardo (libre-échangiste) sur la souveraineté alimentaire nationale.

Quels enseignements utiles faut-il tirer de ces épisodes historiques quant à l’impact probable de la crise sanitaire, économique et géopolitique que nous traversons?

La France et le Monde

L’expérience pratique de l’Antiquité grecque est celle d’un monde éclaté, dans lequel chaque Cité fixe ses lois, règle son gouvernement, décerne sa citoyenneté. Au-delà, c’est le monde barbare, qui ne parle pas grec et qui, de ce fait, n’est pas civilisé.

Pour autant, Platon n’ignore pas l’idée d’universalité : mais elle est purement intellectuelle ; elle tient dans l’aptitude de tout être humain à penser ; c’est, en quelque sorte, le « Cogito » de Descartes, avant l’heure.

L’universalisme romain ne se conçoit, juridiquement, qu’à travers l’attribution de la citoyenneté, considérablement élargie à partir de l’édit de Caracalla en 212, qui accorde la qualité de citoyen romain à tout homme libre de l’Empire.

Il n’en demeure pas moins que le véritable vecteur du concept d’universalisme réside dans le christianisme, à travers notamment la prédication de Saint Paul :

« Il n’y a plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. »

La réalisation de ce principe soulèvera, bien sûr, maintes difficultés, y compris au sein de la communauté chrétienne et sera à l’origine de très vives tensions entre Paul et Pierre, à l’occasion de leur rencontre à Antioche. Avec la fin de l’Empire, le christianisme demeure le seul cadre porteur de valeurs universelles, ce qui ne manquera pas de susciter de nombreux conflits politiques au Moyen-Age, face à l’émergence des nations : le volet politique de la réforme grégorienne illustre, entre dogmes religieux persistants et nouvelles réalités d’un monde recomposé, une contradiction que Machiavel tranchera définitivement en laïcisant la pensée politique.

Il est nécessaire de percevoir qu’en réalité, la divergence entre principes universalistes et réalités nationales est une constante historique.

Le grand penseur de l’universalisme des Lumières est Emmanuel Kant, qui fait de l’universalité une condition essentielle de la morale : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse être érigée en loi universelle. ». Ce principe, qu’il élève au rang d’« impératif catégorique », n’est donc pas, à ses yeux, discutable. Pour autant, Kant mesure bien que concrètement, c’est la loi de l’Etat qui s’impose. Il considère que la contrainte physique que peut exercer l’Etat n’a pas d’effet durable sur la société et que ce qui compte, c’est l’obligation morale d’obéir à la loi que chaque individu perçoit intérieurement, parce qu’elle découle, précisément, d’une norme universelle.

Très belle construction intellectuelle, qui inspirera les fondateurs de la Société des Nations, de l’ONU… Mais en pratique, qu’en est-il ? Pour citer Charles Péguy :

« Kant a les mains pures, mais il n’a pas de mains. »

La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, tout comme les textes fondateurs de la République américaine, s’inspirent naturellement de la philosophie kantienne, mais concrètement, la distinction est clairement établie entre ceux qui détiennent des droits subjectifs, les « citoyens », et les autres, les « hommes » qui ne peuvent exciper que de droits objectifs. Et la réalité révolutionnaire est essentiellement nationale (Valmy…) avant de devenir impérialiste, puis colonialiste : Jules Ferry est le symbole de l’ambition civilisatrice universelle de la République, quitte à transiger avec les principes de la laïcité :

« L’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation. »

C’est précisément par la voie de la colonisation que survient la première véritable mondialisation et, bien sûr, elle repose sur un principe d’asymétrie. L’opinion publique pense immédiatement : esclavage, commerce triangulaire. La réalité est plus complexe : c’est le régime de l’Exclusif qui assure à la métropole le monopole des échanges avec ses colonies, de telle sorte que par le biais de réexportations massives qui permettent au colonisateur de capter l’essentiel de la valeur ajoutée, l’équilibre commercial de la puissance colonisatrice est assuré. Ce modèle perdurera jusqu’en 1913 et se traduira par un poids des échanges extérieurs dans l’économie européenne qui ne sera à nouveau atteint qu’à la veille du premier choc pétrolier, au début des années 70.

Entretemps, la science économique a progressé. Le courant de pensée initial est celui des avantages comparatifs de Ricardo, décliné à travers le modèle de Heckscher- Ohlin-Samuelson qui souligne l’importance majeure de la dotation de chaque pays en facteurs de production, de telle sorte, par exemple, que l’abondance de capital aux Etats-Unis devrait conduire l’économie américaine à se spécialiser dans les produits à forte intensité capitalistique, ce qui n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, les phénomènes d’accumulation des avantages comparatifs, d’oligopoles et de dissymétrie des termes de l’échange ont conduit à l’émergence d’une critique croissante, en faveur de la réinstauration d’un certain protectionnisme.

La première question est celle des secteurs stratégiques, éléments essentiels de la souveraineté. Mais comment repenser la souveraineté à l’heure de la construction européenne ? L’industrie de défense, l’approvisionnement énergétique occupent le premier rang de ces préoccupations.

Les nanotechnologies, la santé figurent depuis longtemps parmi les priorités industrielles, aux côtés de l’électronique et des technologies de l’information. Mais quelles conséquences en tirer quant à la localisation de ces activités ? La bonne échelle ne serait-elle pas européenne ?

C’est ici qu’intervient la question de l’emploi. Par exemple, il est certain que la maîtrise de la filière du médicament est un sujet stratégique et économique majeur. Mais peut-on analyser de la même manière la fabrication de masques de protection, eu égard à la réalité de la demande en temps normal ? A ce stade de la réflexion, comme en matière énergétique avec le gaz, le pétrole et l’uranium, on voit bien que la question est plutôt celle de la sécurité, notamment politique, des sources d’approvisionnement : le conflit qui déchire l’ex-empire soviétique illustre cette réalité. D’où le problème du « sourcing » chinois, surtout s’il est exclusif. En définitive, l’arbitrage à opérer se posera en termes de maîtrise des approvisionnements qui, n’implique pas une origine nationale, et d’emplois industriels productifs, c’est-à-dire compétitifs. Au-delà, il est évident que les enjeux de pouvoir d’achat, surtout en période d’inflation et de crise des finances publiques, limiteront les ambitions en termes de relocalisation quoiqu’en disent les prophètes annonciateurs d’un « nouveau monde ».

La principale révélation de la crise globale, en pratique, est celle de la relative fragilité de la chaîne logistique, levier essentiel de la mondialisation. Et c’est sur cet aspect du problème, qui n’est pas nouveau en dépit de la propagande chinoise autour des « routes de la soie », que mérite d’être réexaminée la dimension territoriale de l’économie, en lien avec les questions stratégiques et environnementales.

Traiter d’économie territoriale, c’est, d’abord, parler des territoires et de la relation du local au national. Dans cette démarche délicate, quelques fanaux éclairent le cheminement.

Fernand Braudel, d’abord, qui ne vivra pas assez longtemps pour conclure son ouvrage de synthèse, « L’identité de la France », dont il trace néanmoins les grandes lignes : un pays de pays, morcelés par la géographie et réunis par l’Histoire ; une tension entre de multiples irrédentismes et une centralisation opérée par l’Etat, au profit de la capitale et de son rayonnement mondial, au détriment, par exemple, de Lyon, pourtant mieux situé en termes de flux d’échanges européens. Au final, Braudel ne récuse pas ce travail historique et exprime sa méfiance à l’égard de la résurgence politique des territoires. Il n’est guère décentralisateur et il rejoint, sur ce point, Michelet qui résume sa thèse : l’Histoire s’est finalement imposée à la Géographie, et c’est très bien ainsi. La référence absolue, sur la question territoriale, demeure Vidal de la Blache et son « Tableau de la géographie de la France » de 1903, dans lequel il démontre comment, à cette époque, les seules métropoles qui aient véritablement émergé sont périphériques : tous les grands ports, Strasbourg sur le Rhin… Il montre également l’importance des complémentarités entre territoires et le processus de fertilisation croisée qui en résulte, notamment sur le plan démographique : La France est « une terre qui semble faite pour absorber sa propre émigration ». Mais Vidal est un homme de l’intérieur, du continent, qui ne connaît guère les côtes océaniques et qui manque du recul de Braudel pour distinguer les failles du modèle français : la France a raté la mer et n’a acclimaté que tardivement l’industrialisation et le capitalisme parce que pour le meilleur ou pour le pire, elle a toujours été attirée par son terroir et par les frontières continentales, lieu des menaces directes pesant sur son intégrité. Que dire de plus, et qu’en déduire ?

D’abord, que la question des territoires de la République est essentiellement franco-française et n’interfère qu’indirectement et de façon relativement marginale avec les questions de « déglobalisation » et de souveraineté économique. Certes, divers centres de production peuvent être réimplantés sur le territoire national, mais leur localisation précise dépendra surtout de considérations logistiques : la concurrence entre territoires, que l’on peut pressentir, correspondrait donc à une débauche d’énergie, peu productive.

En revanche, des leviers majeurs de redynamisation territoriale existent et, indépendamment de la crise sanitaire et économique, méritent d’être actionnés.

Le premier d’entre eux est relatif au développement de l’offre d’habitat, qui deviendra un facteur d’attractivité essentiel, s’agissant notamment des key-workers, particulièrement de ceux que leur métier écarte du télétravail. Il est évident que l’offre d’habitat intermédiaire à proximité des centres hospitaliers constituera, par exemple, une priorité à réexaminer dans l’avenir. Plus généralement, la revitalisation des villes moyennes et en particulier des « cœurs de ville » passe par la création d’une offre d’habitat adaptée à des clientèles potentiellement intéressées par les aménités culturelles, mais aussi sanitaires et éducatives : l’attractivité du centre-ville conditionne l’avenir de la périphérie.

Le deuxième enjeu, puisqu’il n’existe pas véritablement de territoire autonome en regard de l’économie nationale, réside dans la connexion au marché : national, européen, mondial. Connexion numérique, d’abord, mais aussi logistique physique et, notamment, multimodale.

Le troisième enjeu est relatif à la constitution de clusters autour des établissements universitaires et, à moindre échelle, des centres de formation d’ampleur régionale, de manière à coupler recherche et production, constituant ainsi de véritables pôles d’attractivité.

Au final, il est évident que les enjeux de revitalisation des territoires revêtent une dimension essentiellement nationale et qu’il est quelque peu artificiel de les raccorder à la question de la « déglobalisation », analysée comme ressort de nombreuses « relocalisations » sur le territoire national, ce qu’elle n’est probablement pas.

Si relocalisations il doit y avoir, ce qui paraît vraisemblable, c’est à l’échelle de l’Europe et du pourtour méditerranéen qu’il faudra les concevoir. Dans cette perspective, la connexion politique et opérationnelle entre les territoires et l’Etat central revêtira une importance accrue. En conclusion, la grande erreur est d’avoir pensé le capitalisme indépendamment d’une stratégie régalienne. L’erreur symétrique serait de penser les relocalisations indépendamment des principes du capitalisme.

L’Europe, ainsi nommée par les Grecs selon la célèbre princesse phénicienne enlevée, aux dires d’Esope, par Zeus métamorphosé en taureau, n’a longtemps été qu’une réalité géographique mal connue, à l’Ouest de l’espace hellène. Plus tard, l’entité politique structurante est l’Empire romain, essentiellement méditerranéen, qui ne franchit guère le Rhin et le Danube, tandis que la chrétienté réunit Occident et Orient, le christianisme étant d’ailleurs une religion d’origine orientale. Le premier, l’Empire de Charlemagne s’inscrit brièvement dans un espace correspondant à celui de l’Europe des Six. Issue du traité de Verdun de 843, une « Francia occidentalis » séparée par l’éphémère Lotharingie de son pendant oriental, participe du démembrement de l’Occident. Le Moyen-Age ignore donc la dimension européenne, qui n’est révélée que grâce à la prise de Byzance par les Turcs en 1453. Le pape Pie II s’en inquiète en ces termes : « des querelles intestines laissent les ennemis de la Croix se déchaîner » en préambule de son traité « De Europa ».

Tandis qu’Erasme y voit, déjà, l’espace d’une possible paix perpétuelle, Charles Quint tente, contre François Ier, d’imposer l’union par la force, sans succès ; François Ier n’hésite pas à s’allier à Soleiman pour contrer ce dessein, et la flotte turque, passant un hiver à Toulon, transforme ce port en ville musulmane, peuplée de milliers de janissaires et de leurs captifs chrétiens. François Ier frise l’excommunication, avant que la flotte ottomane ne lève l’ancre pour le Levant.

Napoléon, qui tente d’unifier l’espace péninsulaire du bloc asiatique par la force et par le droit, échoue pareillement et le Congrès de Vienne institue une Sainte Alliance dont ne s’excluent volontairement, signe précurseur, que l’Angleterre et le Vatican.

Dès lors, toute construction idéaliste, comme celle de Victor Hugo, bute sur la rivalité franco-allemande, jusqu’au grandiose projet d’Aristide Briand, à la fin des années vingt, mis à bas par la crise mondiale. Et c’est Churchill, au lendemain de la guerre, qui invite les continentaux à s’unir, sans inclure, lucidement, le Royaume-Uni dans la perspective ainsi tracée.

Ainsi, toute l’histoire de l’Europe met en évidence deux faits saillants : d’abord, que l’Angleterre n’est guère concernée ; ensuite, que la réalisation du projet dépend entièrement de la configuration, naturellement conflictuelle, de l’axe franco-allemand.

Un épisode l’illustre singulièrement : à l’issue de la signature du traité de l’Elysée, en 1963, qui pose les bases du projet européen, l’entregent de Jean Monnet permet à celui-ci de faire introduire devant le Bundestag, pour sa ratification, un préambule repositionnant le traité dans une perspective atlantiste, expressément écartée par le général de Gaulle qui, furieux, évoque la possibilité d’un renversement d’alliance « avec la Russie » ! Les limites politiques du « couple » franco-allemand sont ainsi tracées.

Au fond, c’est sur ce compromis que l’Europe a progressé : un grand marché ouvert au monde libre, supervisé en matière de droit de la concurrence ; la politique agricole commune pour satisfaire la France et quelques Etats méditerranéens ; des fonds structurels pour accompagner les retardataires ; et surtout, en contrepartie d’une clientèle assurée pour l’industrie allemande, une union monétaire, assortie de règles disciplinaires strictes. Un « deal » intelligent, sans doute le meilleur que l’on puisse espérer, et qui s’avère incontestablement « gagnant-gagnant ».

A ceci près qu’une fois encore, la relation franco-allemande soulève des difficultés, non pas à cause d’un écart de compétitivité entre les deux économies, qui fluctue dans le temps, mais d’un différentiel majeur de croissance démographique qui est structurellement stable et qui condamne la France à un taux de chômage élevé, pour des niveaux de croissance équivalents. De là viennent les excédents d’une grande Suisse, les déficits d’une « petite Russie » dépourvue de richesses naturelles, hormis sa puissante agriculture. Et au final, un « spread » croissant sur les marchés financiers.

Cette situation représente-t-elle un problème ? Assurément, dans le contexte de crise globale que nous traversons. Est-il insurmontable ? Peu vraisemblablement : la France et sa dette publique ne peuvent se passer de l’euro, pas plus que l’Allemagne d’un de ses principaux clients.

Pour autant, nous ne saurions ignorer qu’à partir de son origine sanitaire, la crise revêt une dimension économique et, désormais, géopolitique.

L’Union européenne, à travers ses plans de relance et la mobilisation du système européen de banques centrales a couvert, dans des conditions relativement satisfaisantes, son champ d’intervention naturel, économique et financier, sous une réserve majeure : l’enjeu agroalimentaire, et d’abord agricole, ne saurait être abordé selon sa seule dimension écologique, qui ne peut être exclusive de son poids économique et de son impact stratégique. La France aurait beaucoup à perdre de ce cantonnement idéologique.

Ce constat renvoie à une question fondamentale : après le Brexit, l’exclusion de la Turquie et la guerre en Ukraine, l’UE offre-t-elle le cadre pertinent pour parler de sécurité européenne, alors même qu’à l’exception de la France, toutes les nations européennes (hors Grèce, Croatie et Serbie) suivent l’exemple de l’Allemagne pour se détourner de la construction d’une industrie de défense européenne, socle indispensable d’une Europe (au sens de l’UE) de la défense ? Dès lors, puisqu’il ne s’agit que de parler de capacités militaires, au sens de « second pilier de l’OTAN », est-il raisonnable de s’en tenir à un tête-à-tête avec l’Allemagne, sans intégrer le Royaume-Uni, la Suède et la Turquie dont le poids militaire est essentiel sur le théâtre européen.

La question posée est donc celle de la réactivation d’un cadre similaire à celui de l’Union de l’Europe Occidentale, qui pourrait retrouver son utilité lorsque la relance d’un processus de discussion avec la Russie, analogue à celui de l’organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’avèrera indispensable. En l’absence d’un tel dispositif, le destin du continent européen pourrait fort bien être traité directement entre Washington et Moscou.

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