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Musk et X au Brésil: un enjeu de désinformation

Musk et X au Brésil: un  enjeu de désinformation

 

Après des semaines de bataille judiciaire médiatique, Elon Musk, propriétaire du réseau social X (ex Twitter), a annoncé, fin septembre, qu’il se conformait aux demandes du juge Moraes lui demandant de bannir certains comptes de la communauté d’extrême droite du pays. Cet épisode soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes, la lutte contre la désinformation et la liberté d’expression.Il ne faut pas se laisser distraire par les piques et les fanfaronnades qui émaillent la querelle opposant publiquement l’homme le plus riche du monde et un juge opiniâtre de la Cour suprême du Brésil. Elon Musk, le propriétaire milliardaire du réseau social X, a publié nombre de messages méprisants adressés à Alexandre de Moraes, qu’il qualifie de « dictateur » et de « Dark Vador brésilien » sur la plateforme dont le juge a interdit l’accès dans le cadre d’une longue campagne contre la désinformation.  Mais en tant que spécialiste du droit numérique brésilien, j’y vois davantage qu’une simple querelle personnelle teintée d’amertume. La bataille juridique qui oppose X et la Cour suprême brésilienne soulève d’importantes questions sur la régulation des plateformes et la manière de lutter contre la désinformation, tout en préservant la liberté d’expression. Ces débats, qui dépassent largement ce cas précis, font rage dans le monde entier.

 

par 

Research associate, University of Virginia dans The Conversation 

L’antagonisme entre Musk et de Moraes a atteint son paroxysme au mois d’août, mais la bataille couvait depuis des années.

En 2014, le Brésil a adopté la Déclaration des droits sur Internet (« Marco Civil da Internet »). Cette loi, qui bénéficiait d’un soutien bipartisan, définissait les principes de la protection de la vie privée et de la liberté d’expression des internautes, et instaurait des sanctions pour les plateformes qui enfreignent les règles.

Cette mesure comportait un système de « notification judiciaire et de désactivation » dans lequel les plateformes n’étaient tenues responsables des contenus nuisibles générés par les utilisateurs que dans le cas où elles ne les supprimaient pas après en avoir été informées par une ordonnance judiciaire spécifique.

Cette méthode tentait à la fois de défendre la liberté d’expression et de s’assurer que les contenus illégaux et préjudiciables étaient supprimés. Elle permettait d’éviter que les plateformes, les applications de messagerie et les forums en ligne soient automatiquement tenues responsables des publications des internautes, tout en donnant la possibilité aux tribunaux d’intervenir si nécessaire.

Mais la loi de 2014 n’allait pas jusqu’à établir des règles détaillées de modération des contenus. Par conséquent, les plateformes telles que Facebook et X étaient en grande partie responsables de les mettre en œuvre.

L’aggravation de la désinformation ces dernières années, en particulier lors des élections présidentielles brésiliennes de 2022, a mis en évidence les limites de cette approche.

À l’époque, le chef de l’État, le démagogue d’extrême droite Jair Bolsonaro, et ses partisans ont été accusés de se servir des réseaux sociaux, dont X, pour diffuser des mensonges, semer le doute sur l’intégrité du système électoral brésilien et encourager les actions violentes. Quand Bolsonaro a été défait aux urnes par le politicien de gauche Luiz Inácio Lula da Silva, une campagne en ligne de négationnisme électoral a pris de l’ampleur, dont la prise d’assaut du Congrès, de la Cour suprême et du palais présidentiel par les partisans de Bolsonaro, le 8 janvier 2023, a été le point culminant, dans des circonstances similaires à l’assaut du Capitole, aux États-Unis, deux ans plus tôt.

En réponse aux campagnes de désinformation et à ces émeutes, la Cour suprême a diligenté deux enquêtes, sur les milices numériques et sur les manœuvres antidémocratiques, visant les groupes impliqués dans le complot.

Dans le cadre de ces enquêtes, la Cour suprême a demandé aux réseaux sociaux, comme Facebook, Instagram et X, de lui communiquer les adresses IP et de suspendre les comptes des personnes liées à ces activités illégales.

Mais Elon Musk, qui se qualifie lui-même de « fondamentaliste de la liberté d’expression », était entre-temps devenu propriétaire de X, et promettait de soutenir la liberté d’expression, rétablir les comptes exclus et réduire considérablement la politique de modération des contenus de sa plateforme.

Depuis, Elon Musk n’a cessé de défier ouvertement les arrêts de la Cour suprême. En avril 2024, l’équipe des « affaires gouvernementales internationales » de X a commencé à rendre publiques des informations sur ce qu’elle qualifiait de requêtes « illégales » de la Cour suprême.

La querelle s’est intensifiée fin août, quand le représentant de X au Brésil a démissionné et que Musk a refusé de lui trouver un successeur, une décision que le juge de Moraes a interprétée comme une tentative de se soustraire à la loi. Le 31 août, il a donc ordonné l’interdiction de la plateforme.

Cette décision s’accompagnait de lourdes sanctions destinées aux Brésiliens tentés de contourner l’interdiction. Toute personne utilisant des réseaux privés virtuels (VPN) pour accéder à X s’exposait ainsi à des amendes quotidiennes de près de 9 000 dollars américains, davantage que le revenu annuel moyen de nombreux Brésiliens. Ces décisions ont été confirmées le 2 septembre par cinq juges de la Cour suprême. Mais l’assemblée plénière des 11 membres de la Cour suprême doivent réexaminer le dossier et sont susceptible d’infirmer cette partie de la décision du juge de Moraes, alors que beaucoup dénoncent les excès de l’institution judiciaire.

L’affaire X contre la Cour suprême du Brésil a été profondément politisée. Le 7 septembre, des milliers de partisans de Bolsonaro ont participé à une manifestation « en faveur de la liberté d’expression » qui prenait pour cibles le gouvernement de Lula et la Cour suprême. Pour l’opposition et les factions de droite, la suspension de la plateforme est devenue le « symbole de l’ingérence excessive de l’État ».

Cette rhétorique contraste fortement avec les efforts, pourtant plus mesurés et consultatifs, visant à réguler les plateformes, depuis la Déclaration des droits sur Internet il y a plus de dix ans. Elle témoigne aussi du difficile équilibre entre liberté d’expression et lutte contre la désinformation, dans un environnement profondément divisé, un problème auquel le Brésil n’est bien évidemment pas le seul à être confronté.

Dans la lutte contre la désinformation en ligne au Brésil, et la volonté de tenir les plateformes responsables des contenus préjudiciables, les tensions politiques qui entourent l’interdiction d’X n’augurent rien de bon.

Un « projet de loi sur la désinformation » a été soumis au congrès en 2020. Il vise à créer des mécanismes de surveillance et à assurer une meilleure transparence en matière de publicités à caractère politique et de modération des contenus.

Mais en dépit de ses intentions louables, et d’une approche très mesurée d’« autorégulation », la dernière version de ce projet de loi a été retoquée après trois ans de débat.

Cela fait suite à une campagne menée par des responsables politiques de droite et des lobbyistes des géants du numérique, qui qualifient ce projet de « loi de censure », arguant qu’elle porterait atteinte à la liberté d’expression et entraverait les débats politiques. Le sort de ce projet de loi semble donc incertain.

Entre-temps, le 23 août, la Cour suprême a annoncé qu’elle examinerait deux passages clés de la Déclaration des droits sur Internet, dans le cadre d’un réexamen qui interviendra en novembre.

Le premier concerne la lenteur du processus de notification judiciaire et de désactivation qui, pour ses détracteurs, permet aux plateformes de ne pas mettre en œuvre des mécanismes de modération de contenus plus efficaces. Les partisans de la loi soutiennent, à l’inverse, que le contrôle exercé par l’institution judiciaire est indispensable pour empêcher les plateformes de supprimer arbitrairement des contenus, ce qui pourrait conduire à instaurer une forme de censure.

Le second concerne les sanctions potentielles évoquées dans la Déclaration des droits sur Internet pour les entreprises qui ne respectent pas les règles. La question est de savoir si les sanctions actuelles, et notamment les suspensions de service, sont proportionnelles et constitutionnelles. Les critiques soutiennent que la suspension totale d’une plate-forme constitue une violation de la liberté d’expression et du droit à l’information des internautes, tandis que ses partisans insistent sur le fait qu’il s’agit d’un outil nécessaire pour faire respecter la loi brésilienne et préserver la souveraineté.

Le sort du projet de loi sur la désinformation et de son réexamen par la Cour suprême pourrait engendrer de nouvelles normes juridiques pour les plateformes au Brésil, afin de savoir jusqu’où le pays peut aller pour contraindre les entreprises numériques mondiales à lutter contre la désinformation.

Même si la Cour suprême n’a pas directement lié ce réexamen au différend en cours avec X, le conflit avec Elon Musk sert bel et bien de toile de fond politique aux débats sur l’orientation de l’expérience brésilienne en matière de régulation des plateformes. Les retombées de cette querelle en apparence personnelle pourraient avoir, en la matière, des conséquences majeures pour le Brésil et, potentiellement, pour d’autres pays.

Réguler internet : un enjeu démocratique

 Réguler internet : un enjeu démocratique 

Notre usage d’Internet et des réseaux sociaux explose, et les cyberviolences aussi. Chaque publication peut déclencher un déferlement de haine. Cyberharcèlement, injures, menaces et, de plus en plus souvent aussi, diffusion d’images à caractère sexuel sans consentement, montages dégradants et deepfakes. Nous ne sommes pas égaux face aux violences en ligne. Une femme risque 27 fois plus qu’un homme d’être cyberharcelée 1, et 47% des femmes ayant déclaré un fait de cyberharcèlement disent avoir été visées en raison de leur genre, contre 18% des hommes 2. D’après le Haut Conseil à l’égalité, « le harcèlement sexiste et sexuel en ligne entraîne un bouleversement des comportements des femmes, qui s’organisent consciemment ou non pour le contourner ou l’éviter ». Ces stratégies d’évitement conduisent à une forme d’autocensure.

 

par Rachel-Flore Pardo, avocate, et Shani Benoualid, cofondatrice de #jesuislà dans La Tribune

 

Quatre-vingts ans après l’obtention du droit de vote pour les femmes, comment espérer qu’elles prennent toute leur place dans le débat public si on ne limite pas les violences en ligne qui les visent plus que les hommes ? Aux femmes s’ajoutent toutes celles et ceux dont l’origine, la religion, le handicap, l’apparence, l’orientation sexuelle ou l’identité de genre est prétexte à la haine ou à la discrimination.

Non, nous ne sommes pas égaux face à la haine en ligne. Les cyberviolences sont une menace pour nos démocraties en ce qu’elles excluent certaines et certains, plus que d’autres, de cet espace d’expression qu’est Internet. Pourtant, la liberté d’expression est un droit fondamental souvent utilisé pour défendre une certaine inaction face aux violences en ligne. Mais toutes les formes d’expression ne se valent pas. Cette liberté fondamentale connaît des limites. L’injure, la diffamation, le harcèlement, les menaces doivent s’y plier. Et surtout, liberté d’expression et lutte contre l’impunité sur Internet ne sont pas à opposer. C’est parce que nous voulons que chacune et chacun puisse s’y exprimer librement, dans les limites que nous nous sommes collectivement fixées, que nous tenons à ce que cet espace d’échange soit mieux régulé. Sinon, c’est la loi du plus fort. Et les plus vulnérables se taisent. Le procès des cyberharceleurs de Magali Berdah 3 a marqué un progrès notable dans la reconnaissance et la sanction de ces actes. Mais on peine encore à rivaliser avec l’ampleur et la rapidité de propagation de la haine en ligne. Si le projet de loi français visant à sécuriser et réguler l’espace numérique doit permettre des avancées, il convient de rappeler que cette bataille dépasse largement nos frontières nationales.

À la veille des élections européennes, il faut urgemment mieux réguler Internet pour ne pas laisser se perpétrer les violences numériques au détriment de la liberté d’expression des plus vulnérables. Il s’agit d’un enjeu démocratique majeur pour l’Union européenne. Ces élections doivent permettre de conforter, dans la lignée de la législation sur les services numériques (Digital Services Act), la place de la lutte contre la haine en ligne au cœur des priorités de l’Union européenne. Ce n’est qu’ainsi qu’on provoquera un véritable sursaut citoyen numérique européen. Face à un phénomène de haine, chacun peut jouer un rôle : ajouter à la haine, la laisser se répandre, ou, dans le meilleur des cas, y faire barrage.

1. Rapport du Lobby européen des femmes, 2017.

2. « The State of Online Harassment », Pew Research Center, 2021.

3. Rachel-Flore Pardo est l’une des avocates de Magali Berdah.

Laïcité: Un enjeu de société

Laïcité: Un enjeu  de société

), l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer livre un plaidoyer vibrant en faveur de la laïcité et, surtout, milite pour sa défense active. Il en va de nos libertés, voire du régime politique dans lequel nous vivons, explique-t-il dans » la Tribune ».

La République a-t-elle encore assez de force d’âme pour se défendre face à ses ennemis ? Jusqu’à quand l’islamisme radical abusera-t-il de la patience démocratique ? Ces questions taraudent notre corps social mais aussi nos institutions. Longtemps, la maison de la laïcité a brûlé tandis que nous regardions ailleurs. Tout pompier qui intervenait pour la sauver recevait les projectiles des gardiens de la bonne conscience. Réagir était réactionnaire.

Aujourd’hui, le départ d’un proviseur, menacé pour avoir voulu faire respecter la loi, choque la France entière, car il traduit un sentiment d’impuissance, de recul, de défaite. Il est assez facile d’accabler l’Éducation nationale en de telles circonstances. En réalité, c’est toute la société qui est remise en question, son modèle républicain, sa capacité à se défendre. Et, au travers de la laïcité, c’est l’ensemble de l’armature démocratique qui est ébranlé. Car on ne doit jamais oublier que la démocratie se juge aussi aux outils dont elle se dote pour se défendre et se perpétuer. La laïcité en fait partie.

Pendant des années, des voix ont cherché à nous vendre le modèle communautariste. Combien de fois ai-je entendu vanter l’approche anglaise et ses supposées vertus de tolérance ? Londres la moderne face à Paris la crispée. Aujourd’hui, devant certains tribunaux civils de Grande-Bretagne, on invoque désormais la charia. L’antisémitisme explose. La patrie des libertés est en train de sombrer sous le poids de sa naïveté vaniteuse, de l’idée intenable que le « laisser-faire laisser-aller » résoudrait comme par magie tous les problèmes. Il est paradoxal et presque risible que la vision mélenchoniste de la société rejoigne dans ses effets ceux de la Mecque du capitalisme.

Si nous sommes particulièrement attaqués, c’est précisément parce que notre modèle excite l’hostilité de ceux pour qui son existence est une insulte à leur vision archaïque. Certains ont cherché à nous donner des complexes, désignant notre force comme une faiblesse. Nous étions sommés de penser que la laïcité était un legs historique désuet, une anomalie. L’enjeu de distinction du spirituel et du temporel est pourtant vieux comme les sociétés humaines. Et la réponse française, spécifique dans ses modalités, correspond à un besoin fondamental dans le monde entier, y compris dans les sociétés de tradition musulmane. La Turquie a pu être laïque pendant des décennies ; l’opposition iranienne, majoritaire dans la population, ne demande qu’à renvoyer les théologiens aux questions religieuses ; les Kurdes de Syrie ont créé une entité autonome où la laïcité est le principe, où les autres religions sont les bienvenues, où les femmes sont les égales des hommes. Aussi importe-t-il d’aborder le sujet sans céder aux intimidations des entrepreneurs en déconstruction. Les enjeux de la laïcité se confondent avec l’universalisme de l’aspiration démocratique, car ils déterminent tout simplement la question de la liberté. Les remèdes s’organisent autour de trois mots: la netteté, le pragmatisme et le courage.

Le premier impératif est celui d’une parole ferme et continue. Autant les sujets éducatifs se prêtent parfaitement au « en même temps » – il faut de l’exigence et de la bienveillance, de la méritocratie et de l’égalité, etc. -, autant les sujets régaliens ne peuvent se permettre un grand écart et encore moins des zigzags. On retrouve sur cette permanence républicaine aussi bien un Georges Clemenceau qu’un Georges Pompidou. D’un bout à l’autre d’un mandat présidentiel, on doit entendre de la part du chef de l’État, du Premier ministre et du ministre de l’Éducation nationale une musique invariable, celle de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale par laquelle notre Constitution définit ontologiquement notre nation. Les règles, donc, doivent être posées. Et clairement défendues. La loi de 2004 dont nous fêtons l’anniversaire en est un exemple parfait. En 2017, la création d’un Conseil des sages de la laïcité était conçue dans le même esprit. Désormais, une instance de référence précise les normes applicables, les attitudes à tenir. Au sein de l’institution, nul ne peut désormais de bonne foi s’abriter derrière un supposé flou.

Le deuxième impératif est celui de l’action. La culture du signalement a progressé à l’Éducation nationale. Des équipes « valeurs de la République » ont été créées dans les rectorats pour agir chaque fois que des professeurs ou des chefs d’établissement se sentaient en situation de faiblesse face à des comportements inacceptables. L’esprit a changé : des milliers de signalements et d’interventions ont eu lieu depuis lors. Le « pas de vague » n’a certes pas disparu, à l’Éducation nationale comme ailleurs, mais il a reculé. Néanmoins, certaines formes d’autocensure ont pu progresser sous l’e!et de la peur ou de l’idéologie. Et, surtout, rien de tout cela n’a empêché les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, ce qui nous oblige à une introspection permanente sur ce qui doit encore progresser. La coordination entre l’Éducation nationale, la police et la justice n’a cessé de se renforcer, car c’est par là que peuvent se résoudre les problèmes qui n’ont pas leur source dans l’école.

Le facteur humain est avant tout essentiel si l’on veut que les bonnes intentions entrent en pratique. C’est pourquoi, depuis 2020, les concours de professeur intègrent une épreuve orale évaluant le candidat sur ses connaissances et son positionnement au regard des valeurs de la République. Les premiers retours de terrain indiquent que les toutes nouvelles générations ont une conscience du sujet plus aiguisée que leurs immédiats devanciers. Il faudra aller beaucoup plus loin, tant on observe un fossé générationnel dû en partie aux idéologies dominantes à l’université, quant aux réflexes républicains face aux menées du communautarisme. Le « plan des 1000 », inspiré par l’inspecteur général honoraire Jean-Pierre Obin pour atteindre chaque enseignant grâce à 1000 formateurs expérimentés et alimentés aux meilleures sources, a touché à ce jour 504000 professeurs. Tout cela ne doit pas être oublié mais au contraire renforcé, prolongé, car il faut justement être dans une logique de sillon long et non dans celle des annonces sans lendemain.

Les solutions propres à l’Éducation nationale resteront insuffisantes si l’on n’a pas, de surcroît, une mobilisation des autres institutions et des citoyens. Pour cette raison, le troisième ingrédient, essentiel, sera le courage.

Le courage est souvent solitaire. C’est même un peu par cela qu’il se définit. Mais nous devons nous garder d’une forme d’esthétique de la défaite. Il faut désormais une éthique de la victoire. Cela signifie que nous devons passer au courage collectif.

Défendre la laïcité vous suscite des ennemis mortels et les menaces qui vont avec. Le premier mouvement d’une société est de bannir ceux qui lui disent une vérité aussi insupportable que salvatrice. C’est vrai dans le personnel politique comme dans un établissement scolaire.

Lorsqu’une menace survient, il faut que le nombre soit du côté du droit. Que la force soit du côté de la République. Le problème de la laïcité est totalement corrélé aux problèmes de la démocratie. Les ennemis de la démocratie sont organisés, unis, et ils ont le sens du long terme. En face, ses défenseurs sont ultra-majoritaires dans la population, mais ils ne sont pas organisés, ils se divisent à la moindre occasion et ne présentent aucune vision dans la durée. Il est vital que cela change. Cela peut commencer par la parole politique si elle sait rappeler les bienfaits de nos principes et les faire vivre. Cela peut continuer par la meilleure protection de chacun par les institutions. Mais, pour que cela se réalise pleinement, il faut les réflexes civiques de tous. C’est par la République que nous sauverons la démocratie.

Laïcité: Un enjeu démocratique

Laïcité: Un enjeu démocratique 

Après l’affaire du lycée Ravel (Paris), l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer livre un plaidoyer vibrant en faveur de la laïcité et, surtout, milite pour sa défense active. Il en va de nos libertés, voire du régime politique dans lequel nous vivons, explique-t-il dans » la Tribune ».

La République a-t-elle encore assez de force d’âme pour se défendre face à ses ennemis ? Jusqu’à quand l’islamisme radical abusera-t-il de la patience démocratique ? Ces questions taraudent notre corps social mais aussi nos institutions. Longtemps, la maison de la laïcité a brûlé tandis que nous regardions ailleurs. Tout pompier qui intervenait pour la sauver recevait les projectiles des gardiens de la bonne conscience. Réagir était réactionnaire.

Aujourd’hui, le départ d’un proviseur, menacé pour avoir voulu faire respecter la loi, choque la France entière, car il traduit un sentiment d’impuissance, de recul, de défaite. Il est assez facile d’accabler l’Éducation nationale en de telles circonstances. En réalité, c’est toute la société qui est remise en question, son modèle républicain, sa capacité à se défendre. Et, au travers de la laïcité, c’est l’ensemble de l’armature démocratique qui est ébranlé. Car on ne doit jamais oublier que la démocratie se juge aussi aux outils dont elle se dote pour se défendre et se perpétuer. La laïcité en fait partie.

Pendant des années, des voix ont cherché à nous vendre le modèle communautariste. Combien de fois ai-je entendu vanter l’approche anglaise et ses supposées vertus de tolérance ? Londres la moderne face à Paris la crispée. Aujourd’hui, devant certains tribunaux civils de Grande-Bretagne, on invoque désormais la charia. L’antisémitisme explose. La patrie des libertés est en train de sombrer sous le poids de sa naïveté vaniteuse, de l’idée intenable que le « laisser-faire laisser-aller » résoudrait comme par magie tous les problèmes. Il est paradoxal et presque risible que la vision mélenchoniste de la société rejoigne dans ses effets ceux de la Mecque du capitalisme.

Si nous sommes particulièrement attaqués, c’est précisément parce que notre modèle excite l’hostilité de ceux pour qui son existence est une insulte à leur vision archaïque. Certains ont cherché à nous donner des complexes, désignant notre force comme une faiblesse. Nous étions sommés de penser que la laïcité était un legs historique désuet, une anomalie. L’enjeu de distinction du spirituel et du temporel est pourtant vieux comme les sociétés humaines. Et la réponse française, spécifique dans ses modalités, correspond à un besoin fondamental dans le monde entier, y compris dans les sociétés de tradition musulmane. La Turquie a pu être laïque pendant des décennies ; l’opposition iranienne, majoritaire dans la population, ne demande qu’à renvoyer les théologiens aux questions religieuses ; les Kurdes de Syrie ont créé une entité autonome où la laïcité est le principe, où les autres religions sont les bienvenues, où les femmes sont les égales des hommes. Aussi importe-t-il d’aborder le sujet sans céder aux intimidations des entrepreneurs en déconstruction. Les enjeux de la laïcité se confondent avec l’universalisme de l’aspiration démocratique, car ils déterminent tout simplement la question de la liberté. Les remèdes s’organisent autour de trois mots: la netteté, le pragmatisme et le courage.

Le premier impératif est celui d’une parole ferme et continue. Autant les sujets éducatifs se prêtent parfaitement au « en même temps » – il faut de l’exigence et de la bienveillance, de la méritocratie et de l’égalité, etc. -, autant les sujets régaliens ne peuvent se permettre un grand écart et encore moins des zigzags. On retrouve sur cette permanence républicaine aussi bien un Georges Clemenceau qu’un Georges Pompidou. D’un bout à l’autre d’un mandat présidentiel, on doit entendre de la part du chef de l’État, du Premier ministre et du ministre de l’Éducation nationale une musique invariable, celle de la République indivisible, laïque, démocratique et sociale par laquelle notre Constitution définit ontologiquement notre nation. Les règles, donc, doivent être posées. Et clairement défendues. La loi de 2004 dont nous fêtons l’anniversaire en est un exemple parfait. En 2017, la création d’un Conseil des sages de la laïcité était conçue dans le même esprit. Désormais, une instance de référence précise les normes applicables, les attitudes à tenir. Au sein de l’institution, nul ne peut désormais de bonne foi s’abriter derrière un supposé flou.

Le deuxième impératif est celui de l’action. La culture du signalement a progressé à l’Éducation nationale. Des équipes « valeurs de la République » ont été créées dans les rectorats pour agir chaque fois que des professeurs ou des chefs d’établissement se sentaient en situation de faiblesse face à des comportements inacceptables. L’esprit a changé : des milliers de signalements et d’interventions ont eu lieu depuis lors. Le « pas de vague » n’a certes pas disparu, à l’Éducation nationale comme ailleurs, mais il a reculé. Néanmoins, certaines formes d’autocensure ont pu progresser sous l’e!et de la peur ou de l’idéologie. Et, surtout, rien de tout cela n’a empêché les assassinats de Samuel Paty et de Dominique Bernard, ce qui nous oblige à une introspection permanente sur ce qui doit encore progresser. La coordination entre l’Éducation nationale, la police et la justice n’a cessé de se renforcer, car c’est par là que peuvent se résoudre les problèmes qui n’ont pas leur source dans l’école.

Le facteur humain est avant tout essentiel si l’on veut que les bonnes intentions entrent en pratique. C’est pourquoi, depuis 2020, les concours de professeur intègrent une épreuve orale évaluant le candidat sur ses connaissances et son positionnement au regard des valeurs de la République. Les premiers retours de terrain indiquent que les toutes nouvelles générations ont une conscience du sujet plus aiguisée que leurs immédiats devanciers. Il faudra aller beaucoup plus loin, tant on observe un fossé générationnel dû en partie aux idéologies dominantes à l’université, quant aux réflexes républicains face aux menées du communautarisme. Le « plan des 1000 », inspiré par l’inspecteur général honoraire Jean-Pierre Obin pour atteindre chaque enseignant grâce à 1000 formateurs expérimentés et alimentés aux meilleures sources, a touché à ce jour 504000 professeurs. Tout cela ne doit pas être oublié mais au contraire renforcé, prolongé, car il faut justement être dans une logique de sillon long et non dans celle des annonces sans lendemain.

Les solutions propres à l’Éducation nationale resteront insuffisantes si l’on n’a pas, de surcroît, une mobilisation des autres institutions et des citoyens. Pour cette raison, le troisième ingrédient, essentiel, sera le courage.

Le courage est souvent solitaire. C’est même un peu par cela qu’il se définit. Mais nous devons nous garder d’une forme d’esthétique de la défaite. Il faut désormais une éthique de la victoire. Cela signifie que nous devons passer au courage collectif.

Défendre la laïcité vous suscite des ennemis mortels et les menaces qui vont avec. Le premier mouvement d’une société est de bannir ceux qui lui disent une vérité aussi insupportable que salvatrice. C’est vrai dans le personnel politique comme dans un établissement scolaire.

Lorsqu’une menace survient, il faut que le nombre soit du côté du droit. Que la force soit du côté de la République. Le problème de la laïcité est totalement corrélé aux problèmes de la démocratie. Les ennemis de la démocratie sont organisés, unis, et ils ont le sens du long terme. En face, ses défenseurs sont ultra-majoritaires dans la population, mais ils ne sont pas organisés, ils se divisent à la moindre occasion et ne présentent aucune vision dans la durée. Il est vital que cela change. Cela peut commencer par la parole politique si elle sait rappeler les bienfaits de nos principes et les faire vivre. Cela peut continuer par la meilleure protection de chacun par les institutions. Mais, pour que cela se réalise pleinement, il faut les réflexes civiques de tous. C’est par la République que nous sauverons la démocratie.

Biodiversité: quel enjeu ?

Biodiversité: quel enjeu ?

Si le changement climatique préoccupe beaucoup de monde, les scientifiques alertent aussi régulièrement sur la crise de la biodiversité causée majoritairement par les activités humaines. La biodiversité, c’est un mot popularisé par une convention internationale en 1992 qui est la contraction de « diversité » et de « biologique ».

par
Julien Blanco
Chercheur en ethnoécologie, Institut de recherche pour le développement (IRD)

Sarah Paquet
Doctorante en économie écologique, Institut de recherche pour le développement (IRD)
dans The Conversation

Elle désigne la diversité du monde vivant et peut s’observer à trois niveaux :

Au niveau des espèces : c’est la diversité des animaux (les mammifères, les poissons, les oiseaux, mais aussi les insectes et les mollusques), des plantes (dont les arbres et les algues) ou encore des champignons et des bactéries. Parmi ces espèces, certaines ont été domestiquées par les humains, comme les vaches ou les chiens, mais ces dernières font aussi partie de la biodiversité ;

Au niveau des individus d’une même espèce : c’est le fait que chaque individu est unique, et qu’il y a plusieurs races ou variétés au sein d’une même espèce. Par exemple, l’espèce des chiens regroupe différentes races (chihuahuas, labradors, caniches, etc.) ;

Au niveau des écosystèmes et des paysages : ce sont tous les types de forêts, de savanes, de prairies, de milieux marins, ou encore de déserts qui sont le fruit de la rencontre entre des êtres vivants variés et leur environnement.

La biodiversité est donc présente dans tout ce qui nous entoure, y compris en ville et à la campagne, dans les terres, les mers et les rivières. Sa disparition pose problème pour trois raisons principales.

La biodiversité a le droit d’exister

Nous constatons aujourd’hui que les activités humaines menacent la biodiversité : sur environ huit millions d’espèces animales et végétales connues, près d’un million est menacé d’extinction.

Or on peut considérer que chaque être vivant a le droit d’exister sur cette planète : cette dernière est un lieu de vie pour toutes et tous, pas seulement pour les humains. Ainsi, chaque être a une valeur en soi (valeur intrinsèque) et devrait à ce titre pouvoir vivre, même si les humains le jugent inutile.

La biodiversité est nécessaire au bien-être des humains

Si vous pensez à ce que vous mangez chaque jour, vous réaliserez que tout est fourni par la biodiversité. La viande provient de divers animaux élevés ou chassés (poules, vaches, sangliers, etc.). Le pain et les pâtes sont préparés à partir de céréales comme le blé.

La biodiversité est aussi indispensable pour se soigner : la plupart des médicaments que nous utilisons sont issus des plantes et, dans beaucoup de pays, on utilise encore les plantes médicinales directement. Par exemple, le thym (Thymus vulgaris) peut être employé en décoction contre la toux et les bronchites. La molécule qu’il contient, le thymol, entre dans la composition de certains médicaments.

Sur un autre plan, les forêts sont particulièrement importantes, car elles participent à rendre l’eau que nous buvons potable, à limiter l’érosion des sols et à réguler le climat.

Par conséquent, les humains ne pourraient tout simplement pas vivre sans la biodiversité. Elle est importante parce qu’elle est utile à notre bien-être : on parle de valeur instrumentale. Bien qu’un peu égoïste, c’est un bon argument pour en prendre soin.

Les humains entretiennent des relations intimes avec la biodiversité
Au même titre que les relations amicales et familiales, les humains ont parfois des relations très profondes et intimes avec la biodiversité.

Par exemple, certaines personnes sont attachées aux rivières ou aux montagnes où elles ont grandi, ces lieux étant associés à des souvenirs. À leurs yeux, aucune autre rivière ou montagne ne peut les remplacer. On associe aussi l’identité de certains pays à la biodiversité : l’érable est le symbole du Canada, tandis que le ravinala (ou arbre du voyageur) et le lémurien sont ceux de Madagascar. De même, la population française est associée au coq ou aux grenouilles. Qu’adviendrait-il de ces identités si ces espèces venaient à disparaître ?

C’est ce qu’on appelle la valeur relationnelle de la biodiversité : elle est importante parce qu’elle définit qui nous sommes, notre histoire et notre identité. C’est d’ailleurs en se reconnectant à la biodiversité que l’on pourra en avoir davantage conscience.

Ce sont ces trois grandes valeurs (d’existence, d’utilité et relationnelle) qui rendent la biodiversité si importante et irremplaçable. Il est donc crucial d’en prendre soin et de faire preuve de réciprocité vis-à-vis d’elle.

Présidentielle-Trump ou Biden: un enjeu considérable

Présidentielle-Trump ou Biden: un enjeu considérable

Pour l’ex-conseiller opinion de Nicolas Sarkozy à l’Élysée la perspective du match retour entre Joe Biden et Donald Trump en 2024 Constitue un enjeu considérable à la fois interne et externe. Interview dans  » la Tribune »

La présidentielle de l’an prochain sera « l’élection la plus importante en un siècle, peut-être même en deux », pour les États-Unis, écrivez-vous. Pourquoi ?

JULIEN VAULPRÉ – La polarisation de l’Amérique atteint un niveau de paroxysme qui n’a jamais été aussi fort depuis la guerre de Sécession. L’Amérique est à la fois hébétée, stressée et sur ses gardes. Le temps est aux doutes. Doute sur la nation, d’abord. L’histoire patriotique des pionniers, the American frontier, mélange de démocratie et de violence, se heurte à la honte de l’esclavage. Une woke America émerge contre celle de la « destinée manifeste » dotant l’Amérique blanche d’une vocation universelle autorisant toutes les barbaries. Doute sur l’État ensuite, car la Constitution n’a jamais paru aussi fragile et le verdict de l’élection présidentielle n’est plus inattaquable.

Pourquoi Trump et Biden n’ont-ils l’un et l’autre jamais été aussi puissants au sein de leurs partis ?

Pour une raison simple : les deux candidats les ont kidnappés. Grâce à un leverage buy-out électoral, Trump dispose du soutien inconditionnel de 30 % des républicains et il a purgé le parti des héritiers de Reagan et Bush. De son côté, Joe Biden a fait un hold-up. Sénateur en 1972, candidat aux primaires en 1988, vice-président et président, il est « le » Parti démocrate comme il est « la » figure de l’average Joe, l’Américain du coin de la rue. Les cols bleus s’y retrouvent, et il séduit à la fois Wall Street et la tech californienne. Joe Biden est également un antidote à l’image du parti des urbains wokes, ces hipsters parodiant Jack Kerouac, devenus upper class [les classes aisées] et focalisés sur le prix du latte et les débats intellectuels. Biden est un mea culpa d’Obama 2008, de sa campagne trop brillante, quasi messianique, aux espoirs infinis. La coolitude d’Obama a fabriqué d’immenses déceptions et été le terreau de la radicalisation conservatrice. C’est la revanche des « descendants », majorité blanche, classe ouvrière, populations âgées, face à la coalition of the ascendant, jeunes et minorités. Joe Biden a ainsi imposé une candidature inévitable.

En quoi Trump est-il le favori ? Que change sa disqualification de la primaire du Colorado ?

Donald Trump fait figure d’ultra-favori en dépit des multiples procédures judiciaires. La décision de la Cour suprême du Colorado est un événement mais pas un coup d’arrêt, car elle est suspendue jusqu’au 4 janvier et fait l’objet d’un recours. Trump n’a ni stratégie ni plateforme politique, mais il a des intuitions et un personnage. Il reste difficile à combattre. Il fixe les termes du débat et couvre de ses cris ceux qui ne lui conviennent pas. Sa force réside également dans les faiblesses de Joe Biden. La première, c’est l’âge : le président sortant est off chart [à côté de la plaque]. La deuxième, c’est le pari économique des « Bidenomics » : Biden a été pris à revers par une inflation qui continue de toucher le pouvoir d’achat des ménages. Le bilan économique est bon, mais, à ce stade, personne ne lui en sait gré.

Vous expliquez qu’en fait la campagne va se jouer sur l’avortement. Pourquoi ?

Les deux programmes sont de plus en plus similaires : protectionnisme, durcissement contre la Chine, réindustrialisation, politique migratoire restrictive. Seul le droit à l’avortement s’impose comme clivant, au détriment inattendu des républicains. Tant que son interdiction était un horizon souhaitable, c’était un outil de mobilisation, mais depuis qu’il s’agit d’une réalité dans plusieurs États, les plus conservateurs se démobilisent, ayant atteint leur but, tandis que les pro-choice démocrates se mobilisent.

Dans quels États l’élection va-t-elle se jouer ?

Les deux partis tentent de convaincre le même groupe d’électeurs, les classes moyennes centrales, écartelées par la mondialisation. Les électeurs démocrates se concentrent de plus en plus sur les deux côtes ; mais elles sont déjà acquises à) Biden. En revanche, ce sont les États où les non-diplômés restent nombreux, et avec eux les électeurs républicains, qui constituent les swings states. Ces États clés, ceux du doute américain, sont l’Ohio [remporté par Trump], la Pennsylvanie, le Michigan, ou le Wisconsin, arrachés par Joe Biden en 2020 et qu’il doit conserver. La bataille sera difficile en Géorgie, au Nevada, en Arizona, et les écarts pourraient être minimes dans le Minnesota, le New Hampshire, la Caroline du Nord et la Floride.


Quel que soit le vainqueur, les États-Unis ne s’enfonceront-ils pas malgré tout un peu plus dans la crise ?

À quoi ressemblerait un deuxième mandat de Trump ? En 2016, les Américains ont choisi l’aventure. En 2024, ils choisiraient la fureur. Trump reviendrait durci par des années de rancœurs politiques et mieux armé autour d’ultra-loyalistes. Ce mandat pourrait être une période de frein à la globalisation, même si celle-ci reste une priorité pour les décideurs économiques. À quoi ressemblerait une reconduction de Biden ? Il sera tenté par une politique interventionniste dans le domaine industriel afin de consolider l’industrie américaine. Tous les diplomates s’accordent à dire que l’obsession chinoise demeurera, et que les mesures protectionnistes seront renforcées. Au fond, l’Amérique a le choix entre la fureur et la langueur. L’Amérique est prisonnière de fantômes. Les siens, les mythes qu’elle s’est créés. Celui d’un American way of life en contradiction avec la mondialisation et le changement climatique. Celui d’une idolâtrie de l’argent et de la réussite face à une paupérisation rampante. Celui d’un melting-pot transformé en Fort Alamo géant derrière le mur de la frontière mexicaine contre l’immigration. Celui de sa foi inconditionnelle dans la liberté déformée au miroir grimaçant des hate speeches sur Internet, des overdoses d’opioïdes et des massacres par arme à feu. Pour se libérer de ses fantômes, l’Amérique a besoin d’un avenir et donc d’un passé réconcilié. L’avertissement de Tocqueville à la France révolutionnaire s’applique aussi aux États-Unis de 2024 : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres. »

Le grand enjeu : la répartition équitable de la valeur créée 

Le grand enjeu : la répartition équitable de la valeur créée 

Quatre ans après l’adoption de la loi Pacte qui promeut la responsabilité sociale des entreprises (RSE), Pierre Victoria, expert associé Fondation Jean Jaurès plaide, dans une tribune au « Monde », pour un partage de la valeur plus favorable aux salariés, dont le pouvoir d’achat est érodé par l’inflation.

Au creux de l’été, les entreprises du CAC 40 ont annoncé, pour la quasi-totalité d’entre elles, des résultats semestriels particulièrement satisfaisants : 85 milliards d’euros de profits, un bénéfice en hausse de 12,7 % par rapport au premier semestre 2022. Les grandes entreprises françaises vont bien et c’est une bonne nouvelle pour notre économie nationale et pour l’emploi en France.

Cependant ces annonces contrastent avec les conséquences de l’inflation pour les ménages, l’augmentation abusive de certains prix, à commencer par ceux de l’essence, au prétexte facile du conflit ukrainien et du prix des matières premières.

Force est de constater que l’inflation a pesé sur le pouvoir d’achat des Français et pas sur celui des marges des grandes entreprises. Le grand gagnant de ces six derniers mois, c’est l’actionnaire que 20 % des entreprises du CAC 40 souhaitent encore plus privilégier au cours du second semestre grâce à la procédure hautement contestable des rachats d’actions qui permet d’accroître artificiellement le bénéfice par action détenue.

Pourtant la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), votée en 2019, avait pour ambition de faire croître les entreprises tout en précisant leurs responsabilités à l’égard de toutes leurs parties prenantes. Son volet sociétal avait été largement inspiré, à défaut d’être totalement repris, des quatorze propositions du rapport réalisé par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, à l’époque PDG de Michelin, à l’issue d’un long travail de concertation par l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise.

Le législateur a construit un dispositif à trois étages qui se complètent : définition d’une raison d’être pour définir son utilité sociétale, possibilité de se doter de la qualité de société à mission pour le contrôle de la mise en œuvre effective de ses engagements sociaux et environnementaux par les parties prenantes et modification de l’objet social de la société commerciale.

Désormais toutes les entreprises doivent être gérées en prenant en considération les enjeux environnementaux et sociaux. Ainsi est reconnue l’idée essentielle que l’entreprise est une construction collective qui a des comptes à rendre, non seulement à ses actionnaires mais à l’ensemble de ses parties prenantes.

Environnement -Climat et enjeu de l’eau

Environnement -Climat et enjeu de l’eau

 

 

A mesure que le réchauffement se renforcera, les conséquences sur les ressources hydriques d’un modèle agricole dopé aux intrants de synthèse deviendront de plus en plus sévères, prévient Stéphane Foucart, journaliste au « Monde », dans sa chronique.

 

Bien plus que tous les épisodes de sécheresse de l’histoire récente, l’été écoulé nous a contraint à reconnaître qu’il ne fallait pas plaisanter avec l’eau. L’eau, c’est une affaire sérieuse. Elle est nécessaire partout, tout le temps, pour tout le monde et, lorsqu’elle vient à manquer, il n’existe aucun miracle technologique capable de remplacer une bonne vieille pluie.

Avec le changement climatique en cours, ces réalités s’imposeront toujours plus durement à l’Europe et au reste du monde. Elles sont aggravées par un autre constat : l’eau qui nous restera sera de plus en plus contaminée par toutes les substances résultant de nos activités, et en particulier par les quelque 60 000 tonnes de chimie de synthèse dispersées chaque année dans les campagnes par le modèle agricole dominant.

Ces derniers jours, plusieurs enquêtes journalistiques ont attiré l’attention sur ce qui est longtemps demeuré un point aveugle de la surveillance des ressources. Jusqu’à présent, cette surveillance était focalisée sur la recherche des pesticides eux-mêmes, négligeant de s’intéresser à de nombreux sous-produits de leur dégradation, c’est-à-dire leurs « métabolites ». La refonte de la directive européenne sur l’eau potable, achevée en décembre 2020, est venue lever cette ambiguïté, au prix d’une prise de conscience douloureuse. Une commune sur quatre a été concernée en 2021 par des dépassements des normes de qualité de l’eau potable selon nos confrères de Franceinfo et du magazine « Complément d’enquête », soit environ un Français sur cinq, selon les données colligées par Le Monde. Et le pire est sans doute encore à venir, de nouvelles substances devant être prochainement incluses dans les plans de surveillance.

Les administrations et les collectivités se sont retrouvées prises de court par la situation tout au long de l’année passée, parfois confrontées à des excès marqués de certains métabolites pour lesquels les données de toxicité sont lacunaires ou inexistantes. En 2021, dans la panique réglementaire qui a suivi la découverte inattendue de ces substances dans les réseaux de distribution d’eau, on a vu les mêmes dépassements de normes de qualité, pour les mêmes produits, être considérés comme bénins dans certaines régions, et entraîner des interdictions de consommation dans d’autres.

L’eau est ainsi au cœur de deux crises : l’une climatique, l’autre chimique. Avec, comme principal opérateur synergique entre les deux, notre modèle d’agriculture productiviste, qui aggrave le réchauffement tout en puisant de manière excessive dans les ressources hydriques. Selon les chiffres du ministère de la transition écologique, l’agriculture tricolore engloutit près de la moitié de l’eau consommée chaque année en France – et près de 80 % au cours des trois mois d’été. La plus grande part de cette eau est utilisée par une petite fraction d’exploitants, pour produire des céréales qui seront exportées sur les marchés internationaux, principalement pour nourrir des animaux élevés dans des bâtiments.

Logement : « L’accès à la propriété , un enjeu démocratique

Logement : « L’accès à la propriété , un enjeu démocratique

par
Nicolas Darbo

Consultant spécialisé dans les banques et l’immobilier chez Accuracy

Charles Mazé

Consultant spécialisé dans les banques et l’immobilier chez Accuracy

Nicolas Paillot de Montabert

Consultant spécialisé dans les banques et l’immobilier chez Accuracy

Trois experts de l’immobilier, Nicolas Darbo, Charles Mazé et Nicolas Paillot de Montabert, proposent dans une tribune au « Monde » deux mécanismes pour faciliter l’acquisition d’un logement : des prêts d’Etat et la séparation entre nue-propriété et usufruit.


Notre pays peut-il se permettre une nouvelle crise du logement ? Si l’emploi se porte bien, l’un des autres principaux moteurs de la progression sociale est en panne. Pénalisée depuis vingt ans par la forte croissance des prix, et plus récemment par la remontée brutale des taux d’intérêt, l’accession à la propriété immobilière est pour beaucoup devenue un rêve inaccessible. De quoi nourrir un dangereux sentiment de stagnation sociale.

La propriété immobilière joue trois rôles-clés dans le modèle social français. Elle est l’un des principaux leviers d’accès à l’autonomie financière et à la constitution d’un patrimoine. Elle permet aux retraités de conserver un bon niveau de vie après leur départ à la retraite en dépit de la baisse de leurs revenus. Enfin, elle crée un lien patrimonial et affectif entre les générations, par la transmission dont elle est l’objet.

L’accès à la propriété immobilière n’est donc pas juste un sujet technique : c’est un sujet social et politique. Et, par symétrie, lorsque l’accès à la propriété immobilière devient plus difficile, la société s’en trouve affaiblie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, depuis quarante ans, des politiques publiques volontaristes et des incitations fiscales sont mises en œuvre par l’Etat pour faciliter l’accès à la propriété foncière et pallier le manque structurel de logements.

Depuis mi-2022, la situation s’est sérieusement tendue sur le marché du logement. Les tensions macroéconomiques liées à la guerre en Ukraine s’ajoutent à un contexte post-Covid tendu et interviennent dans une période de renforcement de plusieurs réglementations structurantes pour le marché du logement.

Côté offre, l’inflation sur le prix des terrains et les matériaux de construction, la diminution du nombre de permis de construire accordés par les autorités locales et les nouvelles normes environnementales, renchérissent les coûts de construction.

Côté demande, la hausse des taux d’intérêt limite la capacité d’endettement des ménages, dans un contexte de durcissement des règles de financement par le Haut Conseil de stabilité financière (HCSF). Les prix se maintiennent pour le moment, mais le coût de la dette et la pression réglementaire augmentent : c’est un cocktail détonant.

Débat sur la valeur travail: un enjeu de société

Débat sur la valeur travail: un enjeu de société

par
Éric Dacheux
Professeur en information et communication, Université Clermont Auvergne (UCA)

Daniel Goujon
Maître de conférences en sciences économiques, Université Jean Monnet, Saint-Étienne

La question du travail est au cœur de questions brûlantes d’actualité telles que la réforme des retraites, l’utilisation industrielle de l’intelligence artificielle ou bien encore la remise en cause du modèle productiviste. Paradoxalement ces multiples interrogations sur les évolutions concrètes du travail ont lieu au moment même où le travail continue à être présenté comme une valeur morale indiscutable et cela de la gauche à la droite de l’échiquier politique.

Tout se passe comme si les débats nécessaires sur les transformations de la place du travail dans notre quotidien étaient limités voire empêchés par un consensus non interrogé, une doxa, sur la centralité indépassable du travail pour avoir un revenu, pour s’émanciper, pour créer de la solidarité, etc.

Et pourtant accepter de débattre sur la place du travail dans la société de demain est sans doute un préalable à toute bifurcation nous permettant de remédier à la triple crise économique, démocratique et écologique que nous vivons.

Le travail, activité visant à transformer son environnement, peut être perçu comme l’élément qui définit la spécificité humaine. L’homme en créant par le travail les conditions de son existence se différencie ainsi de l’animal soumis aux aléas de la nature. Simultanément le travail comme effort pour aller au-delà de soi-même est perçu comme un moyen d’émancipation. Dans ces conditions, le travail comme valeur morale reste central alors même que le travail comme activité économique n’obéit plus à la même nécessité qu’autrefois du fait de l’évolution technologique.

Déjà l’ouvrier spécialisé a été remplacé par la machine dans de nombreuses entreprises et nous sommes aujourd’hui avec l’intelligence artificielle au début de questionnements quant à l’avenir des activités intellectuelles. Cette tension entre la raréfaction du besoin de travailler pour produire de la richesse économique et le consensus autour de la nécessité de travailler et l’une des sources, dans nos sociétés, de dégradation de l’emploi (défini comme du travail rémunéré).

Faute d’envisager une diminution drastique du temps de travail et de décorréler obtention d’un revenu et emploi, nous assistons à une lente dégradation de la qualité et de l’intérêt du travail : précarisation, parcellisation des tâches, etc.

Cela se traduit par des phénomènes comme «les bull shit jobs» mis en évidence par l’anthropologue David Graeber, le «quiet quitting» (faire le minimum dans l’emploi qu’on occupe), la souffrance au travail, ou la grande démission. Cela participe aussi à l’opposition des Français au report de l’âge de la retraite et à la montée d’un ressentiment vis-à-vis des élites économiques mais aussi politiques ce qui alimente la crise démocratique.

Le travail contre la démocratie?

Certains, qui ont la chance d’exercer des métiers intéressants et rémunérateurs semblent défendre la dimension émancipatrice du travail alors que, dans les faits, ce qu’ils défendent réellement c’est l’obligation faite à des personnes peu qualifiées d’accomplir des tâches pénibles et non porteuses de sens qu’ils ne veulent pas accomplir.

Homme triste avec cravate
Aujourd’hui, on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux. Andrea Picquadio/Pexels, CC BY-NC-ND
Ce phénomène, que le philosophe André Gorz nomme «dualisation salariale» est dangereux pour la démocratie car il éloigne l’horizon d’égalité. Cette dualisation salariale se couple avec l’idée de subordination propre à tout contrat salarial. Pour le dire autrement, on défend l’idée morale d’un travail émancipateur qui se traduit par un contrat salarial producteur d’inégalités et réducteur d’autonomie.

Or la démocratie est auto nomos (autonomie) la capacité à faire et défaire collectivement les normes qui nous gouvernent comme le rappelait Cornélius Castoriadis.

Être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique
En effet, la valorisation morale du travail semble une donnée intemporelle, naturelle, alors que dans la Grèce antique, quand on parlait de valeur on discutait du beau, du bien ou du vrai mais pas du travail. D’ailleurs, ainsi que le soulignait la philosophe Hannah Arendt, il fallait même être libéré du travail pour participer à l’activité essentielle : la politique

Aujourd’hui, au contraire, à travers le télétravail on assiste à une colonisation du temps consacré à l’activité économique sur les autres temps sociaux.

Ce temps consacré à l’économique est d’autant plus important que nous sommes rentrés dans une économie de l’attention qui occupe une large part de nos loisirs. Cette temporalité hégémonique du travail et de la consommation correspond à ce que Karl Polanyi (1983) nomme une société de marché, c’est-à-dire une société qui n’est plus régulée par des lois délibérées mais par les règles de l’échange marchand. De ce fait, nous avons de moins en moins de temps pour vérifier les informations, pour remettre en cause des évidences, pour construire sereinement dans la délibération des désaccords féconds. Cela dans une période où il nous faut pourtant prendre le temps d’inventer des solutions collectives pour aller vers une société plus résiliente et écologique.

Valeur travail ou soutenabilité écologique, il faut choisir

L’impératif moral d’avoir une activité productive rémunérée fait passer au second plan l’utilité sociale et écologique de la production. Autrement dit, nous sommes dans une société où on ne travaille plus pour produire plus mais où on produit plus pour pouvoir être en mesure de travailler plus.

Ainsi, produire plus d’automobiles ne permet pas d’aller plus vite et d’être plus libre, cela crée des embouteillages et de la pollution ce qui créera de nouveaux marchés nécessitant plus de travail dans l’invention et la production de véhicules plus rapides ou plus écologiques. Nous pouvons faire référence à Ivan Illich qui montrait dans La convivialité et cela dés 1973, que l’automobile ne permettait pas de se déplacer plus vite qu’en vélo mais qu’elle créait, au nom du progrès et la croissance, de la dépendance.

Mini-bus, van, bicyclette
Peut-on imaginer une société plus conviviale sur le modèle proposé par le penseur Ivan Illich? Pexels/Elviss Railijs Bitāns, CC BY-NC-ND
Or ce paradoxe est catastrophique pour l’écologie. Il n’est pas possible d’avoir une croissance infinie sur une planète finie. Pour préserver les conditions d’habitabilité de la planète, il semble nécessaire de produire moins et donc accepter de travailler moins. Comment ? Dans quel secteur ?

Remettre en question la place centrale du travail

Pour que ce débat ait lieu, il faudrait débattre de la valeur travail et remettre en cause sa centralité. Or ce débat n’est pas simple car il renvoie, tout d’abord, à des questions débattues mais qui n’ont pas, pour l’instant, trouvé de réponses consensuelles.

La première, mise en évidence à l’occasion de l’épisode de Covid-19, est celle de la juste rémunération des tâches. Les tâches socialement les plus utiles – celle du care notamment – sont pourtant parmi les moins rémunératrices.

La seconde, ouverte par les débats autour du RSA en France et plus généralement du revenu d’existence en Europe, est celle du découplage du lien entre emploi et revenu.

Cette seconde question entraîne une troisième, celle de la répartition des tâches collectives ingrates si elles ne sont plus assurées par des personnes soumises à des conditions de travail dégradées. Mais ce débat est complexe aussi parce qu’il renvoie à des thèmes non débattus dans l’espace public.

Le premier est celui de la justice distributive (à chacun selon ses mérites). Le droit de vivre doit-il découler de l’effort productif ou du respect de la dignité humaine ? Dans le premier cas, chacun doit apporter une contribution au collectif, dans le second chacun est libre de sa (non) participation. Le deuxième est celui de la valeur économique. Aujourd’hui, l’économie se fonde sur l’idée que la création de richesses repose sur la création de valeur qui elle-même repose sur l’utilité. C’est-à-dire en définitive sur les désirs des individus. Tant que quelque chose répond à un désir humain quelconque il doit être produit. Conception qui engendre de la croissance mais pas nécessairement de l’utilité sociale et de la soutenabilité écologique.

En réalité, le débat sur la valeur travail est à la fois nécessaire et difficile à mettre en place car il vise à remettre en cause la primauté de l’économique sur le politique, le social et l’écologique. Débattre de la valeur travail c’est, au fond, débattre de «ce à quoi nous tenons».

Logement : un enjeu de santé publique

Logement : un enjeu de santé publique

Par Yankel Fijalkow
Professeur, sociologue et urbaniste, Laboratoire LAVUE UMR 7218 CNRS, École nationale supérieure d’architecture de Paris Val de Seine (ENSAPVS) – USPC

Yaneira Wilson
Architecte – Docteure en Urbanisme, École nationale supérieure d’architecture de Paris Val de Seine (ENSAPVS) – USPC

Le gouvernement vient de proposer des mesures pour relancer la construction, la rénovation et l’accession à la propriété. Mais ces mesures prendront-elles en compte les pollutions que présentent certains habitats ? En effet on considère souvent – à tort – les logements comme des abris à l’écart des toxicités de la vie urbaine. Celles-ci sont par ailleurs élevées. Selon le The _Lancet_Planetary Health du 18 mai 2022, neuf millions de personnes meurent ainsi chaque année dans le monde à cause de la pollution, de l’air, de l’eau ou des sols soit trois fois plus que les morts cumulés des suites du sida, de la tuberculose et du paludisme. En Île-de-France, le nombre de décès évitable est estimé à 8000 par an.

Or, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a montré le rôle primordial de la qualité du logement dans la prise en charge de ces questions. Ainsi les maladies respiratoires et cardiovasculaires, les dépressions et le stress sont aussi à mettre en rapport avec la qualité de l’air et des matériaux, l’humidité, l’isolation phonique et thermique, le manque d’espace de nos logements.

Depuis une dizaine d’années, plusieurs équipes d’experts réfléchissent à la mise au point d’un index des qualités de l’habitat en matière de santé.

Cependant, les mesures établies par ces chercheurs, qu’il s’agisse de l’Indice de salubrité du logement (2014), Healthy Homes Barometer (2015), HEQI (2019), ou Domiscore (2020), considèrent peu la santé comme un état de bien-être physique et mental (définition de l’OMS de 1946), et ne s’intéressent pas aux immeubles ordinaires non classés comme insalubres.

De plus les études nécessitent de tenir compte des évolutions démographiques comme le vieillissement de la population, ou l’augmentation des familles monoparentales qui montrent que les qualités attendues de l’habitat sont aussi plurielles que liées à la santé physique et mentale (chutes, accidents domestiques, stress…).

La qualité architecturale des logements… sans la santé  !
Le problème de la qualité des logements est en effet général. Depuis une dizaine d’années, les architectes et les constructeurs réfléchissent à cette question. Après la loi Élan (2018) qui propose de « construire plus, mieux et moins cher », trois rapports officiels abordent le sujet.

Le rapport Lemas/Badia (2020), met l’accent sur la question des surfaces des logements sociaux, leur modularité et leur adaptabilité, leur luminosité et leur rapport à l’extérieur.

Le rapport Laurent Girometti et François Leclerq (2021) qui soutiennent « un référentiel destiné à améliorer la qualité d’usage des logements pour répondre aux nouveaux besoins des occupants et retrouver le désir d’habiter en ville ».

Le rapport de l’Institut des Hautes Études pour l’Action dans le Logement IDHEAL (2021) souligne la méconnaissance des usages et modes de vie de la part des concepteurs. Sur la base d’une analyse de 200 plans d’appartements construits depuis vingt ans, il constate une détérioration des surfaces aménageables dans les appartements, notamment la surface des pièces, les cuisines ouvertes, et les espaces extérieurs.

En 2021, le gouvernement a lancé un vaste appel d’idées et d’expérimentations sur « la qualité du logement de demain » et désigné une centaine de lauréats faisant l’objet d’un suivi scientifique et technique.

Cependant, dans ces consultations, la notion de santé n’apparaît pas ou peu, du moins de façon explicite. Ceci illustre les difficultés des deux domaines du logement et de la santé à dialoguer, ce qui n’a pas toujours été cas.

Le XIXe siècle correspond à l’entrée du logement comme question politique. En France, la loi sur l’habitat insalubre, adoptée en 1850, vise les appartements loués dont les caractéristiques sont « susceptibles de nuire à la vie ou à la santé des habitants ». En 1891, le docteur Jacques Bertillon, qui publie le premier recensement des conditions de logement et cartographie le surpeuplement des ménages, compare cette carte avec celle des décès (Bertillon, 1894).

Les architectes du mouvement moderne, guidé par Le Corbusier, mettront à profit ces constats. Au nom de l’hygiène, ils préconisent des logements aérés, lumineux et respectant des dimensions standardisées devant procurer à l’habitant un sentiment de bien-être et de confort.

De son côté, la statistique publique des conditions de logement se fonde depuis l’après-guerre sur la présence d’équipements sanitaires comme indice de salubrité. À partir de 2000, observant que plus de 90 % des logements sont équipés, des chercheurs de l’Insee ont montré que d’autres défauts affectent l’habitat et la santé.

Ainsi, la qualité de l’habitat ne se réduit pas à des dimensions techniques. Elle comprend la possibilité pour l’habitant de partir ou de déménager (principe de mobilité)  ; le principe d’adaptabilité du logement à tous les âges et cycles de la vie  ; le principe d’identité qui permet ou non à l’habitant de se reconnaître dans son lieu de vie et d’en parler (principe de narrativité).

Ces éléments correspondent à la notion de santé dans le sens de l’OMS (un sentiment de bien-être physique et mental) on peut étudier l’effet de la représentation par les habitants de leur habitat sur leur santé. La qualité des habitats peut-elle être évaluée à partir de la notion de santé  ?

La qualité des habitats peut-elle être évaluée à partir de la notion de santé  ? Tel est le projet du programme SAPHIR, soutenu par l’Agence Régionale pour la Santé. Il consiste en une recherche-action dans le cadre d’un partenariat entre le bailleur social Paris Habitat et IDHEAL.

Il s’appuie sur une typologie de 12 immeubles représentatifs, par leur taille, l’époque de construction du Nord-est parisien. Ils reflètent une gamme diversifiée de logements sociaux et très sociaux. Auprès des habitants de ces immeubles, il s’agit de mesurer la capacité des habitants à se saisir des questions d’habitat par le biais de la santé, qu’il s’agisse du chauffage, de l’humidité, de la qualité de l’air, des nuisances sonores, etc.

La recherche de la santé et le bien-être dans le logement sont ainsi des occasions d’évoquer le rapport des habitants à l’architecture qu’ils habitent, aux dispositifs techniques, et au gestionnaire.

Concrètement, dans chaque immeuble l’intervention des chercheurs correspond à plusieurs étapes  :

Un « café pédagogique » où les habitants sont abordés dans l’espace d’accueil au moyen d’une affiche grand format présentant la recherche et les affections probables dans le logement

Une campagne d’entretiens individuels amenant les locataires à expliciter leurs parcours résidentiels, leurs pratiques de l’habitat et du quartier, leurs difficultés et le lien qu’ils font ou non avec les questions de santé.

Un premier focus group d’habitants dressant des éléments de diagnostics et de bilan partagés sur la qualité des logements. Il développe, amplifie ou minimise les éléments apparus lors des entretiens individuels.

Un second focus avec les équipes techniques.

Les premiers résultats de la recherche montrent que si la préoccupation de la santé dans l’habitat se développe, elle n’aborde pas les mêmes thèmes selon les types d’immeubles et les phases du cycle de vie. De nouveaux critères de qualité de l’habitat émergent (comme la qualité de l’air, l’isolation phonique et thermique) à la fois plus subjectifs et techniques.

Des modalités de dialogues entre habitants et gestionnaires sont à inventer, les chercheurs ayant joué un rôle d’éveilleur, en posant la question de la santé comme un problème collectif. Cependant le rôle de la recherche ne s’arrête pas là. Elle consiste aussi à interroger les concepteurs, car si le consommateur d’aujourd’hui est exigeant à l’égard des produits qui lui sont proposés, il est permis de penser que l’habitant de demain le sera vis-à-vis de son cadre de vie.

La gestion de la ressource eau, un enjeu majeur ?

La gestion de la ressource eau, un enjeu majeur ?


par Laurent Baechler
Dans L’Europe en Formation 2012/3 (n° 365), pages 3 à 21


Parmi les ressources qui contribuent au développement des activités humaines, l’eau présente plusieurs caractéristiques qui la distinguent de toutes les autres : elle est indispensable à la vie ; elle est omniprésente (elle compose 65 % du corps humain, et recouvre 70 % de la surface de la Terre) ; elle est disponible en quantités strictement fixes, dictées par les lois de conservation et le cycle de l’eau. Le fait qu’elle soit indispensable à la vie sur terre en fait une ressource convoitée plus qu’aucune autre : sa rareté maintient des populations entières dans des trappes à pauvreté, et alimente des conflits politiques qui peuvent aller éventuellement jusqu’au conflit armé.

Elle est omniprésente, mais la quantité utile pour les activités humaines est répartie de manière extrêmement inégale. Sur les quelque 1 300 millions de km³ d’eau qu’abrite la planète, 97,2 % sont constitués des eaux salées inutilisables pour les activités humaines ; des 2,8 % restant, 2,15 % sont « piégés » dans les glaces polaires ; reste 0,65 %, dont 0,62 % sous forme souterraine. Le cycle de l’eau assure un niveau de précipitation terrestre d’environ 113 000 km³ par an, dont il faut soustraire 72 000 km³ d’évaporation pour obtenir le flux net disponible ; du total restant, 32 900 km³ sont considérés comme géographiquement accessibles, mais il faut également tenir compte du moment auquel ont lieu ces précipitations. La plupart sont concentrées sur des périodes de temps réduites et donnent lieu à des inondations ; restent 9 000 km³ effectivement accessibles ; si l’on ajoute les eaux de précipitation retenues en barrages, on compte finalement 12 500 km³ d’eau douce disponibles chaque année pour les usages humains, ce qui représente plus de 5 000 litres par personne et par jour au plan mondial, les plus gros utilisateurs (les Américains) n’en prélevant « que » 1 800 litres quotidiennement. Ces chiffres pourraient donner l’impression que l’eau est surabondante, mais sa répartition inégale au plan international ou intra-national en fait une ressource inaccessible pour une grande partie de la population mondiale : 9 pays se partagent 60 % des ressources en eau douce (le Brésil, la Colombie, la Russie, l’Inde, le Canada, les États-Unis, l’Indonésie, le Congo et la Chine), alors que l’on trouve dans certains pays considérés comme abondants en eau des régions dévastées par le manque d’eau (en Inde par exemple).

5La troisième caractéristique de l’eau, la disponibilité en quantités fixes à l’échelle planétaire, oblige à considérer la notion d’offre d’eau comme une réalité géophysique autant qu’économique. La réalité géophysique est dictée par les lois de conservation qui font que la ressource ne peut être détruite ni créée, et que son renouvellement « infini » est assuré par le cycle de l’eau. À cela, il faut ajouter que l’eau peut se conserver sous des formes évolutives, et que ces dernières peuvent modifier l’accessibilité à l’eau. De ce point de vue, le changement climatique jouera très probablement un rôle décisif (et négatif) dans la disponibilité future en eau, dans la mesure où le cycle de l’eau est un système parmi les plus sensibles au phénomène, avec des impacts sur l’accessibilité à l’eau douce, la qualité de l’eau disponible et le potentiel destructeur de l’eau par le biais de la multiplication des épisodes climatiques extrêmes [1]
[1]
Voir Kundzewicz Z. W., L. J. Mata, N. W. Arnell, P. Döll, B.…. La réalité économique est que l’offre d’eau ne peut réagir aux signaux de marché comme c’est le cas pour toutes les autres ressources primaires : l’ajustement de l’offre d’eau ne peut se faire qu’à la marge, par un moindre gaspillage et une meilleure utilisation de la ressource disponible (augmentation de la productivité de l’utilisation d’eau). Il existe cependant une exception à cette « loi » économique dictée par des contraintes géophysiques : le dessalement de l’eau, qui permettrait effectivement d’augmenter la disponibilité d’eau douce presque indéfiniment (et qui jouerait en quelque sorte le même rôle que le développement des énergies renouvelables dans un autre domaine).

6Si l’offre d’eau peut être considérée à bien des égards comme fixe, c’est du côté de la demande que l’on trouve les principales explications de la raréfaction de la ressource. Celle-ci a évolué au cours des dernières décennies sous l’impact principalement de la croissance démographique et de l’augmentation des niveaux de vie. La croissance démographique a été autorisée par – et a dans le même temps entraîné – une forte augmentation des surfaces irriguées pour les activités agricoles : celles-ci ont été multipliées par deux en 60 ans, alors que la quantité d’eau utilisée par les activités agricoles a été multipliée par trois. Par ailleurs, de plus en plus de consommateurs sont devenus de plus en plus gourmands en eau, dans les pays riches bien entendu, mais de plus en plus dans les pays émergents avec le développement des classes moyennes : avec près de deux milliards de personnes sur le point d’accéder au statut de classe moyenne, la consommation d’eau ne peut qu’augmenter, même pour une population stagnante, du fait du changement de régime alimentaire. Il faut en effet quatre fois plus d’eau pour produire un kilo de bœuf en comparaison d’un kilo de poulet, et cinq fois plus d’eau pour produire un verre de jus d’orange par rapport à une tasse de thé.

7L’agriculture est encore de loin le secteur le plus demandeur en eau, puisqu’il contribue pour 70 % des prélèvements et 93 % de la consommation globale [2]
[2]
Les prélèvements correspondent aux quantités d’eau que les…, essentiellement dans les pays en développement où l’agriculture demeure une activité majeure. Elle est de ce point de vue le secteur le plus problématique pour la gestion des ressources en eau : la demande croissante dans le secteur agricole est de moins en moins satisfaite par l’usage des eaux de pluie et de surface, mais de plus en plus par des prélèvements souterrains, qui mènent souvent à l’épuisement de la ressource [3]
[3]
Et dans des cas extrêmes à des situations catastrophiques,….

8Mais avec l’augmentation des niveaux de vie un peu partout dans le monde, les deux autres catégories de prélèvements, pour l’industrie et les activités domestiques, voient leur part augmenter. Elles ne comptent respectivement que pour 22 % et 8 % des prélèvements globaux, mais leur augmentation a été deux fois plus rapide que pour l’agriculture au cours de la deuxième moitié du xxe siècle.

9Le bilan de ces évolutions est que les prélèvements en eau ont augmenté deux fois plus vite que la population mondiale au cours du xxe siècle. Et étant donné les tendances de croissance économique et d’amélioration de la productivité de l’utilisation de l’eau à l’échelle globale, on prévoit que l’écart entre l’offre et la demande sera de 40 % d’ici 2030 [4]
[4]
Voir le rapport du 2030 Water Resources Group, Charting our…. Il n’existe pas de courbe de Kuznets pour l’accessibilité aux ressources en eau [5]
[5]
La courbe de Kuznets en U inversé implique que certains…, mais au contraire une empreinte écologique en la matière très étroitement liée au niveau de développement [6]
[6]
Voir Hoekstra A. Y. et A. K. Chapagain, “Water footprints of….

10Parler de raréfaction de la ressource en eau de manière générale n’a pas grand sens : parmi les caractéristiques de l’eau et problématiques qui en découlent, une des plus significatives est le caractère local et temporel de sa disponibilité. Celle-ci est fonction de paramètres très contextuels, mélange de caractéristiques géophysiques, climatiques, démographiques et socio-économiques, qui contribuent à faire de l’eau une ressource extraordinairement mal répartie dans le monde et dont la gestion repose sur des paramètres essentiellement locaux : comme indiqué précédemment, 9 pays se partagent 60 % des ressources en eau douce, mais on compte parmi eux les deux pays les plus peuplés, la Chine et l’Inde, qui doivent se partager 10 % de la ressource pour près d’un tiers de la population mondiale ; les pays à climat non tempéré souffrent de l’irrégularité des précipitations [7]
[7]
Les prélèvements pour les activités agricoles représentent 3 %… et de leur caractère souvent excessif ; les pays pauvres ou en développement dépendent beaucoup plus des activités agricoles que les autres [8]
[8]
95 % de la population active au Bhoutan pour le cas extrême,…, et l’agriculture est de loin le secteur le plus consommateur d’eau comme indiqué plus haut ; dans certaines zones, les difficultés viennent du manque de moyens d’exploitation rationnelle de la ressource disponible (seulement 4 % des surfaces cultivées sont irriguées en Afrique subsaharienne, malgré le fait que le continent bénéficie de larges quantités d’eau de surface et souterraine inexploitées) ; les problématiques de l’eau en zone urbaine sont très différentes de celles en zone rurale, ne serait-ce que pour des raisons de détérioration de la qualité de la ressource dans les zones densément peuplées ; etc.

11Enfin, le problème de l’accès à l’eau est plus qualitatif que quantitatif [9]
[9]
C’est même pour certains auteurs le paramètre dominant pour le…. La pollution de l’eau est un problème clé de la gestion de la ressource. Celle-ci est souvent défectueuse par défaut de systèmes de collecte et de purification/évacuation des eaux usées ou d’infrastructures de stockage d’eau propre à la consommation. Les conséquences sont malheureusement bien connues : manque d’hygiène basique entraînant son cortège de surmortalité infantile, morbidité et malnutrition [10]
[10]
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la moitié des…. Les difficultés d’accès à l’eau propre (qui concernent près d’un être humain sur deux) sont la première cause de mortalité dans le monde, avec un triste bilan de près de 3,6 millions de personnes par an. Les gestes les plus simples, comme se laver les mains pour éviter la transmission de maladies infectieuses, deviennent ainsi des enjeux majeurs de développement. Le problème se pose avec une acuité particulière dans les zones urbaines en rapide expansion dans les pays en développement, où les infrastructures ne peuvent pas suivre l’explosion des besoins. Une des conséquences est que les pays émergents sont parmi les principaux consommateurs d’eau en bouteille après les États-Unis (le Mexique, la Chine, le Brésil et l’Indonésie faisant partie des dix premiers consommateurs), alors qu’il s’agit de la forme d’accès à l’eau potable la plus chère.

12Mais le problème de la qualité de l’eau est l’affaire de tous, en considérant schématiquement que le développement économique s’est fait sur la base de la détérioration de la qualité de l’eau dans les pays riches (essentiellement par pollution des sols du fait de l’énorme augmentation de la productivité agricole autorisée par l’usage des engrais et pesticides), ou que le sous-développement aggrave ces problèmes de détérioration par manque de moyens d’y faire face.

Un problème de gestion de ressource
13Si l’on combine l’ensemble des paramètres déterminant les conditions d’articulation entre l’offre et la demande d’eau, on parvient finalement à la conclusion que le problème de l’accès à l’eau est essentiellement un problème de développement. La population mondiale augmente encore surtout dans les pays en développement, puisant dans un stock d’eau au mieux constant, la plupart du temps dans des régions déjà mal dotées en eau pour des raisons climatiques et géologiques. La quantité d’eau accessible n’est pas le seul enjeu, puisque la mauvaise qualité de l’eau pose des problèmes au moins aussi graves. Ces éléments font que les situations de pénurie les plus sérieuses se trouvent dans les zones arides, fortement peuplées… et pauvres, c’est-à-dire incapables de fournir les efforts d’investissement indispensables pour assurer la disponibilité d’une eau propre. En conséquence de quoi les situations dites de stress hydrique se trouvent essentiellement dans les pays en développement ou émergents situés dans les zones tropicales et équatoriales [11]
[11]
Les situations de stress hydrique sont définies en référence à…. La situation ne devrait pas s’améliorer, puisqu’il est prévu que la proportion de personnes vivant dans des pays en pénurie d’eau, qui était de 8 % au début du xxie siècle, passe à 45 % en 2050 [12]
[12]
Voir OCDE, Perspectives de l’environnement de l’OCDE à….

14En déduire que les difficultés d’accès à l’eau sont la cause même du sous-développement est une autre affaire, de même qu’établir un lien causal entre climat, géologie et sous-développement. C’est ce que propose la thèse de la trappe à pauvreté, selon laquelle les pays en développement voient leurs capacités de décollage économique bloquées par des facteurs objectifs et repérables tels que le manque d’épargne, le caractère endémique des maladies tropicales, la faiblesse des infrastructures collectives, les difficultés d’accès à l’eau… qui finissent par créer un cercle vicieux de sous-développement dont il est impossible de sortir par ses propres moyens [13]
[13]
Voir Sachs Jeffrey D., John W. McArthur, Guido Schmidt-Traub,…. Il est certain que l’eau est la clé de la sécurité alimentaire et de la réduction de la pauvreté, dans la mesure où près de 80 % des situations d’urgence alimentaire sont créées par des épisodes de sécheresse ou d’inondation, autrement dit de manque ou d’excès d’eau, et que le continent africain est le plus touché en la matière. Il est également évident que les facteurs climatiques jouent un rôle décisif dans ces événements. Mais ces facteurs doivent davantage être considérés comme des circonstances aggravant des situations de sous-développement qui accompagnent souvent les problèmes d’accès à l’eau, plutôt que comme des causes ultimes de sous-développement. La relation entre les ressources en eau et la mobilisation des eaux d’une part, le développement socio-économique et le niveau de vie d’autre part, n’est ni simple ni à sens unique. Elle est biunivoque et interactive. Le développement socio-économique facilite et permet la maîtrise et la mobilisation des eaux ; il crée les moyens de satisfaire les besoins en eau qu’il engendre, y compris par les recours aux palliatifs à la raréfaction des disponibilités, autant, sinon plus, que les utilisations d’eau contribuent au développement. En somme, la rareté des ressources en eau n’est un facteur limitant du développement que conjointement avec d’autres causes du sous-développement. Il ne s’agit pas d’en déduire que les situations de stress hydrique sont à relativiser, mais que ces situations sont associées à des difficultés multiples de faire face à la pénurie d’eau, et que ces difficultés sont souvent intimement liées au sous-développement. La conclusion positive que l’on peut tirer de ce constat est que la problématique de l’accès à l’eau est essentiellement une problématique de gestion de ressource rare, et qu’il n’y a pas de fatalité en la matière. On peut illustrer schématiquement cette problématique par le cas du Népal, pays riche en eau, mais l’un des moins bien classés dans les indicateurs mondiaux de performance d’accès à l’eau potable ou d’exploitation du potentiel hydrologique [14]
[14]
Voir http://go.worldbank.org/4IZG6P9JI0.. Ou a contrario par le cas de Singapour, pays en stress hydrique élevé dont l’essentiel des ressources en eau est importé de Malaisie, et qui a mis au point une stratégie efficace de rationnement de la ressource [15]
[15]
Voir Tortajada Cecilia, “Water management in Singapore”, in :….

15On peut faire le même constat à propos de ce qu’il est convenu d’appeler les conflits de l’eau, autrement dit les situations de conflits politiques internationaux ou intra-nationaux (entre l’Arizona et le Colorado en 1935 par exemple) suscitées par les difficultés d’accès à l’eau. La liste des types de conflit dans ce domaine est longue : ils peuvent venir de tensions concernant directement l’accès aux ressources en eau, de l’utilisation de l’eau ou des systèmes hydrologiques comme arme de guerre, de l’utilisation de l’eau comme moyen de pression politique, etc. Il en est de même de la liste des conflits eux-mêmes répertoriés historiquement [16]
[16]
Voir le site du Pacific Institute in California pour une liste…. Mais de même que les difficultés d’accès à l’eau ne devraient pas être retenues comme causes ultimes du sous-développement, elles ne doivent pas être considérées comme facteurs déclencheurs de conflits politiques. Ceux-ci trouvent leurs origines ailleurs, et peuvent être alimentés par des considérations en rapport avec l’accès à l’eau. Pour le dire autrement, on trouve des situations de conflits sur les ressources en eau dans toutes les régions du monde, et l’on constate que ces conflits débouchent sur la violence dans les cas où la gestion pacifique des tensions n’est pas encore envisageable. La conclusion qu’il faut en tirer n’est pas que les pays risquent d’entrer en conflit armé pour l’accès à l’eau, mais que l’accès à l’eau risque d’entrer en considération dans les situations de conflits violents. Israéliens et Palestiniens ont toutes les raisons d’être en conflit pour l’accès à l’eau dans leur région marquée par un stress hydrique élevé [17]
[17]
Et Israël exerce une pression impitoyable en la matière, avec…, les pays européens ont mis au point un arsenal juridique complexe pour gérer pacifiquement les situations de conflit dans ce domaine [18]
[18]
Voir Sohnle Jochen, « Le dispositif juridique de l’Europe pour….
16La conclusion qu’il faut tirer de ces constats est qu’en toutes circonstances, les problèmes de développement ou de conflits suscités par les difficultés d’accès à l’eau sont des problèmes de gestion de ressource rare davantage que de disponibilité de la ressource. Ces problèmes prennent des formes diverses selon les situations en question : il peut s’agir de manque d’investissement en infrastructures pour améliorer l’accès à l’eau, de manque de coopération dans la gestion transfrontalière des ressources en eau, de gaspillages dans les utilisations diverses de la ressource… Toutes ces situations exigent que soient identifiées clairement les causes des difficultés d’accès à l’eau, afin de pouvoir concevoir les solutions appropriées à chaque cas.

Quelles solutions ?
17Assez étrangement, il a fallu attendre la conférence internationale sur l’eau de Dublin en 1992 pour que l’eau soit reconnue comme un bien économique par la communauté internationale. Il tombe pourtant sous le sens que, de même que n’importe quelle autre ressource rare, l’eau doit faire l’objet d’une gestion rationnelle à même de rendre compatibles les offres et les demandes de la ressource. L’explication de cet anachronisme réside probablement dans le fait qu’étant une ressource indispensable à la vie, on pense d’abord à l’eau comme un droit dont aucun être humain ne devrait être privé. Et de fait, la communauté internationale reconnaît également l’accès à l’eau comme un droit de l’homme qu’il convient de protéger [19]
[19]
Officiellement depuis le 28 juillet 2010 par une résolution de…. Cette exigence noble n’enlève rien à la caractéristique fondamentale de l’eau d’être un bien économique comme un autre, mais permet de centrer la problématique sur les usages de l’eau les plus essentiels, et en fait vitaux (une infime partie de l’usage global de l’eau à l’échelle planétaire). Ce qui doit nous amener à toujours considérer l’exigence de solidarité dans les solutions imaginées pour résoudre les difficultés d’accès à l’eau, surtout lorsque les plus pauvres et les plus faibles sont concernés. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, on constate en effet que les riches s’en sortent souvent mieux que les pauvres lorsqu’il est question d’accéder à une ressource rare.

18Concilier exigence de solidarité et rationalité dans la gestion de la ressource en eau n’a aucune raison de soulever des problèmes insurmontables : il faut, lorsque les circonstances l’ordonnent, consacrer à la redistribution vers les plus nécessiteux une partie des ressources préservées grâce à une bonne gestion. Encore faut-il que celle-ci soit bien établie.
La gestion par l’offre
19Les pistes en la matière sont nombreuses, et il ne peut en être autrement pour un problème aussi complexe que la gestion de l’eau. Pour clarifier les choses, il faut commencer par distinguer la gestion de l’offre et celle de la demande. L’offre d’eau étant globalement fixe comme nous l’avons précisé précédemment, l’approche par l’offre ne peut reposer que sur l’amélioration de l’accès aux quantités d’eau disponibles [20]
[20]
Pour un panorama complet des solutions envisageables, voir…. Les possibilités techniques sont les suivantes : augmentation de l’accès aux ressources en eau conventionnelles, par augmentation des capacités de stockage des flux (barrages et systèmes locaux de stockage des eaux de pluie pour l’essentiel) ou meilleure gestion des stocks disponibles (principalement les eaux souterraines et aquifères ayant fait l’objet d’une surexploitation grandissante au cours des dernières décennies) ; meilleur recyclage de la ressource de manière à optimiser son utilisation et éviter les gaspillages ; contrôle de la pollution des eaux pour augmenter les quantités disponibles pour les usages humains et réduire les coûts de traitement ; transferts de ressources entre bassins fluviaux ; dessalement de l’eau de mer.

20L’application de ces techniques n’a bien entendu de sens qu’à l’échelle où se posent les problèmes, autrement dit au plan local pour ce qui concerne la gestion de l’eau. Le potentiel technique des solutions est intimement lié aux circonstances locales de l’utilisation de la ressource, de sorte qu’il faut une étude de terrain pour pouvoir dire quoi que ce soit dans un contexte particulier [21]
[21]
Pour une application de ce principe au cas de l’Inde, voir 2030…. Il se dégage néanmoins des tendances générales à ce sujet. Le dessalement de l’eau de mer est par exemple une solution pour le moment trop coûteuse dans de nombreux contextes (malgré une division du coût par quatre au cours des deux dernières décennies), mais la technique commence progressivement à se répandre au-delà des pays pour lesquels les considérations financières et écologiques n’ont jamais vraiment compté pour adopter cette solution, essentiellement les pays du golfe investissant leur énorme rente pétrolière dans des usines de dessalement. La technique est donc désormais répandue notamment en Australie, en Californie ou en Espagne, mais reste limitée à des zones riches exposées à un stress hydrique élevé [22]
[22]
Voir Salomon J., « Le dessalement de l’eau de mer est-il une…. Ce n’est qu’à long terme que l’on peut espérer son développement à une échelle plus importante, peut-être associée aux panneaux solaires pour apporter l’énergie nécessaire à son application.

21De même, le transport de l’eau pour rééquilibrer l’offre aux échelons locaux n’est pas une solution réaliste au plan global : les coûts de transport sont trop élevés, surtout pour les bénéficiaires potentiels qui se situeraient dans des pays en développement. Un marché mondial de l’eau comparable à celui du pétrole n’est donc pas pour demain. Il est par contre envisageable d’acheminer l’eau par des infrastructures adaptées, solution pratiquée d’ailleurs depuis des millénaires, mais réaliste à des échelles réduites uniquement, et donc pas en mesure de résoudre tous les problèmes d’inégalité d’accès à l’eau, surtout si l’on considère le coût des infrastructures. Une technique qui fait son chemin, principalement dans les pays en développement, est le recyclage de l’eau, qui consiste par exemple à utiliser les eaux rejetées par les activités urbaines pour alimenter en aval les activités agricoles [23]
[23]
Voir FAO, Water at a glance : The relationship between water,….

22Cette gestion intégrée de l’eau présente de nombreux avantages : elle permet de fournir de l’eau régulièrement aux agriculteurs et de moins faire dépendre leurs activités des aléas climatiques ; elle contribue à créer de l’activité et de l’emploi urbain ; elle permet de réduire en aval le niveau de pollution de l’eau rejetée par les villes. Mais cette technique implique que les activités agricoles se situent en périphérie des zones urbaines, et sa mise en œuvre repose sur une capacité de planification urbaine et une appropriation par les populations locales qui exigent un long processus d’apprentissage.

La gestion par la demande
23Les possibilités d’amélioration de la gestion de l’eau par la demande reposent sur un principe global : orienter l’eau vers une utilisation optimale, ce qui sur un plan strictement théorique devrait conduire à égaliser la valeur d’une unité marginale d’eau pour tous les utilisateurs potentiels [24]
[24]
Voir FAO FAO, Coping with water scarcity : An action framework…. Égaliser les valeurs marginales de toutes les utilisations potentielles de l’eau est bien évidemment un objectif parfaitement utopique, mais le principe qui en découle et selon lequel il faut encourager les acteurs concernés à faire l’usage le plus « productif » possible de la ressource lorsqu’elle se raréfie procède du simple bon sens. Il existe principalement deux moyens d’y parvenir : inciter les utilisateurs à faire un usage plus efficace de l’eau ; encourager des transferts de la ressource des usages les moins bénéfiques vers ceux dont les « rendements » sont plus élevés.

24Un usage plus efficace de l’eau consiste en gros à augmenter la productivité de l’utilisation de la ressource, autrement dit à augmenter la capacité de création de richesse pour une quantité d’eau utilisée. Cela peut se faire en limitant les pertes subies par fuite et percolation lors de l’acheminement de l’eau par des réseaux urbains, ou en réduisant les gaspillages dus à une utilisation inappropriée de la ressource dans des processus agricoles ou industriels. La piste la plus prometteuse en la matière semble être la hausse de la productivité agricole par une meilleure utilisation de l’eau grâce au changement de techniques d’irrigation, à la minimisation du phénomène d’évapotranspiration qui accompagne la croissance des végétaux, et à la création de variétés plus résistantes au manque d’eau [25]
[25]
Voir Falkenmark M. et J. Rockström, “The new blue and green…. C’est dans les pays en développement dépendants davantage des activités agricoles et où les techniques agricoles sont les moins productives que le potentiel d’amélioration est le plus élevé. Les techniques d’irrigation en particulier peuvent faire une différence énorme en matière de rendements : l’emploi de l’irrigation double les rendements agricoles les plus élevés par rapport à l’utilisation des eaux de pluie ; après l’échec des projets d’irrigation à grande échelle dans les pays en développement, l’accent est désormais mis sur les technologies simples à l’échelle locale, plus faciles à approprier et moins chères [26]
[26]
Voir Sachs et al. (2004, p. 26-27)..

25L’agriculture est une activité essentielle, surtout dans les pays en développement, mais elle ne génère pas les utilisations des ressources en eau les plus lucratives : l’industrie crée en moyenne 70 fois plus de valeur par litre d’eau que l’agriculture. Cela explique qu’elle constitue l’essentiel des prélèvements d’eau dans les pays riches. Une autre caractéristique est que l’eau pour l’industrie constitue véritablement un coût de production, dans la mesure où les industriels paient généralement l’eau qu’ils utilisent, à la différence des agriculteurs qui bénéficient d’une ressource gratuite. Le résultat logique est que les incitations à améliorer la productivité des utilisations de l’eau sont beaucoup plus fortes dans l’industrie que dans l’agriculture, et de fait cette productivité a fortement augmenté dans les pays industrialisés au cours des dernières décennies, et son amélioration fait partie des stratégies de nombreuses entreprises privées [27]
[27]
Voir The Economist, For want of a drink – À special report on….

26La réallocation des ressources en eau des usages les moins bénéfiques vers ceux dont les « rendements » sont plus élevés repose sur un arsenal d’instruments de marché et d’approches réglementaires. Le principe général est qu’une fois les usages essentiels de l’eau pour les besoins de subsistance couverts, il convient d’orienter la ressource vers les usages les plus « productifs ». C’est habituellement le système de prix qui joue ce rôle dans les économies de marché. Mais l’eau est bien souvent une ressource sans prix, accessible librement et prélevée sans avoir d’idée précise des quantités effectivement utilisées [28]
[28]
On compte en Inde 20 millions d’utilisateurs de puits…. On estime que globalement l’eau est tarifée à hauteur de 10 à 50 % des coûts d’exploitation et de maintenance des systèmes de distribution, et cela représente à nouveau 10 à 50 % de la valeur de l’eau en termes de productivité agricole. Le résultat est qu’il faudrait multiplier le prix de l’eau par un facteur compris dans une fourchette de 4 à 100 selon le contexte pour équilibrer l’offre et la demande d’eau, une mesure politiquement suicidaire. La « vérité des prix » est difficile à mettre en œuvre dans ce domaine pour d’autres raisons [29]
[29]
Voir Baechler Laurent, « Le prix de l’eau », in : L’eau :… : une eau tarifée deviendrait inaccessible pour les plus pauvres qui sont en général les plus nécessiteux ; le prix de l’eau aurait du mal à refléter les coûts environnementaux et la valeur d’existence de la ressource (ce que les économistes appellent des externalités que le marché ne peut pas prendre en compte) ; la multiplicité des usages de l’eau fait qu’un prix aurait du mal à refléter correctement les coûts de ces usages. Finalement, si la tarification de l’eau est de manière générale souhaitable pour éviter la surexploitation de la ressource, elle est pratiquement difficile à mettre en œuvre et n’est pas toujours le moyen le mieux approprié pour faire face aux problèmes d’allocation efficace de la ressource [30]
[30]
Voir Perry Chris, Pricing savings, valuing losses and measuring….

27Le fait que l’eau soit dans bien des cas accessible librement révèle une autre source de dysfonctionnement générant l’épuisement de la ressource : l’absence de droits de propriété ou d’usage clairement identifiés. C’est à nouveau dans le domaine agricole et pour les usages domestiques que le problème se pose avec le plus d’acuité. Les solutions résident dans la définition et la répartition de droits d’usage clairement établis, à l’échelle d’exploitation de la ressource, avec la participation active des populations locales concernées au premier chef [31]
[31]
Ostrom (2010 pour la traduction française) propose un tour…. Dans des contextes où les institutions concernées ont atteint un degré de maturité suffisant, il est même envisageable de voir émerger un marché de droits négociables, où les offres et les demandes s‘articulent de manière à orienter ces droits vers les usages de l’eau les plus productifs. Les exemples les plus significatifs se trouvent dans l’ouest des États-Unis et en Australie, où le « Murray-Darling basin system » a déjà permis de traverser des périodes de sécheresse sans perturber significativement la production agricole [32]
[32]
Voir Gleick Peter H., The World’s Water (vol 7), Pacific….

28Réorienter la ressource en eau vers des usages plus « productifs » peut passer par des dispositifs plus originaux. Une approche récente et prometteuse, introduite au début des années 90, est l’échange international d’« eau virtuelle », entendue comme la quantité d’eau incorporée implicitement dans les processus de production et de distribution des produits consommés partout dans le monde [33]
[33]
Voir Hoekstra A. Y., Virtual water trade : Proceedings of the…. On peut voir l’idée comme une extension du fameux principe des avantages comparatifs identifié il y a près de deux siècles par David Ricardo : l’eau doit s’échanger internationalement par l’intermédiaire des biens qu’elle contribue à produire, et de manière à ce que les ressources en eau puissent aller vers les usages dans le monde qui la valorisent le plus. La mise en œuvre du principe repose avant toute chose sur l’identification des empreintes en eau (version alternative du principe d’empreinte écologique) des produits concernés, de manière à pouvoir dégager le potentiel d’échange international qu’ils génèrent, mais surtout sur la capacité des marchés et des acteurs à reconnaître le principe comme opératoire, ce qui est loin d’être acquis. Une limite parmi d’autres est que les États sont très réticents à faire intervenir le jeu des avantages comparatifs dans l’allocation des produits agricoles, l’autonomie alimentaire restant un objectif stratégique clé.

29N’oublions pas pour terminer le potentiel de mesures simples comme la réduction des subventions à l’utilisation de l’eau qui, avec la tarification de la ressource dans certains cas, permettraient de réduire facilement les gaspillages [34]
[34]
L’Arabie saoudite utilise ses ressources en eau et en pétrole….

Les conflits de l’eau
30Comme indiqué précédemment, les conflits de l’eau peuvent être perçus comme des situations de concurrence sur l’allocation de la ressource qui ne peuvent être gérées pacifiquement pour des raisons politiques dont les origines ne sont pas nécessairement en rapport avec le problème de l’eau lui-même. Ces conflits apparaissent généralement à l’occasion de l’exploitation des ressources de bassins fluviaux ou d’aquifères transfrontaliers. Quoi qu’il en soit, ces situations exigent une forme de coopération internationale ou interrégionale pour éviter les conflits violents. Cette coopération est par définition difficile à obtenir, car les situations s’apparentent généralement à des jeux à somme nulle (lorsqu’un pays exploite en amont le potentiel hydroélectrique d’un fleuve au détriment d’un autre pays en aval), ou à des cas de tragédie des communs (lorsqu’il s’agit d’exploiter un aquifère transfrontalier) où les incitations à coopérer sont faibles. On compte cependant un certain nombre de succès relatifs en la matière, comme dans les cas du Nil ou du Mékong. Tout l’enjeu des négociations dans ces situations conflictuelles repose sur les moyens d’augmenter et de partager les bénéfices de l’exploitation de la ressource. Dans certains cas, il est possible de démontrer qu’une gestion appropriée des ressources concernées permet de générer des gains que peuvent se partager les partenaires potentiels d’un accord international [35]
[35]
Voir Whittington Dale, Xun Wu et Claudia Sadoff, “Water…. Dans bien d’autres cas, conflit et coopération sont intimement mêlés et rendent la situation plus difficilement gérable [36]
[36]
Voir Zeitoun Mark et Naho Mirumachi, “Transboundary water….

Quels acteurs ?
31La complexité du problème de l’eau vient de ce que la disponibilité de la ressource est déterminée par des processus naturels globaux, alors que les utilisations qui en sont faites résultent d’une multitude de comportements locaux non coordonnés. Les politiques de l’eau doivent donc relever le défi d’articuler cette nécessité d’envisager une conception globale de la gestion de la ressource avec la nécessité d’impliquer les acteurs concernés à l’échelle la plus efficace. Une problématique bien différente de celle que l’on trouve par exemple dans le cas climatique, où les émissions de gaz à effet de serre ont les mêmes impacts environnementaux d’où qu’elles viennent, ce qui permet de concevoir des politiques à l’échelle globale en tirant parti notamment des différences de coûts de réduction des émissions entre pays ou acteurs individuels [37]
[37]
Ce que fait par exemple le mécanisme de développement propre du….

32En conséquence de la nécessité d’envisager une conception globale de la gestion de l’eau, de plus en plus d’experts se prononcent pour une vision à l’échelle des systèmes hydrologiques naturels (bassins fluviaux, aquifères…) pour respecter les équilibres globaux de la ressource et éviter les incompatibilités entre interventions ponctuelles. Par ailleurs, on préconise de plus en plus que les modes d’intervention permettent une adaptation aux changements de paramètres des situations locales, qui peuvent être dus par exemple au changement climatique comme évoqué précédemment [38]
[38]
Voir Pahl-Wostl Claudia, “Transitions towards adaptive…. En conséquence de la nécessité d’impliquer les acteurs concernés à l’échelle la plus efficace, la priorité est de tenir compte des interactions entre systèmes écologiques et économiques, ainsi qu’entre les différentes parties prenantes, de manière à optimiser la valeur économique et sociale de l’eau [39]
[39]
Voir Jonch-Clausen Torkil, Integrated water resources…. Les maîtres mots en la matière sont gestion adaptative (Adaptative Management), simulation multi-agents et gestion intégrée des ressources en eau (Integrated Water Resources Management) [40]
[40]
Voir Medema Wietske, B. S. McIntosh et P. J. Jeffrey, “From…. Tous ces principes participent du même objectif d’identifier les problèmes d’action collective associés à la gestion de l’eau en rapport avec les caractéristiques techniques de disponibilité de la ressource [41]
[41]
Voir Berger Thomas, Regina Birner, José Diaz, Nancy McCarthy et….

33Comment passer des principes à la mise en œuvre ? Tout dépend du contexte, des acteurs impliqués et du problème à résoudre. Le cas par cas s’impose en la matière. Dans l’espace urbain où l’accès à l’eau dépend principalement d’infrastructures d’adduction et d’épuration de la ressource, la priorité est souvent à la construction et à l’entretien de ces infrastructures. Les besoins financiers en la matière sont énormes : ils sont estimés à 22 600 milliards de dollars entre 2005 et 2030 dans le monde entier. L’aide internationale aux pays en difficulté est primordiale pour couvrir ces besoins. Mais on ne peut imaginer se passer du rôle des acteurs privés pour accomplir une tâche aussi titanesque. Cela peut se concevoir dans le cadre de partenariats public-privé qui connaissent un regain d’intérêt depuis deux décennies, ou dans le cadre de la privatisation d’infrastructures, ce qui permet d’alléger les budgets publics. Le rôle des compagnies privées de l’eau est très controversé, voire combattu, mais il peut être utile sous certaines réserves, et doit en tout état de cause faire l’objet de contrôles de manière à éviter les impacts sociaux et environnementaux les plus indésirables [42]
[42]
Voir Gleick Peter H., Gary Wolff, Elizabeth L. Chalecki et….

34Dans l’espace rural où le problème est principalement l’exploitation de l’eau pour des usages agricoles ou domestiques, l’implication des acteurs locaux est essentielle, d’autant que ce sont eux qui détiennent les connaissances relatives aux techniques les plus efficaces pour gérer la ressource. On sait mieux depuis les travaux d’Elinor Ostrom [43]
[43]
Elinor Ostrom, op. cit., 2010. à quel point réduire la problématique de gestion des ressources communes à une opposition entre approche par les mécanismes de marché et approche par la régulation publique est simpliste et éloigné de bien des réalités. Dans le domaine de l’eau, il convient d’étudier les solutions locales imaginées par les populations concernées pour gérer les problèmes d’accès à la ressource, qu’il s’agisse de solutions institutionnelles ou techniques, de manière à s’inspirer des expériences réussies dans d’autres contextes comparables [44]
[44]
Voir Van Koppen Barbara, Mark Giordano, John Butterworth et…. C’est la voie de plus en plus empruntée par les organisations internationales de développement et les organisations non gouvernementales afin d’améliorer l’articulation entre les comportements locaux et les interventions de la puissance publique pour la gestion de l’eau.
35Dans bien des cas cependant les moyens financiers et techniques ainsi que l’expertise manquent aux populations locales, évidemment surtout dans les pays en développement. La coopération internationale est alors cruciale pour amorcer le processus de développement [45]
[45]
Voir Banque mondiale, Strengthen, Secure, Sustain, Water…. Dans cette perspective, le développement de l’accès à l’eau propre figure en bonne place dans les objectifs du millénaire pour le développement de la Banque Mondiale. Mais l’aide internationale sans l’appropriation des politiques mises en œuvre par les autorités locales ne sert pas à grand-chose. Le problème ne se pose d’ailleurs pas que dans le cadre de l’aide aux pays en développement, mais de manière générale pour les politiques de l’eau partout dans le monde : la problématique de l’eau souffre cruellement d’un manque d’attractivité pour les politiciens et autres décideurs : elle nécessite une approche à long terme, peu compatible avec le rythme des cycles électoraux ; elle intéresse peu les électeurs qui ne perçoivent pas les problèmes de l’eau ou bénéficient d’un accès à l’eau subventionné ; les résultats des mesures adoptées ne se voient pas (des infrastructures enfouies, des systèmes d’irrigation en zone rurale…), et leur bénéfice politique est donc maigre en regard des coûts qui sont eux gigantesques. La problématique de l’eau est éminemment politique [46]
[46]
Voir Mollinga Peter P., « Water, politics and development :… et sociale, bien davantage que technique, et cela implique des processus longs d’apprentissage et d’appropriation des bonnes pratiques [47]
[47]
Voir Pahl-Wostl Claudia, Marc Craps, Art Dewulf, Erik Mostert,….

Conclusion
36Il ne fait pas de doute que parmi les nombreux défis du développement durable, l’accès à l’eau figure parmi les plus cruciaux, tant la ressource est vitale. La dimension environnementale du défi est évidente : il s’agit de préserver une ressource menacée non pas tant d’épuisement que de détérioration de sa qualité, et ce dans la perspective de pouvoir en garantir l’accès à une population mondiale amenée à augmenter pendant encore plusieurs décennies. La dimension économique ne l’est pas moins : l’accès à l’eau est un paramètre clé du développement, et donc encore trop souvent un obstacle majeur en la matière, évidemment surtout dans les pays pauvres dont la croissance repose encore beaucoup sur les activités agricoles fortement consommatrices d’eau. La dimension sociale enfin ne doit pas être sous-estimée : l’accès à l’eau donne lieu à des inégalités de toutes sortes, entre pays ayant la maîtrise de la ressource et ceux en étant privés, entre régions abondantes en eau et régions arides, entre riches et pauvres selon les moyens de payer l’accès à la ressource, entre femmes et hommes selon les modalités sociétales de gestion de la ressource localement…

37Les solutions pour faire face à ces nombreux défis sont nécessairement multiples, et doivent être coordonnées de manière à tenir compte des logiques naturelles de reproduction de la ressource. Elles doivent être adaptées au contexte local, exigent de combiner des principes pas toujours faciles à appliquer (vérité des prix, droits d’usage, gestion communautaire), nécessitent la participation de toutes les parties prenantes (populations locales, puissance publique, entreprise…), et ne doivent jamais perdre de vue que les politiques de l’eau doivent articuler autant que faire se peut gestion efficace de la ressource et solidarité envers les plus nécessiteux.

Notes
[1]
Voir Kundzewicz Z. W., L. J. Mata, N. W. Arnell, P. Döll, B. Jimenez, K. Miller, T. Oki, Z. Sen et I. Shiklomanov, “The implications of projected climate change for fresh water resources and their management”, in Hydrological Sciences Journal, 53 : 1, 2008, p. 3-10 ; ainsi que FAO, Coping with water scarcity : An action framework for agriculture and food security, FAO Water Reports, 2008.
[2]
Les prélèvements correspondent aux quantités d’eau que les activités humaines détournent du cycle de l’eau pour les différentes utilisations qui en sont faites ; la consommation est la différence entre les prélèvements et ce qui est restitué au cycle de l’eau. Autrement dit la consommation mesure la partie de la ressource qui n’est plus disponible pour des usages ultérieurs.
[3]
Et dans des cas extrêmes à des situations catastrophiques, comme l’affaissement de la ville de Mexico par épuisement de la nappe souterraine qui alimente la ville.
[4]
Voir le rapport du 2030 Water Resources Group, Charting our water future – Economic fameworks to inform decision-making, 2009. p. 11-13.
[5]
La courbe de Kuznets en U inversé implique que certains problèmes environnementaux trouvent leur solution au-delà d’un certain niveau de développement, par accumulation de moyens d’y faire face et augmentation des préoccupations environnementales de populations plus riches. La courbe est avérée pour des problèmes tels que la pollution atmosphérique en milieu urbain.
[6]
Voir Hoekstra A. Y. et A. K. Chapagain, “Water footprints of nations : Water use by people as a function of their consumption pattern”, in Water Resources Management, 2007 (21), p. 35-48.
[7]
Les prélèvements pour les activités agricoles représentent 3 % du total en GB contre 41 % pour les États-Unis.
[8]
95 % de la population active au Bhoutan pour le cas extrême, au-delà de 75 % dans la majeure partie des cas, contre moins de 5 % typiquement dans un pays riche.
[9]
C’est même pour certains auteurs le paramètre dominant pour le développement à long terme. Voir Simonovic Slobodan P., “World water dynamics : global modeling of water resources”, in Journal of Environmental Management, 2002 (00), p. 1-19.
[10]
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la moitié des conséquences de la malnutrition sont causées par des problèmes sanitaires et d’hygiène liés aux difficultés d’accès à l’eau.
[11]
Les situations de stress hydrique sont définies en référence à l’indicateur développé par Malin Falkenmark en 1986, qui établit un niveau minimum de ressources en eau pour assurer une qualité de vie acceptable dans un pays moyennement développé dans une zone aride. En deçà de 1 700 m³ par an et par habitant (4 660 litres par jour), on diagnostique une situation de tensions potentielles entre ressources et besoins. En deçà de 1 000 m³ (2 740 litres par jour), on parle de pénurie chronique. En deçà de 500 m³ (1 370 litres par jour), on considère que la population fait face à une « pénurie absolue » d’eau.
[12]
Voir OCDE, Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2050 – Les conséquences de l’inaction (Chap. 5), 2012, pour une perspective globale de ces questions.
[13]
Voir Sachs Jeffrey D., John W. McArthur, Guido Schmidt-Traub, Margaret Kruk, Chandrika Bahadur, Michael Faye et Gordon McCord, Ending Africa’s poverty trap, Brookings Papers on Economic Activity, 2004, p. 117-240.
[14]
Voir http://go.worldbank.org/4IZG6P9JI0.
[15]
Voir Tortajada Cecilia, “Water management in Singapore”, in : International Journal of Water Resources Development, Vol 22 (2), 2006, p. 227-240.
[16]
Voir le site du Pacific Institute in California pour une liste complète des conflits de l’eau à travers l’histoire. http://www.worldwater.org/chronology.html
[17]
Et Israël exerce une pression impitoyable en la matière, avec pour résultat un écart énorme d’accès à l’eau pour les deux populations : selon Amnesty International, les prélèvements d’eau quotidiens palestiniens sont de 70 litres, contre 300 litres en Israël.
[18]
Voir Sohnle Jochen, « Le dispositif juridique de l’Europe pour appréhender les conflits transfrontaliers sur l’eau », in : Lex Electronica, Vol 12, n° 2, automne 2007. http://www.lex-electronica.org/articles/v12-2/sohnle.pdf. Consultable sur http://www.lex-electronica.org/docs/articles_22.pdf.
[19]
Officiellement depuis le 28 juillet 2010 par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies.
[20]
Pour un panorama complet des solutions envisageables, voir Seckler (2003) et FAO (2008, p. 36-38).
[21]
Pour une application de ce principe au cas de l’Inde, voir 2030 Water Resources Group (2009, p. 19).
[22]
Voir Salomon J., « Le dessalement de l’eau de mer est-il une voie d’avenir ? », in : Revista de Geografia et Ordenamenta do Territorio, n° 1 (juin), 2012, p. 237-262.
[23]
Voir FAO, Water at a glance : The relationship between water, agriculture, food security and poverty, FAO Water Reports, 2010. Consultable sur http://www.fao.org/nr/water/docs/FAO_recycling_society_web.pdf.
[24]
Voir FAO FAO, Coping with water scarcity : An action framework for agriculture and food security, FAO Water Reports, 2008, p. 38-41).
[25]
Voir Falkenmark M. et J. Rockström, “The new blue and green water paradigm : Breaking new ground for water resources planning and management”, in Journal of Water Resources Planning and Management, Mai-Juin 2006, p. 129-132.
[26]
Voir Sachs et al. (2004, p. 26-27).
[27]
Voir The Economist, For want of a drink – À special report on water, 22 mai 2010, p. 8-9).
[28]
On compte en Inde 20 millions d’utilisateurs de puits individuels pour les usages domestiques ou agricoles. Il est de fait impossible de comptabiliser les prélèvements d’eau dans ces conditions.
[29]
Voir Baechler Laurent, « Le prix de l’eau », in : L’eau : Enjeux et conflits, Nouveaux Mondes, CRES Ed, 2003, pour une perspective d’ensemble.
[30]
Voir Perry Chris, Pricing savings, valuing losses and measuring costs : Do we really know how to talk about improved water management ?, 2008.
[31]
Ostrom (2010 pour la traduction française) propose un tour d’horizon fascinant de ces situations de gestion locale de ressources communes, qui lui a valu le Prix Nobel d’économie en 2009.
[32]
Voir Gleick Peter H., The World’s Water (vol 7), Pacific Institute, 2011, p. 79).
[33]
Voir Hoekstra A. Y., Virtual water trade : Proceedings of the international expert meeting on virtual water trade, IHE Delft, 2003, et Allan John A., Virtual Water : Tackling the threat to our planet’s most precious resource, I.B. Tauris, 2011, pour une perspective globale.
[34]
L’Arabie saoudite utilise ses ressources en eau et en pétrole (qui sert au dessalement de l’eau) pour irriguer des champs de blé qui pourrait être importé à moindre frais de l’extérieur. Voir OCDE (2012, chap. 5).
[35]
Voir Whittington Dale, Xun Wu et Claudia Sadoff, “Water resources management in the Nile Basin : The economic value of cooperation”, in Water Policy (7), 2005, p. 227-252.
[36]
Voir Zeitoun Mark et Naho Mirumachi, “Transboundary water interaction : Reconsidering conflict and cooperation”, in International Environmental Agreements, 2008 (8), p. 297-316.
[37]
Ce que fait par exemple le mécanisme de développement propre du Protocole de Kyoto qui permet d’échanger des réductions d’émissions contre des transferts de technologie entre pays riches et pays en développement.
[38]
Voir Pahl-Wostl Claudia, “Transitions towards adaptive management of water facing climate and global change”, in Water Resources Management, 2007 (21), p. 49-62.
[39]
Voir Jonch-Clausen Torkil, Integrated water resources management and water efficiency plans by 2005 : Why, what and how ?, Global Water Partnership, 2004.
[40]
Voir Medema Wietske, B. S. McIntosh et P. J. Jeffrey, “From premise to practice : A critical assessment of integrated water resources management and adaptative management approaches in the water sector”, in Ecology and Society, 13 (2) : 29, 2008, pour une synthèse.
[41]
Voir Berger Thomas, Regina Birner, José Diaz, Nancy McCarthy et Heidi Wittmer, “Capturing the complexity of water uses and water users within a multi-agent framework”, in Water Resources Management, 2007 (21), p. 129-148, pour une application au cas du Chili.
[42]
Voir Gleick Peter H., Gary Wolff, Elizabeth L. Chalecki et Rachel Reyes, The new economy of water – The risks and benefits of globalization and privatization of fresh water, Pacific Institute, 2002, pour une analyse des risques et bénéfices de la privatisation des services de l’eau.
[43]
Elinor Ostrom, op. cit., 2010.
[44]
Voir Van Koppen Barbara, Mark Giordano, John Butterworth et Everisto Mapedza, Community-based water law and water resource management reform in developing countries : rationale, contents and key messages, CAB Inbternational, 2007.
[45]
Voir Banque mondiale, Strengthen, Secure, Sustain, Water Partnership Program Report, 2012.
[46]
Voir Mollinga Peter P., « Water, politics and development : Framing a political sociology of water resources management », in : Water Alternatives, 1 (2008), p. 7-23.
[47]
Voir Pahl-Wostl Claudia, Marc Craps, Art Dewulf, Erik Mostert, David Tabara et Tharsi Taillieu, “Social Learning and Water Resources Management”, in Ecology and Society, 12 (2) : 5, 2007. http://www.ecologyandsociety.org/vol12/iss2/art5/.

Gestion de l’eau : enjeu majeur du développement durable

Gestion de l’eau : enjeu majeur du développement durable

par Laurent Baechler
Dans L’Europe en Formation 2012/3 (n° 365), pages 3 à 21


Parmi les ressources qui contribuent au développement des activités humaines, l’eau présente plusieurs caractéristiques qui la distinguent de toutes les autres : elle est indispensable à la vie ; elle est omniprésente (elle compose 65 % du corps humain, et recouvre 70 % de la surface de la Terre) ; elle est disponible en quantités strictement fixes, dictées par les lois de conservation et le cycle de l’eau. Le fait qu’elle soit indispensable à la vie sur terre en fait une ressource convoitée plus qu’aucune autre : sa rareté maintient des populations entières dans des trappes à pauvreté, et alimente des conflits politiques qui peuvent aller éventuellement jusqu’au conflit armé.

Elle est omniprésente, mais la quantité utile pour les activités humaines est répartie de manière extrêmement inégale. Sur les quelque 1 300 millions de km³ d’eau qu’abrite la planète, 97,2 % sont constitués des eaux salées inutilisables pour les activités humaines ; des 2,8 % restant, 2,15 % sont « piégés » dans les glaces polaires ; reste 0,65 %, dont 0,62 % sous forme souterraine. Le cycle de l’eau assure un niveau de précipitation terrestre d’environ 113 000 km³ par an, dont il faut soustraire 72 000 km³ d’évaporation pour obtenir le flux net disponible ; du total restant, 32 900 km³ sont considérés comme géographiquement accessibles, mais il faut également tenir compte du moment auquel ont lieu ces précipitations. La plupart sont concentrées sur des périodes de temps réduites et donnent lieu à des inondations ; restent 9 000 km³ effectivement accessibles ; si l’on ajoute les eaux de précipitation retenues en barrages, on compte finalement 12 500 km³ d’eau douce disponibles chaque année pour les usages humains, ce qui représente plus de 5 000 litres par personne et par jour au plan mondial, les plus gros utilisateurs (les Américains) n’en prélevant « que » 1 800 litres quotidiennement. Ces chiffres pourraient donner l’impression que l’eau est surabondante, mais sa répartition inégale au plan international ou intra-national en fait une ressource inaccessible pour une grande partie de la population mondiale : 9 pays se partagent 60 % des ressources en eau douce (le Brésil, la Colombie, la Russie, l’Inde, le Canada, les États-Unis, l’Indonésie, le Congo et la Chine), alors que l’on trouve dans certains pays considérés comme abondants en eau des régions dévastées par le manque d’eau (en Inde par exemple).

5La troisième caractéristique de l’eau, la disponibilité en quantités fixes à l’échelle planétaire, oblige à considérer la notion d’offre d’eau comme une réalité géophysique autant qu’économique. La réalité géophysique est dictée par les lois de conservation qui font que la ressource ne peut être détruite ni créée, et que son renouvellement « infini » est assuré par le cycle de l’eau. À cela, il faut ajouter que l’eau peut se conserver sous des formes évolutives, et que ces dernières peuvent modifier l’accessibilité à l’eau. De ce point de vue, le changement climatique jouera très probablement un rôle décisif (et négatif) dans la disponibilité future en eau, dans la mesure où le cycle de l’eau est un système parmi les plus sensibles au phénomène, avec des impacts sur l’accessibilité à l’eau douce, la qualité de l’eau disponible et le potentiel destructeur de l’eau par le biais de la multiplication des épisodes climatiques extrêmes [1]
[1]
Voir Kundzewicz Z. W., L. J. Mata, N. W. Arnell, P. Döll, B.…. La réalité économique est que l’offre d’eau ne peut réagir aux signaux de marché comme c’est le cas pour toutes les autres ressources primaires : l’ajustement de l’offre d’eau ne peut se faire qu’à la marge, par un moindre gaspillage et une meilleure utilisation de la ressource disponible (augmentation de la productivité de l’utilisation d’eau). Il existe cependant une exception à cette « loi » économique dictée par des contraintes géophysiques : le dessalement de l’eau, qui permettrait effectivement d’augmenter la disponibilité d’eau douce presque indéfiniment (et qui jouerait en quelque sorte le même rôle que le développement des énergies renouvelables dans un autre domaine).

6Si l’offre d’eau peut être considérée à bien des égards comme fixe, c’est du côté de la demande que l’on trouve les principales explications de la raréfaction de la ressource. Celle-ci a évolué au cours des dernières décennies sous l’impact principalement de la croissance démographique et de l’augmentation des niveaux de vie. La croissance démographique a été autorisée par – et a dans le même temps entraîné – une forte augmentation des surfaces irriguées pour les activités agricoles : celles-ci ont été multipliées par deux en 60 ans, alors que la quantité d’eau utilisée par les activités agricoles a été multipliée par trois. Par ailleurs, de plus en plus de consommateurs sont devenus de plus en plus gourmands en eau, dans les pays riches bien entendu, mais de plus en plus dans les pays émergents avec le développement des classes moyennes : avec près de deux milliards de personnes sur le point d’accéder au statut de classe moyenne, la consommation d’eau ne peut qu’augmenter, même pour une population stagnante, du fait du changement de régime alimentaire. Il faut en effet quatre fois plus d’eau pour produire un kilo de bœuf en comparaison d’un kilo de poulet, et cinq fois plus d’eau pour produire un verre de jus d’orange par rapport à une tasse de thé.

7L’agriculture est encore de loin le secteur le plus demandeur en eau, puisqu’il contribue pour 70 % des prélèvements et 93 % de la consommation globale [2]
[2]
Les prélèvements correspondent aux quantités d’eau que les…, essentiellement dans les pays en développement où l’agriculture demeure une activité majeure. Elle est de ce point de vue le secteur le plus problématique pour la gestion des ressources en eau : la demande croissante dans le secteur agricole est de moins en moins satisfaite par l’usage des eaux de pluie et de surface, mais de plus en plus par des prélèvements souterrains, qui mènent souvent à l’épuisement de la ressource [3]
[3]
Et dans des cas extrêmes à des situations catastrophiques,….

8Mais avec l’augmentation des niveaux de vie un peu partout dans le monde, les deux autres catégories de prélèvements, pour l’industrie et les activités domestiques, voient leur part augmenter. Elles ne comptent respectivement que pour 22 % et 8 % des prélèvements globaux, mais leur augmentation a été deux fois plus rapide que pour l’agriculture au cours de la deuxième moitié du xxe siècle.

9Le bilan de ces évolutions est que les prélèvements en eau ont augmenté deux fois plus vite que la population mondiale au cours du xxe siècle. Et étant donné les tendances de croissance économique et d’amélioration de la productivité de l’utilisation de l’eau à l’échelle globale, on prévoit que l’écart entre l’offre et la demande sera de 40 % d’ici 2030 [4]
[4]
Voir le rapport du 2030 Water Resources Group, Charting our…. Il n’existe pas de courbe de Kuznets pour l’accessibilité aux ressources en eau [5]
[5]
La courbe de Kuznets en U inversé implique que certains…, mais au contraire une empreinte écologique en la matière très étroitement liée au niveau de développement [6]
[6]
Voir Hoekstra A. Y. et A. K. Chapagain, “Water footprints of….

10Parler de raréfaction de la ressource en eau de manière générale n’a pas grand sens : parmi les caractéristiques de l’eau et problématiques qui en découlent, une des plus significatives est le caractère local et temporel de sa disponibilité. Celle-ci est fonction de paramètres très contextuels, mélange de caractéristiques géophysiques, climatiques, démographiques et socio-économiques, qui contribuent à faire de l’eau une ressource extraordinairement mal répartie dans le monde et dont la gestion repose sur des paramètres essentiellement locaux : comme indiqué précédemment, 9 pays se partagent 60 % des ressources en eau douce, mais on compte parmi eux les deux pays les plus peuplés, la Chine et l’Inde, qui doivent se partager 10 % de la ressource pour près d’un tiers de la population mondiale ; les pays à climat non tempéré souffrent de l’irrégularité des précipitations [7]
[7]
Les prélèvements pour les activités agricoles représentent 3 %… et de leur caractère souvent excessif ; les pays pauvres ou en développement dépendent beaucoup plus des activités agricoles que les autres [8]
[8]
95 % de la population active au Bhoutan pour le cas extrême,…, et l’agriculture est de loin le secteur le plus consommateur d’eau comme indiqué plus haut ; dans certaines zones, les difficultés viennent du manque de moyens d’exploitation rationnelle de la ressource disponible (seulement 4 % des surfaces cultivées sont irriguées en Afrique subsaharienne, malgré le fait que le continent bénéficie de larges quantités d’eau de surface et souterraine inexploitées) ; les problématiques de l’eau en zone urbaine sont très différentes de celles en zone rurale, ne serait-ce que pour des raisons de détérioration de la qualité de la ressource dans les zones densément peuplées ; etc.

11Enfin, le problème de l’accès à l’eau est plus qualitatif que quantitatif [9]
[9]
C’est même pour certains auteurs le paramètre dominant pour le…. La pollution de l’eau est un problème clé de la gestion de la ressource. Celle-ci est souvent défectueuse par défaut de systèmes de collecte et de purification/évacuation des eaux usées ou d’infrastructures de stockage d’eau propre à la consommation. Les conséquences sont malheureusement bien connues : manque d’hygiène basique entraînant son cortège de surmortalité infantile, morbidité et malnutrition [10]
[10]
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la moitié des…. Les difficultés d’accès à l’eau propre (qui concernent près d’un être humain sur deux) sont la première cause de mortalité dans le monde, avec un triste bilan de près de 3,6 millions de personnes par an. Les gestes les plus simples, comme se laver les mains pour éviter la transmission de maladies infectieuses, deviennent ainsi des enjeux majeurs de développement. Le problème se pose avec une acuité particulière dans les zones urbaines en rapide expansion dans les pays en développement, où les infrastructures ne peuvent pas suivre l’explosion des besoins. Une des conséquences est que les pays émergents sont parmi les principaux consommateurs d’eau en bouteille après les États-Unis (le Mexique, la Chine, le Brésil et l’Indonésie faisant partie des dix premiers consommateurs), alors qu’il s’agit de la forme d’accès à l’eau potable la plus chère.

12Mais le problème de la qualité de l’eau est l’affaire de tous, en considérant schématiquement que le développement économique s’est fait sur la base de la détérioration de la qualité de l’eau dans les pays riches (essentiellement par pollution des sols du fait de l’énorme augmentation de la productivité agricole autorisée par l’usage des engrais et pesticides), ou que le sous-développement aggrave ces problèmes de détérioration par manque de moyens d’y faire face.

Un problème de gestion de ressource
13Si l’on combine l’ensemble des paramètres déterminant les conditions d’articulation entre l’offre et la demande d’eau, on parvient finalement à la conclusion que le problème de l’accès à l’eau est essentiellement un problème de développement. La population mondiale augmente encore surtout dans les pays en développement, puisant dans un stock d’eau au mieux constant, la plupart du temps dans des régions déjà mal dotées en eau pour des raisons climatiques et géologiques. La quantité d’eau accessible n’est pas le seul enjeu, puisque la mauvaise qualité de l’eau pose des problèmes au moins aussi graves. Ces éléments font que les situations de pénurie les plus sérieuses se trouvent dans les zones arides, fortement peuplées… et pauvres, c’est-à-dire incapables de fournir les efforts d’investissement indispensables pour assurer la disponibilité d’une eau propre. En conséquence de quoi les situations dites de stress hydrique se trouvent essentiellement dans les pays en développement ou émergents situés dans les zones tropicales et équatoriales [11]
[11]
Les situations de stress hydrique sont définies en référence à…. La situation ne devrait pas s’améliorer, puisqu’il est prévu que la proportion de personnes vivant dans des pays en pénurie d’eau, qui était de 8 % au début du xxie siècle, passe à 45 % en 2050 [12]
[12]
Voir OCDE, Perspectives de l’environnement de l’OCDE à….

14En déduire que les difficultés d’accès à l’eau sont la cause même du sous-développement est une autre affaire, de même qu’établir un lien causal entre climat, géologie et sous-développement. C’est ce que propose la thèse de la trappe à pauvreté, selon laquelle les pays en développement voient leurs capacités de décollage économique bloquées par des facteurs objectifs et repérables tels que le manque d’épargne, le caractère endémique des maladies tropicales, la faiblesse des infrastructures collectives, les difficultés d’accès à l’eau… qui finissent par créer un cercle vicieux de sous-développement dont il est impossible de sortir par ses propres moyens [13]
[13]
Voir Sachs Jeffrey D., John W. McArthur, Guido Schmidt-Traub,…. Il est certain que l’eau est la clé de la sécurité alimentaire et de la réduction de la pauvreté, dans la mesure où près de 80 % des situations d’urgence alimentaire sont créées par des épisodes de sécheresse ou d’inondation, autrement dit de manque ou d’excès d’eau, et que le continent africain est le plus touché en la matière. Il est également évident que les facteurs climatiques jouent un rôle décisif dans ces événements. Mais ces facteurs doivent davantage être considérés comme des circonstances aggravant des situations de sous-développement qui accompagnent souvent les problèmes d’accès à l’eau, plutôt que comme des causes ultimes de sous-développement. La relation entre les ressources en eau et la mobilisation des eaux d’une part, le développement socio-économique et le niveau de vie d’autre part, n’est ni simple ni à sens unique. Elle est biunivoque et interactive. Le développement socio-économique facilite et permet la maîtrise et la mobilisation des eaux ; il crée les moyens de satisfaire les besoins en eau qu’il engendre, y compris par les recours aux palliatifs à la raréfaction des disponibilités, autant, sinon plus, que les utilisations d’eau contribuent au développement. En somme, la rareté des ressources en eau n’est un facteur limitant du développement que conjointement avec d’autres causes du sous-développement. Il ne s’agit pas d’en déduire que les situations de stress hydrique sont à relativiser, mais que ces situations sont associées à des difficultés multiples de faire face à la pénurie d’eau, et que ces difficultés sont souvent intimement liées au sous-développement. La conclusion positive que l’on peut tirer de ce constat est que la problématique de l’accès à l’eau est essentiellement une problématique de gestion de ressource rare, et qu’il n’y a pas de fatalité en la matière. On peut illustrer schématiquement cette problématique par le cas du Népal, pays riche en eau, mais l’un des moins bien classés dans les indicateurs mondiaux de performance d’accès à l’eau potable ou d’exploitation du potentiel hydrologique [14]
[14]
Voir http://go.worldbank.org/4IZG6P9JI0.. Ou a contrario par le cas de Singapour, pays en stress hydrique élevé dont l’essentiel des ressources en eau est importé de Malaisie, et qui a mis au point une stratégie efficace de rationnement de la ressource [15]
[15]
Voir Tortajada Cecilia, “Water management in Singapore”, in :….

15On peut faire le même constat à propos de ce qu’il est convenu d’appeler les conflits de l’eau, autrement dit les situations de conflits politiques internationaux ou intra-nationaux (entre l’Arizona et le Colorado en 1935 par exemple) suscitées par les difficultés d’accès à l’eau. La liste des types de conflit dans ce domaine est longue : ils peuvent venir de tensions concernant directement l’accès aux ressources en eau, de l’utilisation de l’eau ou des systèmes hydrologiques comme arme de guerre, de l’utilisation de l’eau comme moyen de pression politique, etc. Il en est de même de la liste des conflits eux-mêmes répertoriés historiquement [16]
[16]
Voir le site du Pacific Institute in California pour une liste…. Mais de même que les difficultés d’accès à l’eau ne devraient pas être retenues comme causes ultimes du sous-développement, elles ne doivent pas être considérées comme facteurs déclencheurs de conflits politiques. Ceux-ci trouvent leurs origines ailleurs, et peuvent être alimentés par des considérations en rapport avec l’accès à l’eau. Pour le dire autrement, on trouve des situations de conflits sur les ressources en eau dans toutes les régions du monde, et l’on constate que ces conflits débouchent sur la violence dans les cas où la gestion pacifique des tensions n’est pas encore envisageable. La conclusion qu’il faut en tirer n’est pas que les pays risquent d’entrer en conflit armé pour l’accès à l’eau, mais que l’accès à l’eau risque d’entrer en considération dans les situations de conflits violents. Israéliens et Palestiniens ont toutes les raisons d’être en conflit pour l’accès à l’eau dans leur région marquée par un stress hydrique élevé [17]
[17]
Et Israël exerce une pression impitoyable en la matière, avec…, les pays européens ont mis au point un arsenal juridique complexe pour gérer pacifiquement les situations de conflit dans ce domaine [18]
[18]
Voir Sohnle Jochen, « Le dispositif juridique de l’Europe pour….
16La conclusion qu’il faut tirer de ces constats est qu’en toutes circonstances, les problèmes de développement ou de conflits suscités par les difficultés d’accès à l’eau sont des problèmes de gestion de ressource rare davantage que de disponibilité de la ressource. Ces problèmes prennent des formes diverses selon les situations en question : il peut s’agir de manque d’investissement en infrastructures pour améliorer l’accès à l’eau, de manque de coopération dans la gestion transfrontalière des ressources en eau, de gaspillages dans les utilisations diverses de la ressource… Toutes ces situations exigent que soient identifiées clairement les causes des difficultés d’accès à l’eau, afin de pouvoir concevoir les solutions appropriées à chaque cas.

Quelles solutions ?
17Assez étrangement, il a fallu attendre la conférence internationale sur l’eau de Dublin en 1992 pour que l’eau soit reconnue comme un bien économique par la communauté internationale. Il tombe pourtant sous le sens que, de même que n’importe quelle autre ressource rare, l’eau doit faire l’objet d’une gestion rationnelle à même de rendre compatibles les offres et les demandes de la ressource. L’explication de cet anachronisme réside probablement dans le fait qu’étant une ressource indispensable à la vie, on pense d’abord à l’eau comme un droit dont aucun être humain ne devrait être privé. Et de fait, la communauté internationale reconnaît également l’accès à l’eau comme un droit de l’homme qu’il convient de protéger [19]
[19]
Officiellement depuis le 28 juillet 2010 par une résolution de…. Cette exigence noble n’enlève rien à la caractéristique fondamentale de l’eau d’être un bien économique comme un autre, mais permet de centrer la problématique sur les usages de l’eau les plus essentiels, et en fait vitaux (une infime partie de l’usage global de l’eau à l’échelle planétaire). Ce qui doit nous amener à toujours considérer l’exigence de solidarité dans les solutions imaginées pour résoudre les difficultés d’accès à l’eau, surtout lorsque les plus pauvres et les plus faibles sont concernés. Dans ce domaine comme dans bien d’autres, on constate en effet que les riches s’en sortent souvent mieux que les pauvres lorsqu’il est question d’accéder à une ressource rare.

18Concilier exigence de solidarité et rationalité dans la gestion de la ressource en eau n’a aucune raison de soulever des problèmes insurmontables : il faut, lorsque les circonstances l’ordonnent, consacrer à la redistribution vers les plus nécessiteux une partie des ressources préservées grâce à une bonne gestion. Encore faut-il que celle-ci soit bien établie.
La gestion par l’offre
19Les pistes en la matière sont nombreuses, et il ne peut en être autrement pour un problème aussi complexe que la gestion de l’eau. Pour clarifier les choses, il faut commencer par distinguer la gestion de l’offre et celle de la demande. L’offre d’eau étant globalement fixe comme nous l’avons précisé précédemment, l’approche par l’offre ne peut reposer que sur l’amélioration de l’accès aux quantités d’eau disponibles [20]
[20]
Pour un panorama complet des solutions envisageables, voir…. Les possibilités techniques sont les suivantes : augmentation de l’accès aux ressources en eau conventionnelles, par augmentation des capacités de stockage des flux (barrages et systèmes locaux de stockage des eaux de pluie pour l’essentiel) ou meilleure gestion des stocks disponibles (principalement les eaux souterraines et aquifères ayant fait l’objet d’une surexploitation grandissante au cours des dernières décennies) ; meilleur recyclage de la ressource de manière à optimiser son utilisation et éviter les gaspillages ; contrôle de la pollution des eaux pour augmenter les quantités disponibles pour les usages humains et réduire les coûts de traitement ; transferts de ressources entre bassins fluviaux ; dessalement de l’eau de mer.

20L’application de ces techniques n’a bien entendu de sens qu’à l’échelle où se posent les problèmes, autrement dit au plan local pour ce qui concerne la gestion de l’eau. Le potentiel technique des solutions est intimement lié aux circonstances locales de l’utilisation de la ressource, de sorte qu’il faut une étude de terrain pour pouvoir dire quoi que ce soit dans un contexte particulier [21]
[21]
Pour une application de ce principe au cas de l’Inde, voir 2030…. Il se dégage néanmoins des tendances générales à ce sujet. Le dessalement de l’eau de mer est par exemple une solution pour le moment trop coûteuse dans de nombreux contextes (malgré une division du coût par quatre au cours des deux dernières décennies), mais la technique commence progressivement à se répandre au-delà des pays pour lesquels les considérations financières et écologiques n’ont jamais vraiment compté pour adopter cette solution, essentiellement les pays du golfe investissant leur énorme rente pétrolière dans des usines de dessalement. La technique est donc désormais répandue notamment en Australie, en Californie ou en Espagne, mais reste limitée à des zones riches exposées à un stress hydrique élevé [22]
[22]
Voir Salomon J., « Le dessalement de l’eau de mer est-il une…. Ce n’est qu’à long terme que l’on peut espérer son développement à une échelle plus importante, peut-être associée aux panneaux solaires pour apporter l’énergie nécessaire à son application.

21De même, le transport de l’eau pour rééquilibrer l’offre aux échelons locaux n’est pas une solution réaliste au plan global : les coûts de transport sont trop élevés, surtout pour les bénéficiaires potentiels qui se situeraient dans des pays en développement. Un marché mondial de l’eau comparable à celui du pétrole n’est donc pas pour demain. Il est par contre envisageable d’acheminer l’eau par des infrastructures adaptées, solution pratiquée d’ailleurs depuis des millénaires, mais réaliste à des échelles réduites uniquement, et donc pas en mesure de résoudre tous les problèmes d’inégalité d’accès à l’eau, surtout si l’on considère le coût des infrastructures. Une technique qui fait son chemin, principalement dans les pays en développement, est le recyclage de l’eau, qui consiste par exemple à utiliser les eaux rejetées par les activités urbaines pour alimenter en aval les activités agricoles [23]
[23]
Voir FAO, Water at a glance : The relationship between water,….

22Cette gestion intégrée de l’eau présente de nombreux avantages : elle permet de fournir de l’eau régulièrement aux agriculteurs et de moins faire dépendre leurs activités des aléas climatiques ; elle contribue à créer de l’activité et de l’emploi urbain ; elle permet de réduire en aval le niveau de pollution de l’eau rejetée par les villes. Mais cette technique implique que les activités agricoles se situent en périphérie des zones urbaines, et sa mise en œuvre repose sur une capacité de planification urbaine et une appropriation par les populations locales qui exigent un long processus d’apprentissage.

La gestion par la demande
23Les possibilités d’amélioration de la gestion de l’eau par la demande reposent sur un principe global : orienter l’eau vers une utilisation optimale, ce qui sur un plan strictement théorique devrait conduire à égaliser la valeur d’une unité marginale d’eau pour tous les utilisateurs potentiels [24]
[24]
Voir FAO FAO, Coping with water scarcity : An action framework…. Égaliser les valeurs marginales de toutes les utilisations potentielles de l’eau est bien évidemment un objectif parfaitement utopique, mais le principe qui en découle et selon lequel il faut encourager les acteurs concernés à faire l’usage le plus « productif » possible de la ressource lorsqu’elle se raréfie procède du simple bon sens. Il existe principalement deux moyens d’y parvenir : inciter les utilisateurs à faire un usage plus efficace de l’eau ; encourager des transferts de la ressource des usages les moins bénéfiques vers ceux dont les « rendements » sont plus élevés.

24Un usage plus efficace de l’eau consiste en gros à augmenter la productivité de l’utilisation de la ressource, autrement dit à augmenter la capacité de création de richesse pour une quantité d’eau utilisée. Cela peut se faire en limitant les pertes subies par fuite et percolation lors de l’acheminement de l’eau par des réseaux urbains, ou en réduisant les gaspillages dus à une utilisation inappropriée de la ressource dans des processus agricoles ou industriels. La piste la plus prometteuse en la matière semble être la hausse de la productivité agricole par une meilleure utilisation de l’eau grâce au changement de techniques d’irrigation, à la minimisation du phénomène d’évapotranspiration qui accompagne la croissance des végétaux, et à la création de variétés plus résistantes au manque d’eau [25]
[25]
Voir Falkenmark M. et J. Rockström, “The new blue and green…. C’est dans les pays en développement dépendants davantage des activités agricoles et où les techniques agricoles sont les moins productives que le potentiel d’amélioration est le plus élevé. Les techniques d’irrigation en particulier peuvent faire une différence énorme en matière de rendements : l’emploi de l’irrigation double les rendements agricoles les plus élevés par rapport à l’utilisation des eaux de pluie ; après l’échec des projets d’irrigation à grande échelle dans les pays en développement, l’accent est désormais mis sur les technologies simples à l’échelle locale, plus faciles à approprier et moins chères [26]
[26]
Voir Sachs et al. (2004, p. 26-27)..

25L’agriculture est une activité essentielle, surtout dans les pays en développement, mais elle ne génère pas les utilisations des ressources en eau les plus lucratives : l’industrie crée en moyenne 70 fois plus de valeur par litre d’eau que l’agriculture. Cela explique qu’elle constitue l’essentiel des prélèvements d’eau dans les pays riches. Une autre caractéristique est que l’eau pour l’industrie constitue véritablement un coût de production, dans la mesure où les industriels paient généralement l’eau qu’ils utilisent, à la différence des agriculteurs qui bénéficient d’une ressource gratuite. Le résultat logique est que les incitations à améliorer la productivité des utilisations de l’eau sont beaucoup plus fortes dans l’industrie que dans l’agriculture, et de fait cette productivité a fortement augmenté dans les pays industrialisés au cours des dernières décennies, et son amélioration fait partie des stratégies de nombreuses entreprises privées [27]
[27]
Voir The Economist, For want of a drink – À special report on….

26La réallocation des ressources en eau des usages les moins bénéfiques vers ceux dont les « rendements » sont plus élevés repose sur un arsenal d’instruments de marché et d’approches réglementaires. Le principe général est qu’une fois les usages essentiels de l’eau pour les besoins de subsistance couverts, il convient d’orienter la ressource vers les usages les plus « productifs ». C’est habituellement le système de prix qui joue ce rôle dans les économies de marché. Mais l’eau est bien souvent une ressource sans prix, accessible librement et prélevée sans avoir d’idée précise des quantités effectivement utilisées [28]
[28]
On compte en Inde 20 millions d’utilisateurs de puits…. On estime que globalement l’eau est tarifée à hauteur de 10 à 50 % des coûts d’exploitation et de maintenance des systèmes de distribution, et cela représente à nouveau 10 à 50 % de la valeur de l’eau en termes de productivité agricole. Le résultat est qu’il faudrait multiplier le prix de l’eau par un facteur compris dans une fourchette de 4 à 100 selon le contexte pour équilibrer l’offre et la demande d’eau, une mesure politiquement suicidaire. La « vérité des prix » est difficile à mettre en œuvre dans ce domaine pour d’autres raisons [29]
[29]
Voir Baechler Laurent, « Le prix de l’eau », in : L’eau :… : une eau tarifée deviendrait inaccessible pour les plus pauvres qui sont en général les plus nécessiteux ; le prix de l’eau aurait du mal à refléter les coûts environnementaux et la valeur d’existence de la ressource (ce que les économistes appellent des externalités que le marché ne peut pas prendre en compte) ; la multiplicité des usages de l’eau fait qu’un prix aurait du mal à refléter correctement les coûts de ces usages. Finalement, si la tarification de l’eau est de manière générale souhaitable pour éviter la surexploitation de la ressource, elle est pratiquement difficile à mettre en œuvre et n’est pas toujours le moyen le mieux approprié pour faire face aux problèmes d’allocation efficace de la ressource [30]
[30]
Voir Perry Chris, Pricing savings, valuing losses and measuring….

27Le fait que l’eau soit dans bien des cas accessible librement révèle une autre source de dysfonctionnement générant l’épuisement de la ressource : l’absence de droits de propriété ou d’usage clairement identifiés. C’est à nouveau dans le domaine agricole et pour les usages domestiques que le problème se pose avec le plus d’acuité. Les solutions résident dans la définition et la répartition de droits d’usage clairement établis, à l’échelle d’exploitation de la ressource, avec la participation active des populations locales concernées au premier chef [31]
[31]
Ostrom (2010 pour la traduction française) propose un tour…. Dans des contextes où les institutions concernées ont atteint un degré de maturité suffisant, il est même envisageable de voir émerger un marché de droits négociables, où les offres et les demandes s‘articulent de manière à orienter ces droits vers les usages de l’eau les plus productifs. Les exemples les plus significatifs se trouvent dans l’ouest des États-Unis et en Australie, où le « Murray-Darling basin system » a déjà permis de traverser des périodes de sécheresse sans perturber significativement la production agricole [32]
[32]
Voir Gleick Peter H., The World’s Water (vol 7), Pacific….

28Réorienter la ressource en eau vers des usages plus « productifs » peut passer par des dispositifs plus originaux. Une approche récente et prometteuse, introduite au début des années 90, est l’échange international d’« eau virtuelle », entendue comme la quantité d’eau incorporée implicitement dans les processus de production et de distribution des produits consommés partout dans le monde [33]
[33]
Voir Hoekstra A. Y., Virtual water trade : Proceedings of the…. On peut voir l’idée comme une extension du fameux principe des avantages comparatifs identifié il y a près de deux siècles par David Ricardo : l’eau doit s’échanger internationalement par l’intermédiaire des biens qu’elle contribue à produire, et de manière à ce que les ressources en eau puissent aller vers les usages dans le monde qui la valorisent le plus. La mise en œuvre du principe repose avant toute chose sur l’identification des empreintes en eau (version alternative du principe d’empreinte écologique) des produits concernés, de manière à pouvoir dégager le potentiel d’échange international qu’ils génèrent, mais surtout sur la capacité des marchés et des acteurs à reconnaître le principe comme opératoire, ce qui est loin d’être acquis. Une limite parmi d’autres est que les États sont très réticents à faire intervenir le jeu des avantages comparatifs dans l’allocation des produits agricoles, l’autonomie alimentaire restant un objectif stratégique clé.

29N’oublions pas pour terminer le potentiel de mesures simples comme la réduction des subventions à l’utilisation de l’eau qui, avec la tarification de la ressource dans certains cas, permettraient de réduire facilement les gaspillages [34]
[34]
L’Arabie saoudite utilise ses ressources en eau et en pétrole….

Les conflits de l’eau
30Comme indiqué précédemment, les conflits de l’eau peuvent être perçus comme des situations de concurrence sur l’allocation de la ressource qui ne peuvent être gérées pacifiquement pour des raisons politiques dont les origines ne sont pas nécessairement en rapport avec le problème de l’eau lui-même. Ces conflits apparaissent généralement à l’occasion de l’exploitation des ressources de bassins fluviaux ou d’aquifères transfrontaliers. Quoi qu’il en soit, ces situations exigent une forme de coopération internationale ou interrégionale pour éviter les conflits violents. Cette coopération est par définition difficile à obtenir, car les situations s’apparentent généralement à des jeux à somme nulle (lorsqu’un pays exploite en amont le potentiel hydroélectrique d’un fleuve au détriment d’un autre pays en aval), ou à des cas de tragédie des communs (lorsqu’il s’agit d’exploiter un aquifère transfrontalier) où les incitations à coopérer sont faibles. On compte cependant un certain nombre de succès relatifs en la matière, comme dans les cas du Nil ou du Mékong. Tout l’enjeu des négociations dans ces situations conflictuelles repose sur les moyens d’augmenter et de partager les bénéfices de l’exploitation de la ressource. Dans certains cas, il est possible de démontrer qu’une gestion appropriée des ressources concernées permet de générer des gains que peuvent se partager les partenaires potentiels d’un accord international [35]
[35]
Voir Whittington Dale, Xun Wu et Claudia Sadoff, “Water…. Dans bien d’autres cas, conflit et coopération sont intimement mêlés et rendent la situation plus difficilement gérable [36]
[36]
Voir Zeitoun Mark et Naho Mirumachi, “Transboundary water….

Quels acteurs ?
31La complexité du problème de l’eau vient de ce que la disponibilité de la ressource est déterminée par des processus naturels globaux, alors que les utilisations qui en sont faites résultent d’une multitude de comportements locaux non coordonnés. Les politiques de l’eau doivent donc relever le défi d’articuler cette nécessité d’envisager une conception globale de la gestion de la ressource avec la nécessité d’impliquer les acteurs concernés à l’échelle la plus efficace. Une problématique bien différente de celle que l’on trouve par exemple dans le cas climatique, où les émissions de gaz à effet de serre ont les mêmes impacts environnementaux d’où qu’elles viennent, ce qui permet de concevoir des politiques à l’échelle globale en tirant parti notamment des différences de coûts de réduction des émissions entre pays ou acteurs individuels [37]
[37]
Ce que fait par exemple le mécanisme de développement propre du….

32En conséquence de la nécessité d’envisager une conception globale de la gestion de l’eau, de plus en plus d’experts se prononcent pour une vision à l’échelle des systèmes hydrologiques naturels (bassins fluviaux, aquifères…) pour respecter les équilibres globaux de la ressource et éviter les incompatibilités entre interventions ponctuelles. Par ailleurs, on préconise de plus en plus que les modes d’intervention permettent une adaptation aux changements de paramètres des situations locales, qui peuvent être dus par exemple au changement climatique comme évoqué précédemment [38]
[38]
Voir Pahl-Wostl Claudia, “Transitions towards adaptive…. En conséquence de la nécessité d’impliquer les acteurs concernés à l’échelle la plus efficace, la priorité est de tenir compte des interactions entre systèmes écologiques et économiques, ainsi qu’entre les différentes parties prenantes, de manière à optimiser la valeur économique et sociale de l’eau [39]
[39]
Voir Jonch-Clausen Torkil, Integrated water resources…. Les maîtres mots en la matière sont gestion adaptative (Adaptative Management), simulation multi-agents et gestion intégrée des ressources en eau (Integrated Water Resources Management) [40]
[40]
Voir Medema Wietske, B. S. McIntosh et P. J. Jeffrey, “From…. Tous ces principes participent du même objectif d’identifier les problèmes d’action collective associés à la gestion de l’eau en rapport avec les caractéristiques techniques de disponibilité de la ressource [41]
[41]
Voir Berger Thomas, Regina Birner, José Diaz, Nancy McCarthy et….

33Comment passer des principes à la mise en œuvre ? Tout dépend du contexte, des acteurs impliqués et du problème à résoudre. Le cas par cas s’impose en la matière. Dans l’espace urbain où l’accès à l’eau dépend principalement d’infrastructures d’adduction et d’épuration de la ressource, la priorité est souvent à la construction et à l’entretien de ces infrastructures. Les besoins financiers en la matière sont énormes : ils sont estimés à 22 600 milliards de dollars entre 2005 et 2030 dans le monde entier. L’aide internationale aux pays en difficulté est primordiale pour couvrir ces besoins. Mais on ne peut imaginer se passer du rôle des acteurs privés pour accomplir une tâche aussi titanesque. Cela peut se concevoir dans le cadre de partenariats public-privé qui connaissent un regain d’intérêt depuis deux décennies, ou dans le cadre de la privatisation d’infrastructures, ce qui permet d’alléger les budgets publics. Le rôle des compagnies privées de l’eau est très controversé, voire combattu, mais il peut être utile sous certaines réserves, et doit en tout état de cause faire l’objet de contrôles de manière à éviter les impacts sociaux et environnementaux les plus indésirables [42]
[42]
Voir Gleick Peter H., Gary Wolff, Elizabeth L. Chalecki et….

34Dans l’espace rural où le problème est principalement l’exploitation de l’eau pour des usages agricoles ou domestiques, l’implication des acteurs locaux est essentielle, d’autant que ce sont eux qui détiennent les connaissances relatives aux techniques les plus efficaces pour gérer la ressource. On sait mieux depuis les travaux d’Elinor Ostrom [43]
[43]
Elinor Ostrom, op. cit., 2010. à quel point réduire la problématique de gestion des ressources communes à une opposition entre approche par les mécanismes de marché et approche par la régulation publique est simpliste et éloigné de bien des réalités. Dans le domaine de l’eau, il convient d’étudier les solutions locales imaginées par les populations concernées pour gérer les problèmes d’accès à la ressource, qu’il s’agisse de solutions institutionnelles ou techniques, de manière à s’inspirer des expériences réussies dans d’autres contextes comparables [44]
[44]
Voir Van Koppen Barbara, Mark Giordano, John Butterworth et…. C’est la voie de plus en plus empruntée par les organisations internationales de développement et les organisations non gouvernementales afin d’améliorer l’articulation entre les comportements locaux et les interventions de la puissance publique pour la gestion de l’eau.
35Dans bien des cas cependant les moyens financiers et techniques ainsi que l’expertise manquent aux populations locales, évidemment surtout dans les pays en développement. La coopération internationale est alors cruciale pour amorcer le processus de développement [45]
[45]
Voir Banque mondiale, Strengthen, Secure, Sustain, Water…. Dans cette perspective, le développement de l’accès à l’eau propre figure en bonne place dans les objectifs du millénaire pour le développement de la Banque Mondiale. Mais l’aide internationale sans l’appropriation des politiques mises en œuvre par les autorités locales ne sert pas à grand-chose. Le problème ne se pose d’ailleurs pas que dans le cadre de l’aide aux pays en développement, mais de manière générale pour les politiques de l’eau partout dans le monde : la problématique de l’eau souffre cruellement d’un manque d’attractivité pour les politiciens et autres décideurs : elle nécessite une approche à long terme, peu compatible avec le rythme des cycles électoraux ; elle intéresse peu les électeurs qui ne perçoivent pas les problèmes de l’eau ou bénéficient d’un accès à l’eau subventionné ; les résultats des mesures adoptées ne se voient pas (des infrastructures enfouies, des systèmes d’irrigation en zone rurale…), et leur bénéfice politique est donc maigre en regard des coûts qui sont eux gigantesques. La problématique de l’eau est éminemment politique [46]
[46]
Voir Mollinga Peter P., « Water, politics and development :… et sociale, bien davantage que technique, et cela implique des processus longs d’apprentissage et d’appropriation des bonnes pratiques [47]
[47]
Voir Pahl-Wostl Claudia, Marc Craps, Art Dewulf, Erik Mostert,….

Conclusion
36Il ne fait pas de doute que parmi les nombreux défis du développement durable, l’accès à l’eau figure parmi les plus cruciaux, tant la ressource est vitale. La dimension environnementale du défi est évidente : il s’agit de préserver une ressource menacée non pas tant d’épuisement que de détérioration de sa qualité, et ce dans la perspective de pouvoir en garantir l’accès à une population mondiale amenée à augmenter pendant encore plusieurs décennies. La dimension économique ne l’est pas moins : l’accès à l’eau est un paramètre clé du développement, et donc encore trop souvent un obstacle majeur en la matière, évidemment surtout dans les pays pauvres dont la croissance repose encore beaucoup sur les activités agricoles fortement consommatrices d’eau. La dimension sociale enfin ne doit pas être sous-estimée : l’accès à l’eau donne lieu à des inégalités de toutes sortes, entre pays ayant la maîtrise de la ressource et ceux en étant privés, entre régions abondantes en eau et régions arides, entre riches et pauvres selon les moyens de payer l’accès à la ressource, entre femmes et hommes selon les modalités sociétales de gestion de la ressource localement…

37Les solutions pour faire face à ces nombreux défis sont nécessairement multiples, et doivent être coordonnées de manière à tenir compte des logiques naturelles de reproduction de la ressource. Elles doivent être adaptées au contexte local, exigent de combiner des principes pas toujours faciles à appliquer (vérité des prix, droits d’usage, gestion communautaire), nécessitent la participation de toutes les parties prenantes (populations locales, puissance publique, entreprise…), et ne doivent jamais perdre de vue que les politiques de l’eau doivent articuler autant que faire se peut gestion efficace de la ressource et solidarité envers les plus nécessiteux.

Notes
[1]
Voir Kundzewicz Z. W., L. J. Mata, N. W. Arnell, P. Döll, B. Jimenez, K. Miller, T. Oki, Z. Sen et I. Shiklomanov, “The implications of projected climate change for fresh water resources and their management”, in Hydrological Sciences Journal, 53 : 1, 2008, p. 3-10 ; ainsi que FAO, Coping with water scarcity : An action framework for agriculture and food security, FAO Water Reports, 2008.
[2]
Les prélèvements correspondent aux quantités d’eau que les activités humaines détournent du cycle de l’eau pour les différentes utilisations qui en sont faites ; la consommation est la différence entre les prélèvements et ce qui est restitué au cycle de l’eau. Autrement dit la consommation mesure la partie de la ressource qui n’est plus disponible pour des usages ultérieurs.
[3]
Et dans des cas extrêmes à des situations catastrophiques, comme l’affaissement de la ville de Mexico par épuisement de la nappe souterraine qui alimente la ville.
[4]
Voir le rapport du 2030 Water Resources Group, Charting our water future – Economic fameworks to inform decision-making, 2009. p. 11-13.
[5]
La courbe de Kuznets en U inversé implique que certains problèmes environnementaux trouvent leur solution au-delà d’un certain niveau de développement, par accumulation de moyens d’y faire face et augmentation des préoccupations environnementales de populations plus riches. La courbe est avérée pour des problèmes tels que la pollution atmosphérique en milieu urbain.
[6]
Voir Hoekstra A. Y. et A. K. Chapagain, “Water footprints of nations : Water use by people as a function of their consumption pattern”, in Water Resources Management, 2007 (21), p. 35-48.
[7]
Les prélèvements pour les activités agricoles représentent 3 % du total en GB contre 41 % pour les États-Unis.
[8]
95 % de la population active au Bhoutan pour le cas extrême, au-delà de 75 % dans la majeure partie des cas, contre moins de 5 % typiquement dans un pays riche.
[9]
C’est même pour certains auteurs le paramètre dominant pour le développement à long terme. Voir Simonovic Slobodan P., “World water dynamics : global modeling of water resources”, in Journal of Environmental Management, 2002 (00), p. 1-19.
[10]
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la moitié des conséquences de la malnutrition sont causées par des problèmes sanitaires et d’hygiène liés aux difficultés d’accès à l’eau.
[11]
Les situations de stress hydrique sont définies en référence à l’indicateur développé par Malin Falkenmark en 1986, qui établit un niveau minimum de ressources en eau pour assurer une qualité de vie acceptable dans un pays moyennement développé dans une zone aride. En deçà de 1 700 m³ par an et par habitant (4 660 litres par jour), on diagnostique une situation de tensions potentielles entre ressources et besoins. En deçà de 1 000 m³ (2 740 litres par jour), on parle de pénurie chronique. En deçà de 500 m³ (1 370 litres par jour), on considère que la population fait face à une « pénurie absolue » d’eau.
[12]
Voir OCDE, Perspectives de l’environnement de l’OCDE à l’horizon 2050 – Les conséquences de l’inaction (Chap. 5), 2012, pour une perspective globale de ces questions.
[13]
Voir Sachs Jeffrey D., John W. McArthur, Guido Schmidt-Traub, Margaret Kruk, Chandrika Bahadur, Michael Faye et Gordon McCord, Ending Africa’s poverty trap, Brookings Papers on Economic Activity, 2004, p. 117-240.
[14]
Voir http://go.worldbank.org/4IZG6P9JI0.
[15]
Voir Tortajada Cecilia, “Water management in Singapore”, in : International Journal of Water Resources Development, Vol 22 (2), 2006, p. 227-240.
[16]
Voir le site du Pacific Institute in California pour une liste complète des conflits de l’eau à travers l’histoire. http://www.worldwater.org/chronology.html
[17]
Et Israël exerce une pression impitoyable en la matière, avec pour résultat un écart énorme d’accès à l’eau pour les deux populations : selon Amnesty International, les prélèvements d’eau quotidiens palestiniens sont de 70 litres, contre 300 litres en Israël.
[18]
Voir Sohnle Jochen, « Le dispositif juridique de l’Europe pour appréhender les conflits transfrontaliers sur l’eau », in : Lex Electronica, Vol 12, n° 2, automne 2007. http://www.lex-electronica.org/articles/v12-2/sohnle.pdf. Consultable sur http://www.lex-electronica.org/docs/articles_22.pdf.
[19]
Officiellement depuis le 28 juillet 2010 par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies.
[20]
Pour un panorama complet des solutions envisageables, voir Seckler (2003) et FAO (2008, p. 36-38).
[21]
Pour une application de ce principe au cas de l’Inde, voir 2030 Water Resources Group (2009, p. 19).
[22]
Voir Salomon J., « Le dessalement de l’eau de mer est-il une voie d’avenir ? », in : Revista de Geografia et Ordenamenta do Territorio, n° 1 (juin), 2012, p. 237-262.
[23]
Voir FAO, Water at a glance : The relationship between water, agriculture, food security and poverty, FAO Water Reports, 2010. Consultable sur http://www.fao.org/nr/water/docs/FAO_recycling_society_web.pdf.
[24]
Voir FAO FAO, Coping with water scarcity : An action framework for agriculture and food security, FAO Water Reports, 2008, p. 38-41).
[25]
Voir Falkenmark M. et J. Rockström, “The new blue and green water paradigm : Breaking new ground for water resources planning and management”, in Journal of Water Resources Planning and Management, Mai-Juin 2006, p. 129-132.
[26]
Voir Sachs et al. (2004, p. 26-27).
[27]
Voir The Economist, For want of a drink – À special report on water, 22 mai 2010, p. 8-9).
[28]
On compte en Inde 20 millions d’utilisateurs de puits individuels pour les usages domestiques ou agricoles. Il est de fait impossible de comptabiliser les prélèvements d’eau dans ces conditions.
[29]
Voir Baechler Laurent, « Le prix de l’eau », in : L’eau : Enjeux et conflits, Nouveaux Mondes, CRES Ed, 2003, pour une perspective d’ensemble.
[30]
Voir Perry Chris, Pricing savings, valuing losses and measuring costs : Do we really know how to talk about improved water management ?, 2008.
[31]
Ostrom (2010 pour la traduction française) propose un tour d’horizon fascinant de ces situations de gestion locale de ressources communes, qui lui a valu le Prix Nobel d’économie en 2009.
[32]
Voir Gleick Peter H., The World’s Water (vol 7), Pacific Institute, 2011, p. 79).
[33]
Voir Hoekstra A. Y., Virtual water trade : Proceedings of the international expert meeting on virtual water trade, IHE Delft, 2003, et Allan John A., Virtual Water : Tackling the threat to our planet’s most precious resource, I.B. Tauris, 2011, pour une perspective globale.
[34]
L’Arabie saoudite utilise ses ressources en eau et en pétrole (qui sert au dessalement de l’eau) pour irriguer des champs de blé qui pourrait être importé à moindre frais de l’extérieur. Voir OCDE (2012, chap. 5).
[35]
Voir Whittington Dale, Xun Wu et Claudia Sadoff, “Water resources management in the Nile Basin : The economic value of cooperation”, in Water Policy (7), 2005, p. 227-252.
[36]
Voir Zeitoun Mark et Naho Mirumachi, “Transboundary water interaction : Reconsidering conflict and cooperation”, in International Environmental Agreements, 2008 (8), p. 297-316.
[37]
Ce que fait par exemple le mécanisme de développement propre du Protocole de Kyoto qui permet d’échanger des réductions d’émissions contre des transferts de technologie entre pays riches et pays en développement.
[38]
Voir Pahl-Wostl Claudia, “Transitions towards adaptive management of water facing climate and global change”, in Water Resources Management, 2007 (21), p. 49-62.
[39]
Voir Jonch-Clausen Torkil, Integrated water resources management and water efficiency plans by 2005 : Why, what and how ?, Global Water Partnership, 2004.
[40]
Voir Medema Wietske, B. S. McIntosh et P. J. Jeffrey, “From premise to practice : A critical assessment of integrated water resources management and adaptative management approaches in the water sector”, in Ecology and Society, 13 (2) : 29, 2008, pour une synthèse.
[41]
Voir Berger Thomas, Regina Birner, José Diaz, Nancy McCarthy et Heidi Wittmer, “Capturing the complexity of water uses and water users within a multi-agent framework”, in Water Resources Management, 2007 (21), p. 129-148, pour une application au cas du Chili.
[42]
Voir Gleick Peter H., Gary Wolff, Elizabeth L. Chalecki et Rachel Reyes, The new economy of water – The risks and benefits of globalization and privatization of fresh water, Pacific Institute, 2002, pour une analyse des risques et bénéfices de la privatisation des services de l’eau.
[43]
Elinor Ostrom, op. cit., 2010.
[44]
Voir Van Koppen Barbara, Mark Giordano, John Butterworth et Everisto Mapedza, Community-based water law and water resource management reform in developing countries : rationale, contents and key messages, CAB Inbternational, 2007.
[45]
Voir Banque mondiale, Strengthen, Secure, Sustain, Water Partnership Program Report, 2012.
[46]
Voir Mollinga Peter P., « Water, politics and development : Framing a political sociology of water resources management », in : Water Alternatives, 1 (2008), p. 7-23.
[47]
Voir Pahl-Wostl Claudia, Marc Craps, Art Dewulf, Erik Mostert, David Tabara et Tharsi Taillieu, “Social Learning and Water Resources Management”, in Ecology and Society, 12 (2) : 5, 2007. http://www.ecologyandsociety.org/vol12/iss2/art5/.

TECH-ChatGPT : enjeu technologique et sociétal ?

-TECH-ChatGPT : enjeu technologique et sociétal ?

par Thierry Poibeau , CNRS  École Normale Supérieure (ENS) dans The conversation 

La sortie de ChatGPT le 30 novembre dernier a marqué une nouvelle étape dans le développement des technologies de traitement des langues. C’est en tout cas la première fois qu’un système d’IA, directement issu de la recherche, suscite un tel engouement : de nombreux articles sont parus dans la presse spécialisée mais aussi générale. ChatGPT (ou OpenAI, la société qui développe ChatGPT, ou les deux) sont régulièrement en top tendance sur Twitter aujourd’hui encore.

Pourquoi un tel écho ? Les capacités de ChatGPT marquent-elles un tournant par rapport aux précédentes technologies capables de générer des textes ?

Clairement, ChatGPT a permis un saut qualitatif : il est capable de répondre, de manière souvent pertinente, à presque n’importe quelle requête en langage naturel. GPT2, puis GPT3 – les précédents modèles de langage mis au point par OpenAI – étaient déjà très forts pour générer du texte à partir de quelques mots ou phrases donnés en amorce (ce que l’on appelle le « prompt ») : on parlait souvent de « perroquets » (stochastic parrots), comme l’a proposé Emily Bender, et de nombreux autres chercheurs critiques de ces techniques. En effet, on pouvait dire que ces systèmes produisaient du texte à partir de bouts de phrases tirées des immenses corpus à leur disposition… même s’il faut nuancer cette image du perroquet : les systèmes ne répètent pas des extraits mot à mot, mais produisent en général un texte original en reprenant, paraphrasant, combinant des éléments vus dans des corpus variés.

ChatGPT reprend ces caractéristiques, mais la partie « chat » (dialogue) y ajoute une dimension tout à fait différente, et en apparence souvent bluffante.

Le système ne produit plus juste un paragraphe à partir d’une phrase donnée en entrée. Il est maintenant capable de répondre correctement à des questions simples comme à des questions complexes, il peut fournir des éléments de raisonnement, s’exprimer dans différentes langues, analyser ou produire du code informatique, entre autres.

Par exemple, si on lui demande si deux personnages ont pu se rencontrer, le système est capable de déterminer les dates correspondant à leur existence, comparer ces dates et en déduire une réponse. Ceci est trivial pour un humain, mais aucun système ne pouvait jusque-là répondre de manière aussi précise à ce type de question sans être hautement spécialisé. Au-delà du langage, ChatGPT peut aussi fournir des éléments de raisonnements mathématiques (mais il se trompe souvent) et analyser du code informatique notamment.

De ce point de vue, ChatGPT a une longueur d’avance sur ses concurrents.
Concernant le fonctionnement du système, difficile d’en dire plus, car OpenAI, malgré son nom, développe des systèmes fermés. C’est-à-dire que le code informatique (code source) utilisé n’est pas disponible et que les recherches liées à ChatGPT restent pour l’instant en grande partie un secret industriel – même si, évidemment, d’autres équipes travaillent sur des systèmes similaires, aussi à base d’apprentissage profond. On a donc une idée de ce qui est utilisé par OpenAI.

D’autres entreprises ont gardé un modèle plus ouvert, par exemple Meta avec les travaux menés à FAIR, en général ouverts et publiés dans les principales conférences du domaine. Mais, plus généralement, on constate de plus en plus une fermeture des recherches. Par exemple, alors qu’Apple a toujours eu un modèle de développement privé et très secret, Deepmind avait un modèle ouvert et l’est sans doute un peu moins, maintenant que l’entreprise est sous le contrôle de Google.

Le système ChatGPT lui-même pourrait devenir commercial : OpenAI est financé par Microsoft qui pourrait décider de fermer l’accès au système un jour prochain, si c’est son intérêt.

En attendant, OpenAI bénéficie de l’énorme publicité que lui apporte son outil, et aussi de toutes les interactions des utilisateurs avec lui. Si un utilisateur signale qu’une réponse n’est pas bonne, ou demande à l’outil de reformuler sa réponse en tenant compte d’un élément en plus, c’est autant d’information que le système emmagasine et pourra réutiliser pour affiner sa réponse la prochaine fois, sur la requête posée ou sur une requête similaire. En testant ChatGPT, on travaille gratuitement pour OpenAI !

Pour en revenir au système lui-même, la partie dialogue est donc ce qui fait la force et la particularité de ChatGPT (par rapport à GPT3 par exemple). Il ne s’agit plus d’un « simple » modèle de langage capable de générer du texte « au kilomètre », mais d’un véritable système de dialogue. Celui-ci a probablement bénéficié de millions ou de milliards d’exemples évalués par des humains, et la phase actuelle – où des centaines de milliers d’utilisateurs « jouent » quasi gratuitement avec le système – permet encore de l’améliorer en continu, puisque toutes les interactions sont évidemment enregistrées et exploitées pour cela.

Il est aujourd’hui assez simple d’accéder à des corpus de milliards de mots pour mettre au point un modèle de langage de type « GPT », au moins pour les langues bien répandues sur Internet.

Mais les données ayant permis la mise au point de ChatGPT (dialogues, interactions avec des humains) ne sont, elles, pas publiques, et c’est ce qui donne un avantage important pour OpenAI face à la concurrence.

Par exemple, Google dispose de données différentes, mais sans doute aussi exploitables pour ce type de systèmes – d’autant que Google a développé depuis plusieurs années un graphe de connaissances qui pourrait permettre de générer des réponses avec une meilleure fiabilité que ChatGPT. Notamment, l’analyse des enchaînements de requêtes issus du moteur de recherche de Google pourrait fournir des informations précieuses pour guider l’interaction avec l’utilisateur… Mais, en attendant, c’est OpenAI qui dispose de ChatGPT, et non Google : OpenAi a l’avantage.

De fait, même s’il est possible de contourner les limites de ChatGPT, le système refuse d’expliquer comment créer une bombe, de produire des contes érotiques ou de donner ses sentiments (ChatGPT répond fréquemment qu’elle est une machine, qu’elle n’a pas de sentiments ni de personnalité). OpenAI a visiblement soigné sa communication. La société a aussi mis un soin extrême à « blinder » le système, à lui permettre de déjouer la plupart des pièges qui peuvent ruiner en quelques heures ce type d’application, comme cela arrive fréquemment pour des systèmes ouverts au grand public.

On peut par exemple citer Meta, qui en novembre dernier a dû retirer son système appelé « Galactica » deux jours après l’avoir mis en ligne. Galactica avait été entraîné sur le domaine scientifique et pensé pour offrir des services aux chercheurs. Il a d’abord été présenté comme pouvant écrire des articles scientifiques automatiquement à partir d’un prompt… avant que la société ne précise qu’il ne s’agissait évidemment que d’une aide à la rédaction. Mais cette stratégie de communication malheureuse a déclenché une polémique qui a obligé Meta à débrancher rapidement Galactica.

À l’inverse, ChatGPT est toujours en ligne, et suscite toujours autant de passion auprès d’un large public. Des questions demeurent cependant : quel impact aura ChatGPT ? Quelles applications en seront dérivées ? Et quel modèle économique la compagnie OpenAI (et Microsoft, son principal investisseur) vise-t-elle ?

Biodiversité , enjeu de vie sur terre

Biodiversité , enjeu de vie sur terre

Alors que va s’ouvrir la plus grande conférence sur la biodiversité depuis plus de dix ans, le monde a perdu près de 70 % de sa population d’animaux sauvages depuis 1970. Ce que nous pourrons préserver du reste dépendra donc de la COP 15. La conférence des Nations Unies sur la biodiversité qui se tiendra à Montréal pourrait faire pour la biodiversité ce que l’Accord de Paris a fait pour le climat en 2015, en l’inscrivant résolument à l’ordre du jour des entreprises, des décideurs et des investisseurs. par Par Jenn-Hui Tan (Directeur Monde de l’Investissement Durable de Fidelity International) dans l’Opinion

L’expression sur toutes les lèvres est « nature positive » : l’idée que la véritable valeur économique de la nature doit être prise en compte et que le monde doit aller au-delà de la simple limitation des dommages.

L’un des objectifs de Montréal est ainsi de convenir d’un ensemble de règles et de normes qui encouragent l’allocation de capital en faveur des entreprises et des initiatives qui sont favorables pour la nature, permettant ainsi de contribuer à l’objectif ambitieux d’inverser l’érosion de la biodiversité d’ici 2030 et de restaurer les écosystèmes naturels d’ici 2050.
Défi plus difficile que le réchauffement climatique

C’est plus facile à dire qu’à faire. La mesure de l’étendue de la biodiversité, qui désigne la variété et l’abondance de la vie sur Terre, est un défi encore plus difficile à relever que celui du changement climatique. Les outils d’évaluation disponibles sont également moins développés que dans d’autres domaines du développement durable.
Par exemple, les investisseurs qui souhaitent comparer l’impact climatique de différents projets ou portefeuilles peuvent utiliser une mesure désormais largement adoptée, appelée équivalent CO2, pour évaluer les émissions de différents gaz à effet de serre en utilisant la même échelle.

Il n’existe pas de mesure de référence similaire pour la biodiversité. Si les émissions dans l’atmosphère contribuent au changement climatique quel que soit l’endroit où elles sont produites, les effets des interactions entre l’homme et la nature sont très différents d’un endroit à l’autre. Ce qui est dévastateur dans un endroit peut avoir un impact minime dans un autre.
Que fait le plus de bien à la nature ?
Chaque écosystème possède une combinaison unique de sols, de minéraux, d’eau, de conditions climatiques et d’autres facteurs qui rendent difficile l’élaboration de mesures pouvant être appliquées à grande échelle.

Néanmoins, une norme mondiale de déclaration des impacts sur la biodiversité basée sur plusieurs paramètres complémentaires est possible et constituerait une amélioration considérable des pratiques actuelles. Aujourd’hui, une entreprise peut indiquer le nombre d’hectares de terres qu’elle protège, tandis qu’une autre entreprise du même secteur indique le nombre d’espèces d’arbres qu’elle plante. Il n’est pas facile de déterminer qui fait le plus de bien à la nature.

Obliger des entreprises similaires à partager les mêmes informations, de sorte que les impacts et les effets d’un investissement sur la nature puissent être directement comparés à ceux d’un autre, constituerait un pas important vers le déblocage des financements nécessaires pour faire face à la menace que représente l’érosion de biodiversité.
Risques énormes liés à l’inaction

Il en va de même pour l’alignement des normes au niveau international et, dans la mesure du possible, de l’intégration des nouvelles règles aux normes climatiques existantes afin de réduire les coûts et les frictions. Après tout, il s’agit de la même planète.

Ignorer le problème parce qu’il est complexe n’est pas une option. L’inaction comporte des risques énormes, pour la nature elle-même, mais aussi pour les entreprises et les portefeuilles d’investissement. Il y a les risques physiques – de nombreuses entreprises dépendent de processus naturels, comme la pollinisation des cultures pour l’agriculture.
Soit nous changeons notre mode de vie pour préserver le capital naturel, soit nous l’épuisons et nous devrons de toute façon changer notre mode de vie.
Il y a les risques de transition – les entreprises qui ne se préparent pas pourraient se retrouver du mauvais côté de la nouvelle réglementation visant à mettre fin à la déforestation ou à protéger la nature. Enfin, il existe des risques liés à la réputation et aux litiges pour les entreprises reconnues coupables d’avoir causé des dommages.
La moitié du PIB mondial dépend de la nature En vertu de la législation française, les institutions financières doivent désormais divulguer leurs risques et leurs impacts liés à la biodiversité, parallèlement aux informations similaires sur le climat.

Sur la scène internationale, la Taskforce for Nature-related Financial Disclosures (TNFD), qui s’inspire de la Taskforce for Climate-related Financial Disclosures (TCFD), doit être finalisée en 2023. La déclaration TCFD est déjà obligatoire pour certaines activités au Royaume-Uni et en Suisse et devrait être étendue aux juridictions du monde entier. Il devrait en être de même pour la directive TNFD à terme.

Environ la moitié du PIB mondial dépend modérément ou fortement de la nature, selon le Forum économique mondial. Soit nous changeons notre mode de vie pour préserver le capital naturel, soit nous l’épuisons et nous devrons de toute façon changer notre mode de vie. Donner aux investisseurs des outils comme les bonnes données dont ils ont besoin pour agir sur la biodiversité est une étape importante. Ce travail commence maintenant à Montréal.

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