LREM encourage l’éclatement de la société
Anne Muxel, directrice de recherches au Cevipof, se penche sur le projet de LREM de se structurer selon les « causes » défendues par ses militants, en vue de 2022 (interview l’Opinion)
Anne Muxel, directrice de recherches en science politique au Cevipof, le centre de recherches de Sciences Po.
En donnant aux Français la possibilité de se structurer par la « cause » qu’ils défendent, La République en marche essaie de coller au fonctionnement associatif et à « l’individualisation » de la politique, analyse Anne Muxel, directrice de recherches au Cevipof, le centre de recherches politiques de Sciences Po.
Année après année, les partis politiques perdent des adhérents pendant que l’engagement associatif semble, lui, progresser. Comment l’expliquer ?
L’engagement associatif suscite effectivement davantage de confiance et d’adhésion que les partis politiques. Dans beaucoup de démocraties occidentales, les citoyens expriment rejet et défiance à l’égard des organisations traditionnelles qui prétendent avoir réponse à tout et véhiculent des référents idéologiques qui ne sont plus en prise avec leurs préoccupations. L’augmentation de l’abstention illustre cette mise à distance, ce pas de côté par rapport à l’offre électorale proposée. Se diffuse ainsi le sentiment que ces organisations ne sont plus capables de traduire concrètement les préoccupations des citoyens, qu’elles n’ont plus l’efficacité nécessaire à la mise en œuvre de leurs demandes. Les citoyens cherchent alors d’autres façons de se faire entendre. On l’a vu avec le mouvement des Gilets jaunes, par exemple. La classe politique a conscience de ce fossé qu’elle cherche à combler. Elle donne alors aux citoyens des gages de réassurance sans, pour l’instant, beaucoup de succès.
La baisse du nombre d’adhérents dans les partis politiques et les syndicats signifie-t-elle que le pays se dépolitise ?
Non. Les Français se saisissent d’autres vecteurs, loin de la médiation des partis ou des syndicats. Ils se mobilisent au travers d’autres formes d’expression plus horizontales et sur d’autres scènes dont la rue et les ronds-points. Ces espaces leur permettent d’exprimer leurs revendications de façon directe. C’est un nouveau paysage. Tous les ans, au Cevipof, dans le cadre du Baromètre de la confiance politique, nous mesurons le potentiel protestataire de l’opinion publique. Entre cinq et six Français sur dix se disent prêts à descendre dans la rue pour défendre leurs idées. Dans le monde d’aujourd’hui, il y a cette idée que l’on peut se défendre par soi-même, que l’on peut exprimer soi-même sa revendication. C’est une forme d’individualisation de la politique.
«Le temps de l’action politique est un temps long. Les associations mènent au contraire des mobilisations concrètes autour d’enjeux ponctuels, comme les distributions de nourriture ou de vêtements. Les citoyens trouvent ainsi des débouchés efficaces qu’ils ne trouvent pas en attendant le vote de telle loi ou la publication de tel décret»
Dans la crise sociale actuelle, les jeunes, particulièrement touchés, se tournent vers les associations d’entraide, pas vers le pouvoir politique. Dans un tel contexte, peut-on imaginer les jeunes jeter ne serait-ce qu’un œil à ce que leur proposent les formations politiques ?
Le temps de l’action politique telle qu’elle est mise en œuvre par les gouvernants est un temps long. Les associations mènent au contraire des mobilisations concrètes autour d’enjeux ponctuels, comme les distributions de nourriture ou de vêtements. Elles sont dans un temps court, qui suppose davantage d’efficacité. Les citoyens trouvent ainsi des débouchés efficaces qu’ils ne trouvent pas en attendant le vote de telle loi ou la publication de tel décret. Les demandes d’efficacité et de résultats concrets se sont imposées. Cela s’articule bien avec des formes d’expression directe sur des causes extrêmement précises, plus ciblées que celles qui peuvent être portées par des programmes politiques généraux.
Vous parliez des Gilets jaunes. Une des réponses d’Emmanuel Macron fut l’organisation du Grand débat national. Les jeunes y ont peu participé. Sont-ils devenus hermétiques à ce que propose le pouvoir ?
Pas hermétiques mais plus distants. Ils cherchent d’autres formes d’expression. La lutte contre le réchauffement climatique en est une illustration. Ils ne vont pas chercher dans les partis les débouchés à leurs revendications. Ils vont davantage s’insérer dans des mouvements de mobilisation à l’échelle planétaire, comme les marches pour le climat lancées par Greta Thunberg ou le mouvement Extinction Rebellion, qui s’organisent sur la base du bon vouloir d’individus rassemblés pour une cause. Les partis sont très en retrait de ces mobilisations associatives.
Un parti peut-il faire oublier ce qu’il est et épouser le fonctionnement des associations ?
C’est ce qu’essaie visiblement de faire La République en marche. Ses responsables tentent de décalquer ce qu’ils ont bien perçu comme étant le climat politique du moment. Ils veulent partir de cela et y coller très étroitement. Mais le plus difficile reste la mise en œuvre. Le Grand débat national fut une magnifique aventure de démocratisation de la politique. La Convention citoyenne pour le climat aussi. Mais ces initiatives intéressantes n’ont pas agrégé beaucoup de monde. Elles sont souvent restées cantonnées à des citoyens eux-mêmes déjà politisés. Ce sont les limites de ces formules.
Un parti, a fortiori celui au pouvoir, peut-il emprunter la radicalité de l’engagement associatif et appeler à renverser la table ?
C’est presque antinomique. Sans utiliser ce mot de « radicalité », les mouvements politiques sont aujourd’hui bien conscients de la force du mécontentement des citoyens dans nos démocraties modernes. La démocratie est sans doute le régime le plus difficile à mettre en œuvre. Il faut faire vivre la pluralité des opinions et des choix. Les citoyens peuvent être lassés par les lenteurs et les méandres que cela suppose. Beaucoup de partis prennent acte de ce désamour, de ce fossé entre ce qu’ils peuvent proposer et les attentes des citoyens. Parmi eux, certains essaient d’être plus expérimentaux en utilisant des formes d’adhésion plus souples qu’auparavant.
Est-ce dangereux d’inciter les Français à défendre leur propre cause, comme souhaite le faire En Marche ?
Dans un moment d’affaiblissement des grandes allégeances sociales, idéologiques et partisanes, dans une période d’individualisation et de désinstitutionnalisation de la politique, on peut se dire qu’il faut partir des individus, y compris dans leur expression la plus intime, pour retourner au politique. LREM prend au mot l’individualisation de notre société et la pousse dans sa forme expérimentale la plus extrême. Elle va chercher les citoyens au plus près de ce que chacun éprouve, ressent, veut, souhaite, espère. Les causes vont peut-être se fédérer les unes aux autres mais si cette alchimie de causes individuelles transformées en cause collective ne se produit pas, là il y a un risque d’atomisation de la société, d’anomie. Sur le papier, le schéma se comprend mais au bout du compte, débouchera-t-il sur une communauté politique, sur la construction et l’expression de l’intérêt général ? Le pari est risqué.
Sondage géant. La nouvelle initiative de La République en marche tiendra lieu de version numérique de la « grande marche » organisée en 2016. Les témoins de l’époque se souviennent que le succès de ce porte-à-porte géant tenait au fait que les militants ne venaient pas pour distribuer leurs tracts mais pour demander aux Français ce qu’ils souhaitaient changer. Avec l’épidémie de Covid-19, le porte-à-porte sera certainement difficile à mener en 2022. La création de « causes » en ligne doit permettre de contourner cet obstacle, tout en retrouvant l’aspect spontané de la « grande marche ».
L’opération servira également à sonder la population. « Si dans 80 départements se crée un groupe contre la chasse à courre, ce sera un signe », anticipe un cadre du mouvement. « Des sujets vont émerger », assure Roland Lescure. « Le mouvement va s’ouvrir vers l’extérieur, promet Stanislas Guerini. On voit bien que les pétitions en ligne mobilisent plus que le nombre d’adhérents dans les partis. Si les partis ne s’adaptent pas aux nouvelles formes d’engagement, ils mourront. »
En voulant coller à l’air du temps, La République en marche ne risque-t-elle pas d’en accentuer les effets néfastes ? Dans un livre cité par l’ensemble de la classe politique, le directeur du pôle opinion de l’Ifop, Jérôme Fourquet, analysait ce qu’était devenue la France : un « archipel », une juxtaposition de groupes défendant chacun ses intérêts. Les partis politiques, a fortiori celui du président sortant, doivent œuvrer à rassembler les Français. Organiser le match entre deux comités, un pour la corrida, l’autre contre, à Nîmes, est-il de nature à rassembler les Français ? « On ne va pas juxtaposer des causes. Les responsables politiques auront toujours la tâche d’en faire un programme », répond Stéphane Séjourné. « Les formes d’engagement sont déjà morcelées, poursuit Stanislas Guerini. Ces causes s’inscriront dans le cadre de La République en marche. Cela donnera une cohérence d’ensemble. » Et un programme présidentiel ?