Plate-formes en ligne : une culture libertaire et élitiste
Face à la candeur des dirigeants politiques devant des chefs d’entreprise à la « culture libertaire et élitiste », le spécialiste en management stratégique et en organisation à l’université d’Edimbourg Corentin Curchod engage les plates-formes numériques à participer « à la vie démocratique de manière transparente ».
Les « Uber Files » confirment ce que nous savions déjà : les plates-formes en ligne ne font pas que perturber les industries dans lesquelles elles opèrent : elles perturbent également les systèmes législatifs. Au-delà de ces évidences, ces révélations nous apprennent deux choses. D’une part, les gouvernements courent en général loin derrière les entrepreneurs des technologies digitales. Nos dirigeants et cadres politiques ne connaissent pas bien ces nouvelles technologies et leur impact. On ne saurait les blâmer : qui aurait pu anticiper, au moment de son implantation en France, en 2011, l’impact colossal d’Uber sur nos modes de transport urbain et notre conception du travail ? Qui avait mesuré, en 2012, l’impact d’Airbnb sur le secteur du tourisme et le marché de l’immobilier ?
D’autre part, aucun dirigeant ne souhaite passer à côté d’une innovation majeure, en particulier lorsque celle-ci semble offrir des opportunités en matière de création d’emplois. Pour mesurer l’enjeu de ces nouveaux modèles, ils s’en remettent aux récits des entrepreneurs, parfois en comité restreint, parfois en les invitant à des commissions de réflexion. C’est ce qu’avait fait le président Nicolas Sarkozy avec la commission Attali, dont Emmanuel Macron faisait partie. Cette commission avait auditionné, en 2007 et 2008, les acteurs majeurs de l’Internet de l’époque, dont la firme californienne eBay.
Face à des dirigeants à l’écoute, il ne reste plus à ces entrepreneurs qu’à trouver le bon discours, la narration qui fera pencher la balance en leur faveur. Les entreprises de la Silicon Valley, comme bien d’autres avant elles, élaborent de manière routinière des stratégies dites « hors marché » pour promouvoir leurs modèles d’affaires et se développer dans des environnements législatifs parfois mal adaptés ou franchement hostiles. Ces plates-formes ont donc développé des tactiques d’évitement et de persuasion qui visent à contourner les législations gênantes et à encourager des changements législatifs afin d’accommoder leur modèle.
Comment s’y prennent-elles ? La culture de la Silicon Valley est libertaire et élitiste. Les entrepreneurs qui en sont issus se méfient des gouvernements, qu’ils considèrent généralement comme incompétents. Ils ont en revanche une confiance absolue en la technologie, et voient en elle un vecteur de progrès et de développement social. Lorsqu’ils se lancent dans un pays ou une région, ils le font sans demander l’autorisation à personne. Leur innovation va rencontrer un succès populaire immédiat, car elle facilite la vie de ceux qui l’utilisent. Après un an ou deux, les pouvoirs publics vont enfin ouvrir les yeux, en général poussés par des corporations installées mécontentes (par exemple les commissaires-priseurs lors de l’expansion d’eBay, les taxis lors de l’expansion d’Uber, etc.). Ils vont alors chercher à comprendre, avec du retard, ce que ces innovations « signifient », en quoi elles changent la donne, et si elles représentent un risque ou une opportunité.