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Les risques du monde, Edgar Morin (100 ans)

Les risques du monde, Edgar Morin (100 ans)

A 100 ans, , le scientifique et philosophe Edgar Morin évoque les risques du monde dans une interview à France Info.(extrait)

 

 

On fait souvent le parallèle entre la France d’aujourd’hui et celle des années 30, avec cette montée de la violence, et ce repli sur soi. Faites-vous aussi ce parallèle ?

C’est un parallèle que je fais, sur un certain plan. C’était une époque de dangers qui montaient sans cesse et que l’on vivait presque en somnambule, sans nous en rendre compte. Mais le type de danger aujourd’hui n’est pas du tout le même. A l’époque, c’était l’Allemagne envoûtée par Hitler et par une conception de la supériorité aryenne qui projetait de dominer, avec son espace vital, toute l’Europe, et d’esclavagiser le monde slave. C’était la menace de l’Allemagne nazie qui était le danger principal. Aujourd’hui, il y a plus de dangers. Ils sont multiples. Vous avez le danger nucléaire. Vous avez le danger économique, celui de la domination de l’argent un peu partout. Vous avez les crises de la démocratie, comme il y en a eu à l’époque, et qui aujourd’hui sont aussi graves. Donc, il y a des traits semblables, mais aussi des traits très différents. Surtout, il y a l’absence de conscience lucide que l’on marche vers l’abîme. Ce que je dis n’est pas fataliste. Je cite souvent la parole du poète Hölderlin qui dit que « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Donc, je pense quand même qu’il y a encore espoir.

Vous qui êtes le chantre du concept philosophique de la pensée complexe. Vous ne trouvez pas qu’il y a parfois des raccourcis qui peuvent être faits, comme par exemple, quand on entend qu’on est en dictature aujourd’hui en France ? Vous n’avez pas l’impression qu’une certaine partie du pays va trop loin, fait des raccourcis ?

« Cette pandémie est une sorte de répétition générale de ce que pourrait être un État, tel qu’il existe déjà en Chine, de la surveillance et de la soumission généralisée. »

 

Nous n’en sommes pas là, mais nous voyons que nous en subissons la menace. Là aussi, c’est à venir. Même à quelques années, ne serait-ce qu’avec cette élection présidentielle, personne ne sait ce qui va se passer. On est dans une incertitude totale.

Vous écrivez d’ailleurs dans une tribune publiée dans le journal Le Monde : « Nous devons comprendre que tout ce qui émancipe techniquement et matériellement peut en même temps asservir ». Vous parlez du premier outil qui est tout de suite devenu une arme. Vous parlez des dangers de la technologie moderne et notamment de la vidéosurveillance, des algorithmes. Ce sont des dangers immédiats ?

C’est un des dangers dans cette société, appelons-la néo-totalitaire, qui pourrait s’installer. Mais il ne faut pas oublier la biosphère qui va aggraver tout ça si la crise climatique continue. Il ne faut pas oublier que les fanatismes se déchaînent un peu partout. Ce qui me frappe beaucoup, c’est que nous sommes à un moment où nous avons, tous les humains, une communauté de destin – et la pandémie en est la preuve, on a tous subi la même chose de la Nouvelle-Zélande à la Chine et à l’Europe. On a subi les mêmes dangers physiques, personnels, sociaux, politiques.

« Nous avons une communauté de destin. Mais on est dans une telle angoisse qu’au lieu de prendre conscience de cette communauté, on se referme sur sa propre identité, ethnique, religieuse, ou nationale. »

 

Moi, je ne suis pas contre la nation, au contraire. Mon idée de Terre patrie, c’est qu’elle englobe les patries et les nations sans les dissoudre. Mais cette conscience n’est pas là. Elle peut venir, elle peut se développer. Mais elle n’est pas là. 

Comment avez-vous vécu, sur le plan intellectuel, le confinement, cette idée de confiner sa population ? Est-ce que pour vous le confinement, c’est la santé qui a primé sur l’économie ? Ou est-ce qu’au contraire, vous retenez qu’on a confiné au détriment des libertés ?

La complexité, c’est de voir l’ambivalence des choses. Je vois très bien une volonté d’une politique sanitaire mais qui, peut-être, n’était pas totalement adéquate à la situation. Le confinement, c’est une chose qui a provoqué aussi bien des réflexions salutaires chez certains que des tragédies chez d’autres. C’est profondément ambivalent. Mais ce que je crois, c’est qu’on n’a pas bien pensé ce virus. On continue à être dans une aventure inconnue et dangereuse et je pense qu’il y a une grande repensée politique et sanitaire à faire aujourd’hui.

Vous avez 100 ans. Forcément, à cet âge-là, on commence à penser à la fin. Axel Kahn, qui nous a quittés mardi 6 juillet, a presque chroniqué la fin de sa vie. Est-ce que vous aussi, vous vous y êtes préparé ? 

Il y a une grande différence avec Axel Kahn, qui se savait atteint d’un cancer fatal. Jusqu’à présent, je n’ai pas d’atteintes, je ne peux pas avoir la même attitude qu’Axel Kahn. Je dispose encore, du moins cérébralement, des forces de vie qui me donnent des envies, des projets, des désirs, des plaisirs. Je vis bien entendu d’une façon beaucoup plus restreinte que dans le passé. Mon audition a faibli. Mes yeux ne lisent plus les choses microscopiques. Mes jambes ne peuvent plus cavaler.

« Moi qui adore la musique, maintenant les sons m’arrivent déformés, j’ai beaucoup de choses qui sont rétrécies. Mais même dans ce rétrécissement, je continue à participer à la vie de la nation et à la vie du monde. »

 

Donc, si vous voulez, je sais que la mort peut arriver d’un moment à l’autre, je sais que je peux m’endormir un soir et ne pas me réveiller. Mais ça, c’est le destin humain.

Axel Kahn s’est beaucoup battu pour la fin de vie dans la dignité. C’est aussi un combat que vous portez ? 

Je comprends très bien ce besoin d’éviter les souffrances les plus atroces à des gens qui se sentent condamnés. Mais les médecins sont devant une contradiction éthique. D’un côté le serment d’Hippocrate, qui leur dit de prolonger la vie au maximum, et de l’autre, une part d’humanité qui leur dit : arrêtons les souffrances de cette pauvre personne. Je suis pour ce point de vue, mais je sais qu’il y a des cas rares où des malheureux dans un coma qui semblait irrémédiable, au bout de quelques années, se réveillent soudain.

Vous diriez qu’il faut changer la loi sur la bioéthique ?

Il faut réfléchir sur les contradictions de la bioéthique. On voit que la génétique permet des manipulations qui peuvent être dangereuses, et en même temps des interventions qui peuvent être très salutaires. Il faut penser que dans ce domaine-là, nous avons affaire souvent à des devoirs contradictoires. Donc, il faut surtout faire une loi selon la complexité des choses, et pas d’une façon simplifiée.

C’est toujours cette ambivalence et la « pensée complexe ». On l’a peut être vue également avec l’affaire Mila, concernant la liberté d’expression cette fois-ci. J’imagine que vous êtes d’accord pour dire qu’il faut défendre la liberté d’expression. 

Ce n’est pas un accord, c’est une cause permanente qu’il faut défendre !

Mais jusqu’où ? Est-ce qu’une lycéenne peut insulter une religion en ligne ? Et est-ce qu’en réponse des personnes peuvent appeler à son meurtre ? Est-ce que la justice a eu raison de condamner les harceleurs de Mila à 4 à 6 mois de prison ?

Je pense que, là aussi, nous avons affaire à une contradiction éthique. Je suis pour la liberté d’expression totale, mais bien entendu, je pense aussi que sur la fameuse histoire des caricatures, non seulement elles pouvaient être considérées comme immondes par des jihadistes, mais pouvaient même offenser des pieux musulmans. Donc, je n’étais pas pour la censure, mais je suis pour que les journalistes aient le sens de la complexité et de la responsabilité. C’est de ça dont il faut tenir compte. C’est aux journalistes de savoir à quel moment éviter quelque chose d’offensant. Un exemple, pour éviter toute comparaison avec des choses actuelles, l’islam ou le christianisme. Quand en Amérique, des Blancs vont dans les forêts sacrées des Indiens, des forêts qui, pour eux, sont plus que sacrées puisque c’est là où il y a leurs ancêtres, je pense qu’il faut condamner ce qui est un sacrilège pour les Indiens. Il faut dans chaque cas réfléchir et ne pas avoir des idées abstraites générales.

On a beaucoup évoqué des choses sombres dans l’actualité ou dans le passé. Est-ce que vous avez une note d’espoir à donner du haut de vos 100 ans ? Est-ce que vous voyez un ciel bleu possible dans l’avenir ? 

D’abord, je sais que rien n’est irrémédiable. Malheureusement, la démocratie n’est pas une chose irréversible, mais une dictature non plus n’est pas irréversible. On a vécu des périodes sombres comme l’Occupation où pendant des années, il n’y avait pas d’espoir, jusqu’à ce qu’arrive le miracle de la défense de Moscou et de l’entrée en guerre des États-Unis. Donc l’improbable arrive dans l’histoire. Des évènements heureux arrivent. Parfois, ils n’ont qu’un sens limité, mais quand même important. Prenez le pape François. C’est le premier pape depuis des siècles qui soit retourné aux principes de l’Évangile et ait pris conscience des périls qui menacent la Terre, de la pauvreté et de la misère humaine. C’était imprévu que ce pape succède à un autre pape qui était si fermé, si réactionnaire.

« L’imprévu peut arriver, en bien ou en mal. Et moi, je compte donc sur l’improbable. L’Histoire n’est jamais écrite d’avance. »

 

Dans le fond, il y a toujours la lutte entre ce qu’on peut appeler les forces d’union, d’association, d’amitié, Eros, et les forces contraires de destruction et de mort, Thanatos. C’est le conflit depuis l’origine de l’univers où les atomes s’associent et où les étoiles se détruisent, se font bouffer par les trous noirs. Vous avez partout l’union et la mort. Vous l’avez dans la nature physique, vous l’avez dans le monde humain. Moi, je dis aux gens, aux jeunes : prenez parti pour les forces positives, les forces d’union, d’association, d’amour, et luttez contre toutes les forces de destruction, de haine et de mépris.

Edgar Morin : S’attendre à l’inattendu !

Edgar Morin : S’attendre à l’inattendu !

« Quelle est votre plus grande peur ? » « Aimez-vous quelqu’un ? » « Qu’est-ce qui vous apaise? »… A l’occasion de son centième anniversaire, Edgar Morin se livre, pour « Le Monde », au jeu de ce questionnaire intime.

 

Dans ce questionnaire insolite, notamment emprunté à ceux de Proust ou de Max Frisch, Edgar Morin dévoile une autre partie de sa personnalité.

Quelle est votre devise ?

Attends-toi à l’inattendu.

Quel est votre démon ?

J’en ai quatre : le doute, la foi, la raison, la poésie.

Quel est votre plus grand regret ?

D’avoir perdu ma mère à 10 ans et de n’avoir pas compris mon père.

Quelle est votre plus grande espérance ?

Que l’humanité trouve une nouvelle voie.

Quelles traces aimeriez-vous laisser de vous ?

Mon apport que constitue La Méthode (Le Seuil, 1977-2004).

Quel mort aimeriez-vous revoir ?

Les aimés et les aimées.

Quel autre, par contre, non ?

Les indifférents.

Article réservé à nos abonnés Lire aussi  « Leçons d’un siècle de vie » ou cent ans de sollicitude

Quelles sont les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ?

Les involontaires.

Avez-vous de l’humour quand vous êtes seul ?

Ce n’est pas de l’humour, c’est le goût pour la plaisanterie, la parodie, les jeux de mots.

Peut-on apprendre à mourir ?

Il est déjà très difficile d’apprendre à vivre.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

Avec trop d’incompréhensions et de malveillances.

Qu’est-ce qui vous réveille ?

L’amour.

Qu’est-ce qui vous endort ?

L’amour.

Qu’est-ce qui vous met en colère ?

Parfois une grande injustice, parfois une petite, mais je considère que la colère est un moment passager de folie.

Qu’est-ce qui vous apaise ?

La musique que j’aime.

Vous sentez-vous seul, lorsque vous l’êtes ?

Je me sens surtout seul dans la multitude.

Avez-vous toujours su ce que vous vouliez faire ?

J’ai découvert bien tard que j’ai suivi ma voie toute ma vie.

 

Quel est le travail le plus étrange que vous ayez jamais fait ?

Ecrire des livres.

Quel est le geste de la vie quotidienne que vous ne pouvez pas faire ?

Refuser de serrer une main (sauf en cas de Covid-19).

Un cadeau qui vous a déconcerté ?

La vie.

Y a-t-il des expressions que vous détestez ?

« C’est un con. »

La question qui vous tourmente ?

Pourquoi le monde, la vie, l’humanité, moi ? Pourquoi pourquoi ?

Quelle est votre plus grande peur ?

Ce fut la peur d’être appréhendé par la Gestapo.

Vous souvenez-vous de l’instant où vous êtes devenu adulte ?

Quand j’ai eu des responsabilités sur la vie d’autrui dans la Résistance sous l’Occupation.

Qu’est-ce qui vous plaît chez les autres ?

La bonté et la beauté.

Y a-t-il un lieu où vous ne retournerez pas ?

J’espère l’hôpital.

Un livre lu et relu ?

Une saison en enferLes Frères Karamazov.

Mai 68:  » plus de liberté, plus de communauté » (Edgar Morin )

Mai 68:  » plus de liberté, plus de communauté » (Edgar Morin )

 

Aujourd’hui il est de bon ton d’ignorer le phénomène de mai 68 voire de le condamner. Une attitude un peu réactionnaire et sans doute due à la peur du mouvement gauchiste car nombre d’évolutions sociétales (davantage que de changements économiques et sociaux)   de cette époque ont été intégrées. Edgard Morin revient sur évolutions dans une interview de la Tribune

Aujourd’hui, en 2018, parler de Mai 68 c’est évoquer des temps fort éloignés. Ce qui reste pour vous de plus vivant est de quelle nature : n’est-ce pas le côté imaginaire, culturel, le côté subjectivité du mouvement ?

Edgar Morin : Ce qui reste vivant, ce sont d’abord des souvenirs très forts. Des présences dans cette Sorbonne occupée, transformée. La première semaine de Mai 68fut pour moi admirable. La tétanisation de l’État faisait que tout le monde se parlait dans la rue. Les cabinets de psychanalystes se vidaient brusquement, tous les gens qui souffraient de maux d’estomac allaient mieux, etc. Dès que tout est redevenu normal, tout cela est revenu.

Cette première semaine, c’est un peu comme dans mon adolescence en juin 1936, où tout le monde se parlait. J’ai des souvenirs merveilleux de cette Sorbonne en fête, de la réalisation d’un événement impossible. Des souvenirs de cette guerre civile sans mort, sauf à Flins (une manifestation d’étudiants venus soutenir les grévistes de l’usine Renault au cours de laquelle un adolescent de 17 ans est mort, noyé), de ce jeu sérieux où l’on jouait à la révolution mais sans risquer les morts en dépit de la violence des affrontements. Donc pas d’amertume [...]

Au début, c’est un mouvement étudiant, un mouvement de la jeunesse, ce n’est pas un mouvement ouvrier. Ensuite seulement, et plutôt à contrecœur, cela devient une mobilisation syndicale. Aviez-vous des discussions sur le prolétariat, la classe ouvrière, le mouvement ouvrier ?

E. M. : J’ai montré dans mes articles qu’à la différence d’autres pays où le mouvement est resté strictement étudiant, il a débordé sur une partie de la jeunesse ouvrière et lycéenne. Surtout, la durée et l’intensité du mouvement ont fini par déclencher les syndicats au début réticents et qui se sont finalement rués dans cette brèche pour arracher au gouvernement des concessions fondamentales. Une fois obtenues ces concessions, ils ont apaisé les choses. Ce qui m’a frappé aussi, c’était la volonté de Georges Pompidou de calmer le jeu en négociant et en accordant des concessions.

Il y a eu des défilés imposants, j’ai assisté à l’un d’eux rue Beaubourg en compagnie de Paul Thorez, le fils cadet des époux Thorez. Ce mouvement démontrait finalement le vide de cette civilisation qui se voulait triomphante, qui croyait aller vers une harmonie. Le Raymond Aron de l’époque, celui qui s’est trompé, voyait dans la société industrielle l’atténuation fondamentale de tous les grands problèmes, alors qu’avant même la crise économique de 1973, Mai 68 a révélé une crise spirituelle profonde de la jeunesse.

Les aspirations profondes de cette adolescence par rapport à ce monde d’adultes, c’était : plus d’autonomie, plus de liberté, plus de communauté. Les trotskistes et les maoïstes ont dit : « Nous pouvons réaliser ces aspirations. » Il y a eu un transfert de foi, au début c’était la révolte, le communisme libertaire, puis le mouvement a été capté par le trotskisme et le maoïsme sur la promesse de réaliser les aspirations juvéniles par la révolution [...]

Et ensuite ?

E. M. : Toute une série de tendances néolibertaires découlent de 68. Le féminisme n’était pas présent en Mai 68, mais il est sorti de là, le mouvement des homosexuels également. Roland Barthes était un homosexuel honteux avant 68, il est devenu un homosexuel assumé. Il y a eu des changements de mœurs bien que rien ne changeât dans la société. J’ai conduit avec Nicole Lapierre et quelques autres une enquête, publiée dans un livre qui s’appelait bêtement La Femme majeure : nouvelle féminité, nouveau féminisme. L’étude était intéressante. Avant Mai 68, la presse féminine disait : « Faites de la bonne cuisine à votre mari, soyez belle », etc. À partir de cette époque, la problématisation remplace l’euphorisation. Cette presse commence à parler des difficultés de la vie : le vieillissement, le mari qui a une maîtresse, les enfants qui s’en vont. Cette problématisation commence à gagner de nombreux secteurs de la société. [...]

L’image que vous proposez, finalement, est celle d’un mouvement qui a eu une courte préhistoire, Berkeley. Est arrivé 68, le souffle du moment fondateur qu’on trouve encore en 1978, et ensuite tout cela s’en va ou apparaît ailleurs.

E. M. : Il y a eu par la suite des grandes grèves, comme en 1995, des révoltes étudiantes, notamment contre la loi Devaquet (en 1986). Mais aucune n’a eu le caractère symbolique et mythologique de Mai 68. Il existe une tradition de révoltes étudiantes, mais jamais rien de comparable à 68.

L’événement pour moi s’est rétréci en 1988, c’est alors la fin du communisme, la Guerre froide se termine. Le Mai 68français m’apparaît comme un moment symbolique de crise de civilisation où jaillissent des aspirations profondes, quasi anthropologiques (plus d’autonomie, plus de communauté) qui sont retombées et renaîtront sous d’autres formes. Je maintiens que beaucoup de choses ont changé sans que rien ne change. Surtout sur le plan des mœurs, des sentiments, des idées. Et je rappelle que la classe adolescente s’était déjà formée avant Mai 68 et en a permis l’impulsion [...]

 En 2018, on est dans la commémoration, les cinquante ans, avec des tonnes de publications sur 68. Faut-il commémorer ? Parler de 68 comme d’un moment purement historique ? Ne faut-il pas redonner du sens à cette flamme ?

EM : Soixante-huit a incarné des aspirations très profondes qui étaient portées surtout par la jeunesse étudiante. Des aspirations que ressentent les jeunes et qu’ils oublient quand ils sont domestiqués dans la vie qui les intègre dans le monde. Des aspirations à plus de liberté, d’autonomie, et à de la fraternité, de la communauté. Totalement libertaire, mais toujours avec l’idée fraternelle omniprésente. Ils ont combiné cette double aspiration anthropologique qui a jailli à différents moments de l’histoire humaine. Je crois que l’importance historique de Mai 68est grande car elle a révélé cette aspiration ; et on a vu avec quelle facilité cette aspiration s’est fait domestiquer. C’est ce qui s’est passé aussi avec le communisme. Mai 68 est de l’ordre d’un renouveau de cette aspiration humaine qui revient de temps en temps et reviendra encore sous d’autres formes.

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Par Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) – USPC

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation

Le retour des barbares (Edgar Morin)

Le retour des barbares (Edgar Morin)

Dans son livre « penser global » Edgar Morin lance une invitation à tous les intellectuels à penser de manière plus complexe et plus globale Résistant à toutes les formes de barbaries et de bêtises, il se bat depuis des décennies pour éveiller les consciences à l’autre, autrui, cet être parfois si différent mais qui nous ressemble tant.(interview)

Vous évoquez l’homme 100 % individuel et 100 % social, la part de l’individuel n’écrase-t-elle pas l’autre ?

C’est vrai que dans notre civilisation occidentale, qui a permis un développement de l’individualisme pour le meilleur, c’est-à-dire au sens où on peut prendre des responsabilités personnelles, ou choisir son destin plus ou moins, et dans le mauvais sens, où l’individualisme peut se racornir en égoïsme, ce développement de l’individualisme a été en même temps la dégradation des solidarités. Il y avait des solidarités qui n’existent plus (famille, couple, travail, voisinage). Or dans la perte des solidarités, il y a une dégradation aussi du sentiment de la communauté nationale et une dégradation du citoyen.

Guerre, violence, cette semaine la photo terrible du petit Aylan comment peut-on faire face, en tant qu’être humain, à ce déferlement ?

C’est un processus long, difficile mais qui n’a pas commencé. Nous sommes dans une situation où les fanatismes se multiplient. Nous avons connu ça en Europe, avec des petits groupes fanatiques comme les Brigades rouges, qui étaient prêts à tout pour ce qu’ils croyaient être leur idéal révolutionnaire. Aujourd’hui vous avez des fanatismes qui s’expriment par l’extrémisme religieux islamique. C’est un cercle vicieux : par exemple après les attentats de New York, l’Amérique a réagi en venant en Afghanistan, ce qui a eu des effets positifs et négatifs : les interventions en Irak ou ailleurs ont accru les inimitiés de toute une population et ont accru la menace qu’on appelle aujourd’hui djihadiste.

Vous parlez dans votre livre du retour des barbares ?

Au Moyen Orient, Daesh est actuellement la forme la plus barbare qui existe dans le monde. Bien entendu, il y a d’autres barbaries multiples. La seule façon de lutter contre Daesh, c’est une vraie coalition de toutes les autres nations, chacune étant un peu barbare, mais moins que Daesh. Ce foyer de violence suscite l’immigration massive que nous voyons aujourd’hui et qui nous pose aussi un problème d’accueil, de fraternité. Vous avez un problème qui n’a pas de solution immédiate mais malheureusement il n’a pas non plus de pensée capable de l’affronter. Qu’est ce qui se passe ? On décide de continuer à envoyer des drones. C’est l’ONU qui devrait prendre en main le destin de ce cancer qui ravage la planète.

Vous vous décrivez comme un opti-pessimiste, vous l’avez toujours été ?

Je l’ai toujours été parce que j’ai vécu des situations ou les probabilités étaient très désastreuses et où arrivaient des événements qui ont permis que l’improbable arrive. Regardez le problème écologique mondial, c’est un problème énorme : eh bien, d’une façon inattendue, c’est un pape, le pape François, qui lance un message pour la sauvegarde de civilisation et de la vie humaine, alors qu’on s’attendrait que le message arrive d’ailleurs. Je pense que tout n’est jamais perdu et que même, comme disait Guillaume d’Orange, «il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre», il vaut mieux avoir un espoir, mais l’espoir n’est jamais la certitude. En même temps, sans espoir on ne peut pas vivre.

Qu’est ce qui vous met en colère ?

Je suis quelqu’un qui essaie de ne pas être en colère, parce que la colère aveugle, la fureur risquent de fausser le jugement. Mais les choses qui me font horreur m’indignent. Par exemple l’attitude que l’Europe a maintenu jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement parce qu’un enfant est mort et que ça a été hypermédiatisé, ça commence à changer, mais cette fermeture égoïste de 350 millions d’Européens par rapport à quelques milliers de malheureux qui fuient la guerre et la faim, ça me fait horreur. Aujourd’hui ce règne absolu du profit et de l’argent, de la domination de la finance sans aucune préoccupation du sort de l’humanité, et qui elle-même est suicidaire, ça, ça me provoque l’horreur et mon indignation. Je ne me mets pas en colère parce c’est un sentiment qui brouille l’esprit. Au contraire, je crois que c’est en toute lucidité qu’il faut voir les périls. Quels sont les deux grands périls de l’humanité aujourd’hui ? Un, la domination incroyable et sans aucun frein de la finance internationale et une vision du monde où tout est quantifié, tout est chiffré. C’est-à-dire, au lieu de voir des êtres humains, leurs souffrances et leurs vies, on voit des chiffres, des PIB… La deuxième, ce sont les différentes formes de fanatisme. Voilà les deux choses contre lesquelles à mon avis nous devons résister, je ne le dis pas avec colère mais avec conscience et détermination.

Vous évoquez le pouvoir des livres ou du cinéma, comment faire partager ces émotions dans un temps ou tout est dominé par l’immédiateté ?

Ce qui m’a toujours frappé, c’est que toutes les grandes œuvres, films, théâtres, romans, ont un sens tel de la complexité humaine qu’ils vous rendent meilleurs. Seulement cette amélioration morale, nous la perdons quand nous quittons le livre. Notre enseignement ne nous apprend absolument pas à comprendre autrui. Depuis des années, j’essaie de promouvoir une réforme que je crois vitale. Je continue mon prêche dans le désert.

Votre dernier coup de cœur ?

J’ai lu le roman de Léonardo Padura, «L’homme qui aimait les chiens». Et j’ai lu avec beaucoup d’intérêt les deux livres de Virginie Despentes, Vernon Subutex1 et 2, deux documents sur toute une génération.

Le sociologue se souvient avec une grande tendresse de ses années Toulousaines. «C’était en 40-42, je m’étais réfugié à Toulouse, j’y ai poursuivi mes études. Et c’est à Toulouse que je suis entré dans la résistance». Résistant à toutes les formes de barbaries et de bêtises, il se bat depuis des décennies pour éveiller les consciences à l’autre, autrui, cet être parfois si différent mais qui nous ressemble tant.

 

Apprendre à penser global (Edgar Morin)

Apprendre à penser global (Edgar Morin)

 

Edgar Morin est sans doute l’un des rares intellectuels qui invite à comprendre la complexité de ce monde au lieu de se renfermer dans des analyses sectorielles ou simplistes. Comme l’indique Edgar Morin cette pensée globale reste construire. L’exercice est en effet difficile et plusieurs approximations de Morin dans plusieurs domaines le démontrent.  Il faut prendre en compte les effets systémiques des différentes interactions qui affectent les domaines économiques, sociaux, environnementaux, culturels et sociétaux. Mais  la science ne cesse de se parcelliser y compris les sciences sociales du coup l’analyse père en cohérence globale. Un reproche toutefois, la critique qu’il fait aux économistes trop technocratiques à son goût pourrait se retourner contre les sociologues (et autres philosophes) qui de leur côté ignare après pourrait tout de la problématique économique (que Morin réduit à l’intérêt, ce qui est un peu court). L’analyse du monde  est forcément plus complexe. Edgar Morin Entend par là non pas une pensée compliquée, mais plutôt une méthode pour se guérir de la tendance à la simplification que nous avons dans notre rapport au monde. « Pour pouvoir créer une voie nouvelle, il faut abandonner totalement la pensée binaire qui règne plus que jamais (…) Celle qui pense ou bien ou bien et non pas et et. », affirme-t-il. Surtout, il faut penser « global », c’est-à-dire articuler le tout et la partie, que nous avons tendance à fréquemment confondre. Au contraire, Edgar Morin veut relier  – c’est l’étymologie de « complexus » – les éléments entre eux en les contextualisant, en les distinguant, pour non pas « détruire l’incertitude, mais la repérer » afin « d’éviter la croyance en une vérité totale. » Une telle « pensée complexe » reste encore largement à développer. Réinscrivant le devenir de l’homme dans l’univers (physico-cosmologique), dans la nature et l’espèce (évolution biologique), et dans son humanité (histoire), l’auteur de cette cathédrale qu’est « La méthode » (6 tomes) souligne l’effet mutilant de l’organisation même du savoir dans nos sociétés modernes : « En règle générale, les sciences humaines sont compartimentées, (…) entraînant de fait une dissolution totale de l’idée d’homme ». Il va jusqu’à critiquer la rationalisation – expression qui peut donner lieu à une confusion, il vise plutôt la pensée statistique – qui, selon lui, peut être source de dogmatisation. A rebours, cette pensée se veut ouverte – elle devrait inspirer les entrepreneurs des startups -, permettant d’accueillir des déviances dans l’histoire des hommes et de la nature. « Il y a dans l’histoire humaine un processus qui est à peu près le même que dans l’histoire biologique. Une déviance apparaît qui, si elle se consolide et se développe, devient une tendance, et cette tendance devient une force historique, une force créative, une force décisive dans le processus évolutif. » Ainsi, le capitalisme se développe initialement en parasite de la société féodale. De même, la machine à vapeur, invention inattendue en 1784 par James Watt, va changer radicalement le sens de l’histoire. Le monde industriel va détruire la paysannerie traditionnelle aux XVIe et XVIIe siècles. L’histoire « avance de travers comme un crabe », procède par destruction. Selon Morin, « la formule de Schumpeter, la « destruction créatrice », est fausse : c’est la création qui est destructrice. » Tout ce travail d’érudition pluridisciplinaire permet au sociologue de pouvoir repenser le système social, notamment en évitant le débat créé par l’opposition individu/collectif. « Le développement personnel sans la communauté et sans l’amour est le développement de l’égocentrisme et de l’égoïsme. Si on a uniquement la communauté, on a l’étouffement de l’épanouissement personnel », rappelle-t-il. Pour autant la société n’est pas une entité fixe mais une création permanente. « A travers les interactions entre individus s’est constitué un tout social, lequel a produit un langage, formé une culture, puis après les premières sociétés archaïques qui avaient une organisation mais pas d’Etat, sont apparus des Etats, des lois, etc. » Cette dynamique produit en retour ses effets : « Ces qualités émergentes rétroagissent sur les individus parce qu’elles donnent la capacité de lire, d’écrire, de compter grâce à la lecture, au langage ; elles donnent par l’éducation l’ensemble des connaissances minimales nécessaires pour se mouvoir dans la société. »Cette histoire des sociétés a établi solidement le modèle des d’Etats-nations. Ce qui peut s’articuler sans problème avec le phénomène de la mondialisation, qui amplifie le processus d’intercommunications, d’interdépendances qui crée « une réalité de nature globale ». Par exemple, le global modifie le local mais un événement local, comme l’attaque terroriste des deux tours de Manhattan, se répercute sur la réalité globale. Tout ce long détour historique qui a visé, au sens propre, à remettre l’homme à sa place débouche sur une nécessaire interrogation sur l’avenir. Edgar Morin envisage une métamorphose, « pleine de dangers, qui est biologique, informatique et technique », notamment, celle de « transhumanité » que l’auteur ne voit d’ailleurs pas comme « une idéologie, une illusion » mais davantage comme « une possibilité concrète ». Mais à condition, rappelle-t-il, avec des accents d’un moderne Montaigne, de l’encadrer : « La connaissance sans régulation éthique peut conduire à des utilisations terrifiantes. » Ainsi, l’auteur s’invite dans le débat sur l’immortalité, ou, à tout le moins, d’une longue vie. Comme il le rappelle Morin, et l’interrogation est vieille comme l’humanité, nous ne sommes pas des Dieux : « On peut créer des êtres démortalisés mais non immortalisés par ces processus de rajeunissement. La mort ne cessera de menacer les démortalisés », soulignant que, sur le plan anthropologique, « nous savons que nous sommes mortels, qu’on ne peut pas y échapper, mais quand nous penserons que la mort, indéfiniment retardée, peut être toujours menaçante, la vie sera extrêmement angoissante. » Autre métamorphose qu’Edgar Morin anticipe, la montée de la robotique : « Sa contribution au confort humain, avec des appartements intelligents, des villes intelligentes permettent de transférer sur les robots beaucoup de tâches fastidieuses, pénibles, de contrôle, de surveillance que nous subissons. » Mais ces métamorphoses ont un envers : « Il est tragique que la métamorphose transhumaine ait commencé sous la poussée du triple moteur scientifique/technique/économique alors que la métamorphose éthique/culturelle/sociale, de plus en plus indispensable, soit encore dans les limbes. »Si l’on ne peut qu’être stimulé par la réflexion de l’auteur qui prône « une nouvelle politique civilisationnelle », on terminera sur une note critique. La « pensée complexe » réduit l’économie à un excès de rationalisme déshumanisant, et une hubris simplificatrice, là où on aurait pu attendre une réflexion plus profonde sur la signification des échanges, sur l’émergence historique du marché – le commerce -, qui est aussi une création humaine ayant été gage de progrès dans l’histoire. Edgar Morin réduit en effet la sphère économique à la pure expression de l’intérêt. :« Nous sommes actuellement dans une civilisation où l’intérêt privé, personnel, est devenu de plus en plus important avec notamment une politique entièrement dévorée par l’économie, inféodée à l’économie, et pas n’importe quelle économie : l’économie qui parle uniquement des intérêts ».Pourtant, le sociologue souligne dans son livre combien l’homme ne se réduit pas uniquement à cet aspect, il est aussi un homo ludens, un être qui aime le jeu. Mais il est vrai que l’économie mondiale semble aujourd’hui hors de contrôle. « Contrairement à ce que prédisait la majorité des économistes officiels avant 2008, l’économie peut être sujette à des crises graves dont on ne sait pas quelles suites elles pourront avoir. Une sorte de tumeur s’est développée sur cette économie : la domination du capital financier spéculatif, qui utilise les traders, qui utilise les informations sur les Bourses nationales pour pouvoir spéculer sur l’argent ou sur les matières premières », critique-t-il. Le terme de « tumeur » est hautement polémique pour une organisation, les marchés à terme, qui sont critiqués pour leurs effets, Edgar Morin oubliant que ces marchés qui existent depuis le Moyen Age sont également un outil de couverture pour réduire les risques liés aux incertitudes. Un sujet qu’avait bien analysé l’un des pères de la sociologie, Max Weber, au début du siècle dernier dans son ouvrage « la Bourse ». Au delà, cette crise économique inquiète Edgar Morin. Elle peut certes se terminer avec des politiques visant à rééquilibrer les budgets avec des politiques de rigueur, mais c’est peut-être aussi « une crise qui vient des profondeurs de l’évolution historique, pas seulement en Europe et en Occident, mais dans le monde entier. »  Plus que jamais, il faut penser global.

 




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