Economie et finances : Une crise systémique
Les astres s’alignent. Le potentiel de fortes turbulences qui affecteront à la fois le système financier et la stabilité budgétaire de bien des Etats n’a jamais été aussi élevé. Par Michel Santi, économiste (*) dans la Tribune.
Il y a bien trop d’indicateurs qui alertent par rapport à une fragilité extrême car l’addition des dettes des entreprises, des ménages et des gouvernements ne cesse de s’aggraver. Tandis que l’ensemble de ces acteurs cumulaient une dette de 250% du PIB mondial en 2008, ce ratio atteint désormais 360%, selon l’Institute of International Finance. Il faut être conscient que de tels niveaux n’ont jamais été atteints en temps de paix.
Mais la quantité de dettes n’est pas seulement en cause, car le côté qualitatif a aussi de quoi inquiéter au plus haut point du fait de la concentration inédite de la richesse dont l’évolution dépasse très largement celle des PIB nationaux. Autrefois, les différents indices de mesure de la richesse suivaient à la trace la progression de l’activité économique.
Divergence fondamentale : la production, aujourd’hui, reste stagnante dans un contexte où certaines mesures de richesse s’affolent, permettant ainsi de conclure qu’il ne s’agit pas là de l’édification d’une vraie richesse, qui ne profite en tout cas pas à la collectivité ni aux Etats. C’est une étude de McKinsey qui en déduit la détérioration de la qualité des débiteurs, et donc de leur capacité à venir de remboursement. C’est probablement la raison pour laquelle les banques centrales ont éprouvé bien des scrupules à remonter leurs taux d’intérêt lors du démarrage des pressions inflationnistes : car elles étaient bien alertées par ces mesures de la richesse qui n’étaient en fait qu’un gigantesque écran de fumée cachant une armée d’endettés qui se débattent.
Comme notre avenir sera inflationniste et inflationné, les taux nominaux poursuivront hélas leur ascension et génèreront une instabilité d’autant plus forte que le système financier de l’ombre non régulé, non surveillé, non-transparent, divulguant fort peu d’informations, est lui aussi fortement concerné et menacé par cette charge d’endettements.
Le risque systémique s’approche donc à grand pas. Dans un avenir proche, il sera doublé du risque étatique, car les marchés ne manqueront pas de se poser de sérieuses questions sur la manière dont certains pays – extraordinairement endettés – peuvent continuer leur train de vie. S’inquiétant des déficits britanniques, l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, avait eu cette répartie significative affirmant que son pays «vivait sur la générosité des étrangers». Il pensait à ce temps où les Etats avaient pour règle de s’attacher à résorber les déficits publics lors des embellies économiques. Cette époque est bel et bien révolue : d’une part, car nous nous sommes habitués à dépenser sans compter, mais aussi, car nous n’avons eu que de très rares périodes de grâce ces 20 dernières années.
La doctrine contre cyclique de Keynes a rendu l’âme dès lors que les Etats se sont tous, sans exception, rués sur l’option de refinancer éternellement leur dette publique, échéance après échéance. Reconnaissons-le : nous savons toutes et tous et depuis longtemps que certains pays sont techniquement en état de faillite. En somme, bien des nations de ce monde – puissantes et respectables – vivent aujourd’hui de la générosité d’autrui… Le moment de vérité s’approche pour bien de ces dettes souveraines qui doivent en outre subir une escalade de leurs coûts de financement. Or, il faut bien se rendre compte que les véritables crises inflationnistes ont toujours été provoquées par des déficits publics incontrôlables. L’inflation subie jusque-là n’est peut-être qu’une mise en bouche si les marchés décrètent que certains endettements publics ne sont tout simplement plus supportables pour certains pays en banqueroute virtuelle.
Comment, en effet, les banques centrales peuvent-elles poursuivre leurs hausses de taux sans nuire aux capacités de remboursement des dettes publiques ? D’un autre côté, comment espèrent-elles combattre l’inflation sans remontrer énergiquement leurs taux ? En fait, c’est l’ensemble de la chaîne qui est contaminée, car les banques centrales elles-mêmes ont un genou à terre, ou même les deux s’agissant de la vénérable Banque Nationale Suisse qui vient d’annoncer une perte sur 2022 de plus de 130 milliards de francs suisses, soit près de 20% du PIB de la Confédération ! Personne n’est plus à l’abri, pas même les banques centrales, dont on a attendu le salut pendant les crises successives et qui ont activement participé au sauvetage du système – dont elles font partie intégrante. Le ver est vraiment dans le fruit, et le système commence à pourrir si des banques centrales d’une telle envergure annoncent de si massives contre-performances.
L’économie, les marchés financiers, les dettes souveraines, les dettes privées, sont autant de chaînons fondamentaux qui constituent un système fort complexe qui peut rester stable longtemps, puis littéralement basculer de manière très soudaine et brutale. Comment croire encore en un tel système si une nouvelle crise majeure devait surgir ?
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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d’Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l’auteur d’un nouvel ouvrage : « Le testament d’un économiste désabusé ».