Etats-Unis: une société écartelée
(un article du Wall Street Journal)
Deux mois après l’attaque du 6 janvier, d’affreuses barrières continuent d’entourer le Capitole et la police locale a demandé à la garde nationale de rester deux mois de plus. A Minneapolis, où s’ouvre le procès du policier accusé d’avoir assassiné George Floyd, les autorités craignent des émeutes et installent des barbelés.
Les Américains d’origine asiatique sont de plus en plus souvent victimes d’agressions physiques. Dans l’Arizona, quatre femmes se sont battues dans un magasin Bath and Body Works samedi. La raison du pugilat, immédiatement devenu viral ? La distanciation sociale.
Pas de doute : l’Amérique est en colère. Si le pays a de bonnes raisons d’être révolté, un autre élément entre en ligne de compte : l’émergence d’une machine à indignation perpétuelle alimentée par des personnes et des institutions qui ont tout intérêt à ce que la tension ne retombe jamais. Les conseillers politiques, les candidats qui les embauchent, les vendeurs de publicité en ligne, les réseaux sociaux, les journalistes des chaînes de télévision, tous profitent de cette rage.
« Qu’est-ce qui pousse les gens à vouloir être constamment indignés ?, s’interroge Pete Wehner, conseiller politique de l’ex-président George W. Bush. On dirait qu’ils ont besoin de se sentir offensés. »
Difficile de savoir où se trouve la réponse, mais commençons par la publicité politique. Ces dernières décennies, des consultants ont amassé des fortunes en inondant les Etats-Unis de publicités télévisées qui, grosso modo, expliquaient aux électeurs que Washington ne servait à rien, que leurs élus y étaient pour quelque chose et qu’il fallait s’en offusquer.
Une activité lucrative, et d’autant plus lucrative qu’avec la montée en puissance des levées de fonds en ligne, les candidats les plus obscurs peuvent utiliser un discours loin d’être neutre pour convaincre des millions de donateurs qui, derrière leur écran, veulent avant tout faire entrer un nouveau combattant sur le ring. Le Washington Post a récemment relaté l’histoire d’un candidat républicain au Congrès dont les chances de l’emporter dans un district de Baltimore profondément démocrate étaient quasi nulles, mais qui a réussi à lever 8 millions de dollars, dont près de la moitié en faveur d’une seule et même société de média.
Certains électeurs se jettent dans la bataille non pas par amour du débat politique, mais par peur, une peur alimentée par la certitude que leur identité ou leur mode de vie sont menacés.
L’indignation complique la tâche des parlementaires qui voudraient trouver un compromis, parce qu’ils savent que la riposte sera féroce s’ils y parviennent. Le champ est donc libre pour les activistes, dont les positions ne font qu’attiser l’ire de leurs détracteurs et nourrissent une machine à indignation qui ne s’arrête jamais.
Et pour qu’elle tourne perpétuellement, le carburant coule à flots : selon le Wesleyan Media Project, plus de 4,9 millions de spots télévisés ont été diffusés lors des campagnes de 2020 (présidentielle, élections au Sénat et à la Chambre des représentants), soit deux fois plus qu’en 2012 et 2016.
Ces publicités sont désormais complétées par un déluge de publications en ligne particulièrement efficaces pour susciter la colère parce qu’elles portent des messages taillés sur mesure pour des électeurs dont les profils dévoilent les points sensibles. Des chiffres de Kantar Media indiquent que les dépenses en publicité numérique ont bondi à 1,7 milliard de dollars en 2020, deux fois plus que quatre ans plus tôt.
D’autres forces sont aussi à l’œuvre. Les réseaux sociaux sont eux-mêmes devenus des machines à indignation qui attirent toujours plus de joueurs dans la mêlée. Sur ces réseaux, d’ailleurs, ceux qui n’ont pas le même avis que vous n’ont pas tort : ils sont idiots. D’un côté de l’échiquier politique, ces « idiots » sont des communistes et des socialistes ; de l’autre, ce sont des fascistes et des nazis. Mais tous nourrissent un juteux business.
L’indignation est aussi devenue le modèle économique de certaines émissions télévisées, dont les journalistes ont appris que provoquer la colère attirait les clics et les vues.
L’ancien président Donald Trump était maître en l’art d’attiser la hargne, et c’est d’ailleurs en surfant sur cette vague qu’il a atteint la Maison Blanche. Pourtant, selon Pete Wehner, il n’a rien inventé, mais plutôt amplifié une tendance qui existait déjà. A l’autre extrémité du spectre, Bernie Sanders a mené deux campagnes présidentielles en profitant en partie de la colère.
Le président Joe Biden a décidé d’adopter l’attitude inverse : il s’est fait élire sur la promesse de lutter contre cette fureur, faisant naître l’espoir d’une trêve. La semaine dernière, il a pourtant jeté de l’huile sur le feu en affirmant que les gouverneurs qui suspendaient l’obligation de port du masque avaient un raisonnement « d’hommes de Néandertal ». Les républicains, eux, sont outrés parce qu’en dépit des discours d’unité et de consensus, les démocrates ont fait adopter leur plan de relance à 1 900 milliards de dollars par le Congrès.
John Podesta, ancien directeur de cabinet de la Maison Blanche, estime que l’attitude de Joe Biden pourrait tout de même avoir « des vertus analgésiques ». Pour le moment, la fièvre a encore du mal à retomber. Ce dont les Etats-Unis ont besoin, ce sont des exemples d’hommes et de femmes politiques qui réussissent sans nourrir la colère.
(Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)
Traduit à partir de la version originale en anglais