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Les dangers du panmédicalisme (André Comte-Sponville)

Les dangers du panmédicalisme

 « Faire de la santé la valeur suprême, et tout soumettre en conséquence à la médecine : je vois dans ce panmédicalisme un danger, qui m’a plus inquiété que le virus », analyse le philosophe dans l’Opinion.

 

 

La Rencontre des entrepreneurs de France (REF), traditionnel temps fort de la rentrée du Medef, se tient mercredi 25 et jeudi 26 août à l’hippodrome de Paris-Longchamp. Elle a pour thème cette année : « A l’air libre ! » L’organisation patronale milite ainsi « pour une grande respiration et une promesse d’avenir alors que nos libertés, crise sanitaire oblige, ont été rognées, écornées ».

Le philosophe André Comte-Sponville pose un regard affûté sur le rapport entre les Occidentaux et la liberté et ouvre des pistes pour rester libre dans un monde chamboulé par les réseaux sociaux, les Gafa, l’intelligence artificielle et la pandémie. Une réflexion porteuse d’espoir sur le rôle de l’Etat et des entrepreneurs.

Confinements, masques, tests obligatoires, fermeture des frontières… La Covid-19 a-t-il durablement modifié la notion de liberté?

La notion, non. Son exercice, oui. Etre libre, c’est faire ce que l’on veut, dans les limites qu’imposent la vie collective en général, et la loi en particulier. C’est aussi vrai aujourd’hui qu’avant la Covid. En revanche, les limites se sont provisoirement déplacées, dans un sens très restrictif. Cela ne change pas la notion de liberté, mais réduit le champ de son exercice. Espérons que ce n’est que provisoire !

Etes-vous surpris par l’adaptation de la population, depuis un an et demi, à la prééminence de l’Etat?

Cette prééminence n’est pas neuve, ni d’ailleurs choquante. Dans une République, il est normal que l’Etat, qui nous représente tous, l’emporte sur chaque individu, pris isolément. Ce qui m’a surpris, c’est autre chose : que les Français acceptent aussi facilement de si grandes réductions de nos libertés ! Le confinement, surtout le premier, était une espèce d’assignation à résidence. Le couvre-feu, en temps de paix, une contrainte inédite. Sans parler des attestations obligatoires, des masques dans la rue, de la fermeture parcs, des bars, des écoles, des collèges, des lycées, des universités… Et quand on interrogeait les Français, une majorité demandait encore plus de contraintes, de contrôles, de répression ! Les « Gaulois réfractaires » étaient devenus bien obéissants ! L’étonnant est qu’en Suisse et en Allemagne, où les confinements étaient beaucoup moins stricts, on a vu des manifestations contre la réduction des libertés. Et en France, où les libertés étaient bien davantage réduites, rien, ou presque rien, jusqu’aux récents défilés contre le pass sanitaire ! Pourquoi cette différence ? C’est peut-être que les Français aiment de moins en moins la liberté (notre pays est l’un des rares où « libéral » soit une injure pour la moitié de la population). Ils ont pris l’habitude d’un Etat jacobin, qu’ils voudraient tout-puissant. Puis ils mettent, comme on l’a beaucoup dit, « la santé au-dessus de tout ». C’est ce que j’ai appelé le panmédicalisme : faire de la santé la valeur suprême, et tout soumettre en conséquence à la médecine. J’y vois un danger, qui m’a plus inquiété que le virus.

«La réduction des libertés était drastique durant le premier confinement mais pas durable. Faisons tout pour éviter qu’elle ne le devienne !»

Quels sont les risques au sortir de cette période?

Le principal risque, c’est qu’on n’en sorte pas ! C’est ce que j’appelle l’ordre sanitaire : la réduction drastique et durable de nos libertés au nom de la santé. Vous me direz que nous y sommes déjà… Mais non. La réduction était drastique, surtout durant le premier confinement (c’est la plus grande réduction de liberté qu’on ait vue, en France, depuis trois quarts de siècle), mais pas durable. Faisons tout pour éviter qu’elle ne le devienne !

Est-on plus libre qu’il y a un siècle?

En France, oui, assurément ! D’abord grâce à la libération des femmes (il y a un siècle, elles n’avaient même pas le droit de voter ou d’avoir un compte en banque indépendant) et au progrès scientifique (la connaissance libère), mais aussi parce que les droits des minorités sont mieux protégés. On n’a jamais autant combattu les discriminations liées à la race, à la religion, au genre ou à l’orientation sexuelle. On n’a jamais été aussi libre de vivre sa sexualité ou sa spiritualité comme on l’entend, et c’est tant mieux. Attention toutefois de ne pas tordre le bâton dans l’autre sens : le « politiquement correct », la « cancel culture » ou le « wokisme » tendent parfois, au nom des minorités, à réduire la liberté de tous. A nous d’être vigilants.

Comment se libérer du diktat des réseaux sociaux ?

Individuellement, en ne les fréquentant pas, ou le moins possible. Les quelques très rares incursions que j’y ai faites m’ont affligé : quel déferlement de bêtise, de haine et de vulgarité ! Collectivement, c’est plus compliqué. Mais commençons par supprimer l’anonymat sur internet. Ce ne sera sans doute pas suffisant, mais c’est assurément nécessaire.

Comment être libre aujourd’hui ?

De la même façon que précédemment : en préservant son pouvoir de penser par soi-même, en comptant sur la raison plus que sur les passions ou les croyances, en faisant ce qui dépend de nous, comme disaient les stoïciens, au lieu d’espérer ou de craindre ce qui n’en dépend pas…

Intelligence artificielle (IA), reconnaissance faciale, data, peut-on encore être libre face à la technologie ?

Bien sûr qu’on le peut ! Ce ne sont que des outils dont il faudra réguler l’usage. Mais enfin, même dans un pays totalitaire, certains ont su préserver leur liberté de penser et d’agir. Pourquoi ne serait-ce pas vrai aujourd’hui ?

Is big brother watching us ? Sommes-nous condamnés à être épiés, est-ce la négation de la liberté ?

Condamnés, non, mais c’est un risque. Est-ce la négation de la liberté ? Pour une part, oui. C’est bien pourquoi il importe de préserver la vie privée, le droit au secret, à l’intimité, au mensonge même, bref de refuser le mythe obscène et virtuellement totalitaire de la transparence ! Que l’Etat se donne des moyens de contrôle, notamment en matière fiscale, c’est assurément nécessaire. Raison de plus pour fixer clairement les limites.

La liberté est-elle subjective ?

Oui, au sens où seul un sujet (c’est-à-dire un individu doué de conscience et de volonté) peut être libre. Mais la liberté n’en existe pas moins objectivement ! Nous sommes objectivement plus libres aujourd’hui qu’au Moyen Âge, ou même qu’au XIXe siècle. Et celui qui se sert de sa raison est objectivement plus libre que celui qui s’abandonne à ses pulsions, à la colère ou à la superstition. Vous me direz que ce dernier pensera peut-être le contraire (que c’est lui qui est le plus libre). Et alors ? Ce n’est pas ça qui me fera changer d’avis ! Formidable formule de John Stuart Mill : « Mieux vaut être un homme insatisfait qu’un porc satisfait, mieux vaut être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait. Et si l’imbécile ou le porc sont d’un avis différent, c’est qu’ils ne connaissent qu’un côté de la question : le leur. L’autre partie, pour faire la comparaison, connaît les deux côtés. »

«Tant que la gauche ne se sera pas réconciliée avec libéralisme économique, elle sera vouée à accompagner le déclin de notre pays. Mais si la droite croit que la liberté du marché suffit à tout, elle ne peut que décevoir, elle aussi»

Normes, lois, décrets, les entrepreneurs ont l’impression d’être dans un carcan de plus en plus complexe. Historiquement, que signifie une société qui veut tout réguler?

Cela signifie que la société veut protéger les plus faibles, ce qui est très respectable mais risque parfois de nuire aux plus forts, donc finalement à tous, par trop de contraintes ou pas assez de libertés. Il y a là un équilibre difficile à trouver. Cela dit, personne ne voudrait revenir au droit du travail du XIXe siècle, même pas les patrons, et c’est tant mieux ! La condition ouvrière s’est beaucoup plus améliorée, en cent ans, que la condition patronale ne s’est détériorée… Il reste que nos entreprises, pour être performantes, ont besoin aussi de liberté. A nous de placer le curseur où il convient : c’est l’un des enjeux de la vie politique. Trop de liberté, cela pourrait déboucher sur une espèce de barbarie ultralibérale. Mais trop de contraintes, cela peut déboucher sur une économie ralentie, de moins en moins compétitive, et ce sont les pauvres, au bout du compte, qui en souffriront le plus. Tant que la gauche ne se sera pas réconciliée avec libéralisme économique, elle sera vouée à accompagner le déclin de notre pays. Mais si la droite croit que la liberté du marché suffit à tout, elle ne peut que décevoir, elle aussi. Quant à moi, qui suis un libéral de gauche, ma position est la suivante : ne comptons pas sur le marché pour créer de la justice (seuls les Etats ont une chance d’y parvenir à peu près), ni sur l’Etat pour créer de la richesse (le marché et les entreprises le font plus et mieux).

Entreprise responsable, principe de précaution dans la société, que reste-t-il à l’individu?

Sa volonté, que nul ne peut lui prendre ! Je le dis souvent aux chefs d’entreprise : ne comptez pas sur votre entreprise pour être morale à votre place. Je le dis aussi aux hommes politiques : ne comptez pas sur le principe de précaution pour être sage ou prudent à votre place. En l’occurrence, ce principe de précaution est ordinairement mal compris. La formulation implicite en est souvent celle-ci : « Ne faisons rien qui présente un risque que nous ne sommes pas capables de calculer exactement, ni certains de pouvoir surmonter ». Cela semble très raisonnable. Sauf que cela veut dire en pratique : « Dans le doute, abstiens-toi ». Et comme il y a toujours un doute (le risque zéro n’existe pas), on s’abstiendra toujours… C’est où le principe de précaution devient un principe d’inhibition, qui ne peut que nuire à la recherche, à l’innovation, au progrès. La bonne formulation du principe de précaution, selon moi, est tout autre : « N’attendons pas qu’un risque soit certain ou mesuré exactement pour entreprendre de le réduire ou de le surmonter ». Non pas « dans le doute, abstiens-toi », donc, mais « dans le doute, agis » ! C’est à peu près fidèle au texte de loi qui a instauré ce principe. Mais aucune loi ne tient lieu de sagesse.




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