Islamisme : La problématique de l’intégrisme (Dominique Avon )
Historien, spécialiste du fait religieux, Dominique Avon est directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études, chaire « islam sunnite », et directeur de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISMM). Il a enseigné également en Egypte, au Liban et aux Etats-Unis. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages traitant de l’islam et du christianisme contemporains, et plus généralement des religions dans la modernité, dont La liberté de conscience (Presses universitaires de Rennes, 2020). Interview dans l’Opinion)
Des pays du monde musulman — Turquie, Pakistan, Egypte, Koweït, Jordanie, Maroc… — manifestent leur colère contre Emmanuel Macron, qui a promis que la France ne renoncerait pas aux caricatures. Que vous évoque ce mouvement ?
Des scènes analogues ont déjà eu lieu en 1989, après la publication du livre de Salman Rushdie, ou en 2006 après la parution de caricatures dans le quotidien danois Jyllands-Posten. En 2005, des imams du Danemark avaient montré, devant des représentants de pays musulmans, des caricatures qui en réalité n’avaient jamais été publiées. On constate la même utilisation des populations à des fins de pression politique sur un Etat — aujourd’hui, la France. Or, la France est devenue une puissance modeste. Les ambassadeurs ont du mal à expliquer la laïcité française, à faire comprendre que les enfants dans les écoles ne sont pas contraints de regarder des caricatures. C’est paradoxal : ces pays défendent-ils une pluralité religieuse et convictionnelle ? La Turquie est l’un des Etats qui emprisonne le plus de journalistes au monde. La diversité religieuse s’y est réduite comme peau de chagrin. Seulement quelques dizaines de milliers de chrétiens et quelques milliers de juifs y subsistent.
Faut-il reculer sur les caricatures ?
Les dessins appelés « caricatures de Mahomet » sont tous sur Google, ils circulent en permanence. L’objet lui-même n’est plus le fond du problème. Ce qui est en jeu, c’est l’acte de les montrer, qui renvoie à la liberté d’expression. Cette liberté est la possibilité de se moquer de toutes les croyances, pas d’imposer à tous d’assister aux moqueries. Tout est dans le geste de Samuel Paty qui a invité les élèves qui le souhaitaient à détourner le regard des images, tout en leur enseignant la liberté d’expression et la mise à distance des convictions religieuses. Il a fallu verser du sang pour cette liberté, qui est le fruit de plus de trois siècles d’histoire. Rien n’est acquis dans une démocratie libérale.
« La possibilité de faire prévaloir des valeurs est liée à la puissance. L’universalité des droits de l’homme est remise en cause depuis les années 1960, en lien avec le déclin relatif de l’Europe »
Cette liberté est-elle menacée ?
La possibilité de faire prévaloir des valeurs est liée à la puissance. L’universalité des droits de l’homme est remise en cause depuis les années 1960, en lien avec le déclin relatif de l’Europe. Ce continent pesait un quart de la population mondiale il y a un siècle et 7 % aujourd’hui… ce qui explique la contestation croissante par d’anciens empires (Chine, Russie, Iran, Turquie) des principes et règles qui y ont été forgés. Bien sûr, il y a une force d’inertie, une attraction. Si des citoyens se mobilisent à Hong Kong pour les libertés, c’est parce qu’il y a eu l’influence britannique. Mais qui se bat pour les Hongkongais ? Entre 1997 et 2020, leurs droits n’ont cessé de reculer et à Pékin, le Parti communiste a du temps devant lui…
D’où vient l’islamisme ?
De la force d’un courant « intégral ». La radicalité elle-même n’est pas propre à l’islam. Toutes les religions font face au défi des fondements de la modernité : le rapport à un pouvoir qui ne se réclame pas du religieux, le rapport à des sciences non subordonnées au religieux et le rapport à une altérité que l’Etat moderne définit comme égalitaire, alors que les intégraux prétendent avoir plus de droits que les autres au nom d’une loi qu’ils attribuent à Dieu. On retrouve ces tendances à l’œuvre dans le judaïsme, l’hindouisme et le bouddhisme. Ensuite, il y a des déclinaisons, des temporalités particulières. Le magistère catholique a mis l’accent sur la dignité de l’homme et sa liberté lors du concile Vatican II (1962-1965), après avoir abandonné l’horizon de l’Etat catholique. Au même moment, des autorités musulmanes parient sur l’idéal d’un Etat couronné par des « prescriptions chariatiques » intangibles. Depuis soixante ans, le courant majeur de l’islam est de type intégral. Les pétromonarchies du Golfe — Arabie Saoudite, Qatar ou Emirats — ont déversé des milliards de dollars au service de cette conception de l’islam figée à un moment de son histoire : des générations d’imams, de savants et de juristes formés, des dizaines de chaînes satellitaires, des mosquées et des associations financées dans le monde entier, des pages Facebook de cheikhs saoudiens ou koweïtiens aux deux millions de followers, des livres orientés téléchargeables gratuitement sur Internet… Cette mobilisation a produit des effets, en France et ailleurs.
Cet intégrisme s’intensifie-t-il ?
Il s’est renforcé jusqu’à une rupture dans les années 2010. En 2012, le Conseil supérieur des oulémas au Maroc émet une fatwa considérant qu’un apostat doit être puni de mort. Cinq ans plus tard, des membres de ce même Conseil affirment le contraire. Que s’est-il passé entretemps ? Daech. L’irruption de « l’Etat islamique » a révélé aux autorités musulmanes l’état de crise dans lequel elles étaient. Elles se sont rendu compte qu’elles enseignaient des prescriptions théoriques que des coreligionnaires extrémistes étaient prêts à appliquer hic et nunc. Les choses bougent. Il y a dix ans, les penseurs qui proposaient une relecture complète du Coran étaient marginalisés, comme Muhammad Shahrour en Syrie ou Nasr Hamed Abou Zeid en Egypte. Aujourd’hui, des réseaux de musulmans diffusent leurs textes en ligne.
« Tous les présidents, jusqu’à François Hollande, ont accepté ce jeu de l’“islam consulaire”, et tous sont tenus par des enjeux financiers et industriels avec les pétromonarchies qui promeuvent un islam intégral. Ce défi reste posé au gouvernement actuel »
L’islam en France connaît-il cette introspection ?
Il est parfois plus facile de parler librement de l’islam en Tunisie ou au Liban qu’en France. Pourquoi ? D’abord, à cause d’un complexe : le rapport au moment colonial. Les musulmans qui prennent des positions plus libérales que dans le monde arabe, qui acceptent la centralité de l’individu, sont perçus comme « vendus à l’Occident ». Il est plus facile de prôner une orthodoxie qui n’a jamais existé et qui n’est que le fruit d’un rapport de force interne ! Il est difficile, en revanche, d’être une figure musulmane en Europe qui remet en cause des principes qualifiés d’immuables. On peut citer l’imam et linguiste franco-comorien Mohamed Bajrafil, l’islamologue Ghaleb Bencheikh président de la Fondation pour l’islam de France, le professeur Adnan Ibrahim… tous engagés dans la réflexion sur l’islam contemporain. Quand Emmanuel Macron a parlé d’une « crise » du monde musulman aux Mureaux, il a été accusé par le président turc Erdogan, ou par l’Observatoire d’al-Azhar en Egypte, de céder à l’« islamophobie » ou au « racisme ». Les autorités musulmanes reconnaissent elles-mêmes cette crise, puisqu’elles appellent à un « Renouveau du discours islamique », mais elles ne veulent pas que d’autres le disent à leur place ! Deuxièmement, la France est un Etat laïque. Les pouvoirs publics ne peuvent pas intervenir directement dans les affaires religieuses, alors que les musulmans ne parviennent pas à s’organiser. C’est une impasse.
La France s’en est remise aux pays étrangers…
Oui, des Etats étrangers interviennent dans le financement et les orientations de la deuxième religion de France. Tous les présidents, jusqu’à François Hollande, ont accepté ce jeu de l’« islam consulaire », et tous sont tenus par des enjeux financiers et industriels avec les pétromonarchies qui promeuvent un islam intégral. Ce défi reste posé au gouvernement actuel.
« On observe une forte polarisation en France. Au sein de l’islam, il y a ceux qui clament que la forme intégrale est la seule qui soit conforme à la volonté divine. A l’extérieur, il y a ceux qui ne voient de l’islam que sa forme intégrale »
Le « sacré » musulman est-il conciliable avec la République ?
En France, la religion est considérée comme une opinion. L’article 10 de la Déclaration de 1789 parle de toutes « les opinions, même religieuses ». Dès le début du XVIIIe siècle, la liberté de conscience est reconnue comme la possibilité de croire ou de ne pas croire. C’est un droit individuel, fondamentalement lié à la modernité qui place l’individu au centre. Or, quelle autorité musulmane reconnaît, aujourd’hui, qu’être musulman est une opinion ? A cette problématique de l’apostasie s’ajoute celle, tout aussi délicate, du blasphème. Les sources musulmanes du Ve au Ve siècle de l’Hégire témoignent des insultes qui pouvaient circuler au temps du prophète de l’islam, y compris contre lui et son entourage. Au cours de l’histoire, ces sources ont servi à la sacralisation de Muhammad. Et à l’époque contemporaine, des Etats à référence musulmane ont adopté puis durci des mesures légales pour punir l’atteinte à cette sacralité.
Et dans la société française ?
On observe une forte polarisation en France. Au sein de l’islam, il y a ceux qui clament que la forme intégrale est la seule qui soit conforme à la volonté divine. A l’extérieur, il y a ceux qui ne voient de l’islam que sa forme intégrale. Chacun voit l’altérité comme une menace, comme un bloc monolithique, trop croyant ou pas assez croyant. Pris en étau, ceux qui soutiennent des formes plus complexes et plus proches d’une histoire qui, encore une fois, n’a jamais été figée, ont du mal à être écoutés. Ils sont poussés à choisir un « camp ».
Le défi de l’islam est-il comparable à celui du catholicisme à la fin du XIXe siècle ?
Il y a des similitudes. Le catholicisme intégral était dominant dans le clergé : il imprégnait des aspects de la vie quotidienne, des mœurs, de l’enseignement, des sciences humaines ou naturelles… La guerre des deux France a été violente, entre catholiques et non catholiques, et parmi les catholiques. En 1904, l’affaire des fiches révèle que l’administration et le Grand Orient de France a répertorié les officiers catholiques présumés hostiles à la République. En dix ans, plusieurs milliers d’écoles privées sont fermées et 30 000 religieux et religieuses sont chassés du territoire métropolitain — ils sont autorisés à revenir en 1914 pour « défendre la Patrie ». Rien de tel, dans la France d’aujourd’hui, vis-à-vis des citoyens de confession musulmane ! Mais cette histoire de confrontation est aussi une histoire de conciliation. La loi de séparation des cultes et de l’Etat en 1905 a été suivie de négociations : les associations catholiques ont leur statut propre et la séparation n’est pas appliquée en Alsace-Moselle. Le catholicisme est ensuite traversé par de fortes remises en question dans la première moitié du siècle. Certains de ses fidèles se mobilisent dans la résistance contre les Etats totalitaires. Il résulte de cette histoire croisée, à partir des années 1960, un rapport plus apaisé en France, qui n’empêche ni des soubresauts, ni l’existence de minorités intégrales. L’avenir reste ainsi ouvert pour les citoyens d’autres confessions, notamment les musulmans.
Comment sortir de la crise du travail (Dominique Méda )
Comment sortir de la crise du travail (Dominique Méda )
Dominique Méda,professeure de sociologie, directrice de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (Université Paris Dauphine-PSL)
Changer les organisations de travail passe par un partage de la gouvernance des entreprises avec les salariés, plaide la sociologue dans Le Monde
Les débats suscités par la réforme des retraites ont eu l’immense mérite de faire prendre conscience de l’ampleur de la crise du travail à une large partie de l’opinion publique et des responsables politiques. Certains députés Renaissance le reconnaissent à voix basse : il aurait fallu commencer par traiter cette question avant d’ouvrir le chantier des retraites. Le gouvernement explique lui aussi mettre désormais le travail en tête de ses priorités. Mais en apportant quels remèdes à la crise ? Tentons donc d’esquisser le programme de transformation que les données d’enquête nous suggèrent.
Depuis 1978, une enquête remarquable est consacrée en France à l’analyse approfondie des conditions de travail. Portée par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), elle s’intéresse aujourd’hui à un échantillon représentatif de 25 000 actifs occupés. Les ministres du travail ont ainsi à leur disposition un formidable outil pour suivre le rapport au travail de nos concitoyens.
La vague 2005 de l’enquête avait permis de mettre en évidence une pause dans l’intensification du travail ; celle de 2013 avait montré l’immense malaise des agents de la fonction publique d’Etat et aurait dû jouer le rôle d’alerte sur les conditions de travail à l’hôpital – plus de 36 % des agents de la fonction publique hospitalière disaient en effet « ne pas ressentir la fierté du travail bien fait ».
Mais les résultats de la vague 2019 de l’enquête étaient encore plus édifiants : 37 % des actifs occupés déclaraient ne pas se sentir capables de tenir dans leur travail jusqu’à la retraite ! Toutes les catégories sociales étaient concernées, puisque 32 % des cadres et 39 % des ouvriers et employés étaient dans ce cas. Les moins de 30 ans et les femmes, en particulier les femmes avec enfants, étaient les plus concernés…..
Et de proposer une forme de cogestion pour définir les conditions de travail.