Energie: Diversifier l’approvisionnement en gaz
La guerre déclenchée par la Russie en Ukraine a mis en lumière la dépendance des économies de l’Union européenne aux importations de gaz naturel russe. Au-delà des nécessaires décisions prises dans l’urgence, il faut éviter qu’à l’avenir la menace de coupure d’approvisionnement puisse être utilisée comme une arme menaçant les démocraties. Si l’Europe décide qu’il y a un avenir dans le gaz, elle doit investir massivement dans des infrastructures de réseau, gazoducs et terminaux méthaniers. Par Stefan Ambec et Claude Crampes, Toulouse School of Economics (TSE).
En réaction à l’agression russe sur l’Ukraine, le 8 mars 2022 la Commission européenne a publié une communication titrée « REPowerEU: Action européenne conjointe pour une énergie plus abordable, plus sûre et plus durable ». On sait que la dépendance énergétique de l’Union européenne (UE) vis-à-vis de la Russie est très forte : 45% de notre consommation de gaz, 27 % de notre consommation de pétrole et 46 % de notre consommation de charbon viennent de Russie. Les trois annexes qui accompagnent la communication du 8 mars sont consacrées aux mesures immédiates destinées à alléger la facture d’énergie des particuliers et des professionnels. Mais la communication est essentiellement prospective. La Commission y avance trois axes d’émancipation : diversifier notre approvisionnement, accélérer le déploiement des sources d’énergies renouvelables et réduire notre consommation d’énergie.
Pour atteindre ces objectifs, les autorités publiques ont mise en place divers instruments tels que les tarifs de rachat subventionnés de l’électricité produite par le solaire et l’éolien, et les crédits d’efficacité énergétique qui complètent un marché des permis d’émissions de carbone, clé de voute de la politique européenne en matière climatique. Mais ces mesures ne suffiront pas pour nous émanciper du gaz naturel comme en atteste son inclusion dans la taxonomie verte. Pour réduire notre dépendance aux livraisons russes, l’UE doit pouvoir se fournir ailleurs, et donc diversifier ses approvisionnements en gaz.
Une première piste consiste à remplacer une partie du gaz russe par du biométhane et de l’hydrogène vert, ce qui nécessite des investissements massifs dans une filière de l’hydrogène décarboné (production, stockage, transport) qui est encore à l’état de projet. La seconde piste, non exclusive, est de trouver d’autres fournisseurs de gaz naturel. Il y a deux façons d’acheminer le gaz des lieux d’extraction aux nœuds d’importation : par gazoduc ou par bateau à l’état liquide (GNL). L’avantage du gazoduc est qu’il ne nécessite pas la double transformation gaz/liquide/gaz. Mais il cumule les inconvénients : les coûts liés à la distance, l’impact environnemental le long du trajet, et surtout le verrouillage de la relation contractuelle entre le nœud exportateur et le nœud importateur auquel s’ajoutent les possibles ingérences des pays traversés. A l’inverse, le méthanier peut traverser les océans, utiliser pour sa propulsion la partie de la cargaison qui se regazéifie par roulis, et s’approvisionner puis livrer dans tous les pays où il existe des ports équipés. Avec le gaz naturel liquéfié, on passe de monopoles bilatéraux à un marché concurrentiel mondial.
Il ne faut pas pour autant en déduire que toutes les interconnexions de l’UE au reste du monde par gazoduc sont à proscrire. Ainsi, moins éloignée que la Russie, l’Algérie fournit près de 13% du gaz consommé en Europe grâce aux gazoducs qui connectent l’Afrique du Nord avec l’Espagne et l’Italie, et aux méthaniers au départ de Arzew et Skikda (voir cette carte). En créant une interconnexion entre les réseaux espagnol et français dans l’est des Pyrénées, on pourrait accroitre les livraisons entrant dans l’Union européenne par l’Espagne, donc venant d’Algérie et de divers autres pays d’où l’Espagne importe du GNL dans ses six terminaux gaziers. Cette interconnexion, baptisée MidCat pour Midi-Catalogne, a connu des fortunes diverses. Alors que le projet était fortement soutenu par Miguel Cañete quand il était Commissaire européen à l’Énergie et à l’Action pour le climat, la réalisation de sa partie centrale a été retoquée en 2019 par les régulateurs de l’énergie espagnol et français aux motifs que les capacités d’échange qui existent déjà entre la France et l’Espagne n’étaient pas saturées et que les gains prévus ne couvraient pas les coûts à engager. En conséquence, MidCat qui figurait dans les trois premières listes biannuelles de Projets d’Intérêt Commun de l’UE a disparu des listes 2019 et 2021. Mais la menace russe pourrait le remettre à l’ordre du jour comme l’a laissé entendre la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le 5 mars à Madrid (Le Monde).
Si l’interconnexion MidCat est réalisée, elle garantira que du gaz venant d’Espagne peut entrer en France. Mais il n’y a aucune garantie que le gaz algérien arrivera dans le reste de l’Europe pour remplacer le gaz russe. Il faut d’abord qu’il arrive en Espagne, mais l’un des deux gazoducs reliant l’Algérie à l’Espagne traverse le Maroc (Gazoduc Maghreb Europe) et comme l’Algérie et le Maroc sont actuellement en froid, l’Algérie ne l’alimente plus. C’est au contraire l’Espagne qui utilise ses équipements méthaniers pour livrer du gaz au Maroc par le gazoduc qui traverse le détroit de Gibraltar. En second lieu, il faut que le gaz arrivé en France par le sud puisse être livré aux autres pays européens, ce qui nécessitera un renforcement du réseau intérieur français, notamment dans la vallée du Rhône.
L’équation à résoudre n’est pas simple. Au sud, avec ses deux gazoducs transméditerranéens et ses sept terminaux gaziers, la péninsule Ibérique dispose de capacités gazières excédentaires. Au nord et à l’est, l’Europe continentale cherche à échapper à la domination du gaz russe. Au milieu, la France peut satisfaire les deux parties à condition d’investir doublement, dans l’interconnexion MidCat et dans le renforcement de son réseau intérieur. Si le projet est remis sur la table, on peut donc s’attendre à de longues discussions pour arriver à une répartition des coûts acceptable par toutes les parties.
Stefan Ambec et Claude Crampes