IA- Les algorithmes n’ont rien d’intelligent
« Intelligence artificielle » est un mauvais anglicisme. Selon Laurent Daudet, cofondateur de LightOn, « les algorithmes que nous utilisons n’ont rien d’intelligent ». Pour ce professeur d’informatique et startuppeur, les progrès récents de l’IA sont néanmoins « fascinants ». ( dans les Echos ») . Laurent Daudet est physicien, docteur en sciences du signal. Enseignant chercheur en informatique depuis plus de vingt ans, il a cofondé la start-up LightOn qui développe des modèles d’intelligence artificielle générative. Il vient de cosigner, avec le dessinateur indien Appupen, le roman graphique « Dream Machine » (1).
Quel regard portez-vous sur l’engouement actuel autour de l’intelligence artificielle ?
Tout a démarré exactement le 30 novembre 2022, lorsqu’ OpenAI a ouvert ChatGPT au grand public. Bien sûr, pour nous, ce n’était pas tellement une surprise. Chez LightOn, on travaillait, depuis 2020 déjà, sur l’IA générative.
Les plus gros modèles ont maintenant plus de 100 milliards de paramètres. Tout l’art consiste à régler ces paramètres. Cela demande des milliers de serveurs informatiques pour les entraîner sur des bases de milliers de milliards de mots qui tournent en continu pendant plusieurs semaines. Si l’IA a toujours analysé de grandes quantités de données, désormais tout le monde a accès à une IA capable de créer du contenu d’une qualité quasi semblable à ce que peuvent produire des humains.
Quand ChatGPT est sorti, nous n’avons pas été surpris par la technique mais par l’interface et la rapidité d’adoption par le grand public. Tout d’un coup, l’IA est devenue un sujet de société.
« Intelligence artificielle » est-il un terme approprié, selon vous ?
C’est un mauvais anglicisme. « Intelligence », en anglais, c’est la collecte de l’information, au sens de renseignements ou de connaissances, et pas du tout l’intelligence au sens où on l’entend en français. Les algorithmes que nous utilisons n’ont rien d’intelligents, pas de sens moral, pas de capacité de planification, pas de raisonnement. C’est une suite de manipulations de caractères.
« Intelligence artificielle » , ce terme fait un peu peur. C’est assez prométhéen. Néanmoins, encore une fois, ce sont des outils extrêmement utiles mais pas intelligents. L’IA, ce sont des statistiques sous stéroïdes. Elle ne crée rien, elle reproduit.
L’IA est un accélérateur de la transition numérique, de la numérisation des process des entreprises
Vous avez longtemps été enseignant chercheur, comment êtes-vous devenu aussi entrepreneur et fondateur de LightOn ?
Je suis physicien de formation et j’ai travaillé une quinzaine d’années dans la physique des ondes. L’aventure LightOn est partie d’une collaboration de recherche sur l’utilisation de la photonique, c’est-à-dire de la lumière, pour effectuer certains calculs. Nous avons développé un processeur pour des calculs de l’IA en grandes dimensions.
Et à l’arrivée de GPT3 en 2020 , on s’est dit qu’on pouvait appliquer notre savoir-faire à l’entraînement de ces moteurs. LightOn a alors pivoté du hardware au software. Notre ambition est de rendre l’IA plus facile à utiliser, qu’elle fasse gagner du temps dans l’entreprise, du PDG au stagiaire.
Quelles sont vos activités précisément ?
Nous développons des « grands modèles de langage » (« LLM », pour Large Langage Model) sur des bases propriétaires, pour nos propres besoins ou ceux de nos clients, et que l’on interroge comme ChatGPT, par prompt. Notre modèle, que nous avons baptisé Alfred, est disponible en open source. Nous avons aussi développé une plateforme appelée Paradigm afin de gérer le cycle de vie de ces modèles en entreprise ; nous l’installons sur leurs propres serveurs pour garantir la confidentialité de leurs données.
Les applications sont nombreuses, comme pouvoir interroger des bases documentaires en langage naturel. Nous avons, par exemple, mis en place un chatbot de support informatique pour tous les collaborateurs du Conseil régional d’Ile-de-France. Notre modèle répond aux demandes en indiquant la procédure à suivre et cite ses sources, ce qui limite les risques d’hallucination.
Qu’a changé pour vous l’émergence de l’IA dans le débat public ?
On remercie OpenAI d’avoir éduqué le marché et le grand public. Depuis 2022, nous avons constaté une forte accélération de marché. Toutes les grandes entreprises se doivent aujourd’hui d’avoir une stratégie dans l’IA générative. Evidemment, toutes n’ont pas le même niveau de maturité. Mais l’IA est un accélérateur de la transition numérique , de la numérisation des process des entreprises.
Depuis cette accélération, LightOn a bien grandi et emploie désormais plus de 35 personnes. 2023 a été une très bonne année et nous a permis d’atteindre la rentabilité. Nous comptons une dizaine de clients grands comptes, dans la banque, les assurances et les services publics, des clients particulièrement sensibles à la souveraineté sur leurs données.
L’Europe semble encore à la traîne par rapport aux Etats-Unis et à la Chine. Pourra-t-elle rattraper son retard ?
Rattraper, je ne sais pas, mais quelque chose se passe qui me rend optimiste. La France a des atouts à faire valoir : nos talents, en particulier. On a d’excellentes formations en mathématiques, en physique, en ingénierie… et une bonne recherche universitaire.
Côté points faibles, on n’a pas de géant du numérique. Ce qui fait la Silicon Valley, ce sont les Gafam qui irriguent l’écosystème. Mais ça vient… Nous avons un écosystème dynamisé par une génération d’entrepreneurs de la tech qui réinvestissent dans les start-up.
Nous sommes loin d’une IA qui sache raisonner, d’une IA forte ou de la singularité
Quels messages vouliez-vous faire passer à travers « Dream Machine », le roman graphique que vous avez récemment publié ?
Cette BD est née de ma rencontre avec le dessinateur et coscénariste indien Appupen, qui était en résidence à Angoulême fin 2021. Il avait envie d’écrire quelque chose sur l’IA pour en expliquer les enjeux, et moi j’ai tout de suite aimé son univers graphique. Au début, ce devait être un livre de pure vulgarisation, mais notre éditeur a insisté pour que je m’inspire de ma vie d’entrepreneur. Le message principal est que l’IA, c’est très puissant mais que ce n’est pas de l’intelligence. Le jour où les gens comprendront cela, ils en auront moins peur.
La rapidité des progrès actuels ne vous effraie pas ?
Les progrès les plus récents sont fascinants. L’accélération est sidérante, et je ne suis pas naïf. Il ne faut pas avoir peur de la technologie, mais de la façon dont on peut l’utiliser, pour du contrôle social par exemple. Cette peur masque les enjeux réels et concrets des bouleversements portés par l’IA sur l’emploi, la formation, les monopoles économiques…
L’IA est aujourd’hui presque totalement privatisée. Quand j’ai commencé, elle était principalement développée dans les universités et peu dans les grandes entreprises. Aujourd’hui, c’est l’inverse. La grande majorité des systèmes d’IA sont le fait de grands acteurs privés qui ont chacun leur agenda.
Etes-vous favorable à une régulation ?
J’y suis favorable mais pas sur la technologie, seulement sur les usages. On n’arrêtera pas la recherche. Il est important qu’il y ait un code de la route comme pour la voiture. Mais il sera très difficile de réguler les capacités des modèles, notamment avec le développement des IA polyvalentes génératives. L’essentiel pour moi est que l’IA Act prévoit qu’on ne puisse pas déployer d’IA qui prenne des décisions automatiques ayant un impact sur la vie des gens.
Vous croyez possible l’avènement de la singularité d’une IA réellement intelligente ?
Il faut être modeste dans nos prévisions. Je me souviens du film « Her » . On se disait à sa sortie, en 2013, que c’était de la science-fiction et pourtant, aujourd’hui, les agents conversationnels sont là. L’IA va rendre ces agents de plus en plus efficients pour nous simplifier la vie, et de plus en plus individualisés. Ils vont devenir de véritables assistants personnels adaptés à chacun.
S’il y a seulement cinq ans, je vous avais dit que les créatifs seraient un jour concurrencés par des systèmes génératifs, vous m’auriez dit que j’étais fou à lier. C’est pourtant une réalité aujourd’hui. De même, tous les métiers à base de texte seront impactés par l’IA. La machine est très bonne pour embrasser des masses de données. Elle va bouleverser la science : la génomique et la création de molécules, les nouveaux matériaux, l’ingénierie…
Mais je ne crois pas au risque existentiel pour l’humanité. C’est de la science-fiction. Nous sommes loin d’une IA qui sache raisonner, d’une IA forte ou singulière. J’ai tendance à ne pas y croire, ou alors c’est très très loin de nous.