L’efficacité économique est souvent définie en opposition à la justice sociale par les économistes contemporains : on est juste ou alors on est efficace. Mais efficaces dans quel sens ? Pour qui ? Et quelle vision de la justice adopte-t-on pour soutenir cette affirmation ? Le cas de l’abolition de l’esclavage est un exemple qui illustre toute la richesse et la difficulté de ce débat. Nous nous pencherons ici sur deux arguments en particulier, l’un de Pierre Samuel Dupont de Nemours, l’autre du marquis de Condorcet, tous deux favorables à l’abolition de l’esclavage. Si l’un comme l’autre blâment l’immoralité de l’esclavage et l’injustice qui en découle, ils soulignent aussi son inefficacité économique.
Maître de conférence HDR en histoire de la pensée économique à l’Université Paris 8, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC) dans The Conversation
Dans ses Observations importantes sur l’esclavage des Nègres, publiées en 1771 dans le journal Éphémérides du citoyen, Du Pont de Nemours (1739-1817) – philosophe, journaliste, économiste, homme politique, diplomate, et entrepreneur français – compare la rentabilité de l’esclave à celle du travailleur salarié. Il considère le travail de l’esclave comme bien plus cher, et pour plusieurs raisons.
Si Du Pont de Nemours souligne l’investissement à long terme et à perte dans l’achat d’esclaves, c’est surtout sur le comportement et la motivation individuelle qu’il insiste. Selon lui, l’esclave abîme les instruments de travail, ne fait preuve d’aucun zèle, use de tous les moyens pour éviter de travailler, souvent se révolte contre son maître, ce qui demande à investir dans des soldats, des contrôleurs-bourreaux ainsi qu’à craindre constamment pour sa vie et sa sûreté :
« L’esclave est paresseux, parce que la paresse est son unique jouissance […] l’esclave est inepte parce qu’il n’a aucun intérêt de perfectionner son intelligence. L’esclave est mal intentionné, car il est dans un véritable état de guerre toujours subsistante avec son maître. »
Paresse, fainéantise et laxisme sont des arguments souvent évoqués par les esclavagistes, prouvant à leur sens l’infériorité morale des esclaves : Du Pont de Nemours retourne l’argument qui dépeint les esclaves comme paresseux, ineptes et ayant de mauvaises intentions « par nature ». Pour lui, ces comportements découlent au contraire de l’institution de l’esclavage plutôt que de la nature des esclaves. Faute de motivation pour bien faire, ces derniers agissent rationnellement lorsqu’ils minimisent leurs efforts, abîment les instruments, ou de manière générale ne s’appliquent pas à la tâche, faisant ainsi preuve d’intelligence. C’est parce qu’ils sont rationnels que – dans la condition ou ils se trouvent – ils se comportent de la sorte : la motivation est un moteur essentiel qui fait défaut chez les esclaves.
Du Pont de Nemours souligne d’ailleurs que cela se traduit par des récoltes bâclées et des pertes financières conséquentes. De surcroît, l’insécurité, financière comme personnelle, n’est pas à prendre à la légère : chaque fugitif représente un soldat posté à la porte, et cela entraîne inévitablement des dépenses supplémentaires. L’esclave peut aussi devenir un danger physique pour son patron, et crée un sentiment d’insécurité.
Insécurité, besoin de protection, tensions sociales : si ces mots nous sont familiers, c’est bien parce que c’est dans ces termes et par des arguments tout à fait analogues que nous menons bien des débats sur l’immigration et la pauvreté de nos jours.
Des discours sur telle ou telle autre ethnie, groupe social, classe de populations qui seraient feignants, ineptes, incapables d’un comportement rationnel ou socialement pertinent, abondent dans nos débats comme dans ceux de l’époque.
L’inefficacité des esclaves ne découle pas de leur nature, mais bien de leur condition : en effet, ces mêmes esclaves « inefficaces » sur le champ du patron gèrent des terres plus que rentables lorsqu’ils cultivent pour leur propre besogne.
Du Pont de Nemours met les bouchées doubles pour nous expliquer pourquoi le travail salarié est bien plus rentable que l’esclavage. En clair, quand on est payé pour travailler, on a tout intérêt à se donner à fond pour garder son boulot et toucher un maximum d’argent. Cette motivation personnelle, absente chez les esclaves, augmente la productivité et la qualité du travail.
Du Pont de Nemours suggère alors que les propriétaires, dans leur intérêt personnel, ne devraient plus acheter d’esclaves car cela coûte trop cher. La société serait gagnante dans ce changement social, et l’esclavage n’est qu’un mauvais choix social dont on peut et on doit se débarrasser.
Jean-Antoine Caritat de Condorcet (1743-1794), célèbre pour ses écrits philosophiques et son action politique, notamment contre l’esclavage et pour l’égalité des sexes, n’est pourtant pas du même avis. L’esclavage est certes défavorable aux esclaves, et Condorcet estime qu’il l’est aussi à la société, mais les propriétaires d’esclaves, y trouvent bel et bien leur gain.
Condorcet conteste notamment le calcul du coût de la main-d’œuvre esclave de Du Pont de Nemours et montre que les propriétaires dégagent des rentes énormes du travail servile, notamment à cause du monopole que l’état français leur octroie sur la vente du sucre. À tort : des travailleurs salariés, plus productifs, engendreraient à la fois une plus grande concurrence, en faisant baisser les prix, tout en produisant des plus grandes quantités. L’intérêt social est donc en opposition à celui des propriétaires, qu’il s’agira donc de remettre à leur place. L’intérêt collectif et l’intérêt individuel, malgré l’indéniable libéralisme de Condorcet, semblent ici se contredire.
Finalement, un dernier problème se pose : comment transiter d’un système à l’autre et que se passera-t-il après l’abolition de l’esclavage ? C’est une question cruciale qui divise les penseurs de l’époque. Du Pont de Nemours imagine rapatrier les esclaves dans leur pays d’origine, où ils pourraient cultiver et vendre sucre, coton et indigo, dont ils sont devenus entre-temps des cultivateurs experts.
D’autres, comme Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842), historien, essayiste politique et économiste suisse, proposent plutôt l’adoption d’un système de métayage, où les esclaves libérés travailleraient en partenariat avec leurs anciens maîtres. Le contrat de métayage implique un objectif commun entre travailleur et propriétaire : Sismondi espérait ainsi échapper au destin des ouvriers européens et aux tensions sociales qui caractérisaient l’Europe de la révolution industrielle. Si l’idée fonctionne en théorie, sa faisabilité sociale, notamment la convivence entre anciens esclaves et anciens patrons, paraît questionnable.
Enfin, la question des compensations se pose inévitablement. Faut-il dédommager les maîtres qui n’ont fait qu’obéir à la loi en vigueur à l’époque ? Le cas échéant, survivraient-ils économiquement, ou une telle perte engendrerait une crise économique destructrice ? Cette discussion n’est pas sans rappeler les « too big to fail » qui a récemment caractérisé les débats sur l’aide étatique aux banques durant la crise de 2008.
Un parallèle nous semble enfin possible entre ce débat et celui concernant la crise climatique que nous vivons. En effet, le pillage des ressources et l’usage massif de combustibles fossiles profitent surtout aux sociétés occidentales, alors que les conséquences du changement climatique affectent davantage d’autres parties – pauvres – de la planète. On pourrait alors argumenter que si nous dressons une analogie, nous serions face au cas discuté par Condorcet : l’intérêt planétaire tout comme celui des plus démunis iraient dans le même sens. Seuls les occidentaux tiraient profit de la situation, et seule une intervention en force peut redresser la situation. Hélas, tout comme dans le cas de Condorcet, le pouvoir politique exercé par la minorité tirant profit de l’injustice dépasse celui de la majorité lésée.
Mais une autre analogie est possible : à long terme, le changement climatique aura des conséquences sur le monde entier, y compris les occidentaux. Leur comportement actuel, de pillage des ressources et usage massif de combustibles s’avèrera opposé à leur intérêt véritable à long terme, de manière analogue à ce que Du Pont de Nemours dit des propriétaires d’esclaves. La question de l’intérêt collectif et individuel est donc particulièrement difficile à trancher, et réfléchir à leur sens et au rapport entre efficacité et justice sociale nous semble, hier comme aujourd’hui, primordial.
Cet article a été réalisé grâce au travail d’un groupe d’étudiants de l’Institut d’Études Politiques de Fontainebleau et tout particulièrement de B. Madani, A. Fonté, R. Vial, J. Lopez, L. Favet, M. Guichard, C. Huet et A. Faye. Pour en savoir plus, « Calcul et morale. Coûts de l’esclavage et valeur de l’émancipation (XVIIIe-XIXe siècle).