Guerre en Ukraine : L’occasion d’un renforcement des dictatures Pékin Moscou
L’amitié sino-russe est une donnée contemporaine dont il faut tenir compte pour comprendre les nouveaux enjeux géopolitiques et économiques à l’échelle internationale créés par la décision de Moscou d’envahir l’Ukraine. Par Mariem Brahim, enseignante-chercheuse à Brest Business School, et Charaf Louhmadi, ingénieur économètre chez Natixis, auteur de « Fragments d’histoire des crises financières » et « Voyage au pays des nombres premiers ».( dans la « Tribune »)
La Chine et la Russie sont deux puissances mondiales. L’une représente le pays le plus peuplé du monde : 1,374 milliard d’habitants. L’autre est le plus grand en termes de superficie : 17 millions de km2. Une frontière commune de 4.200 km les relie. Les deux pays siègent au conseil permanent de l’ONU, tandis que les relations sino-russes sont excellentes depuis quelques années. Aux jeux olympiques de Pékin, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont volontairement affiché aux yeux du monde entier l’amitié de leurs deux nations. A ce titre, le chef de la diplomatie chinoise Wang YI évoque « une amitié sino-russe solide comme un rock ». Il est évident que cette alliance, de plus en plus renforcée, constitue une menace pour le monde occidental.
Deuxième puissance économique mondiale, la Chine tisse en effet depuis des années un partenariat énergétique stratégique avec son voisin russe, particulièrement riche en gaz et en pétrole. Rappelons cependant que la Russie n’est que la 12e puissance économique mondiale au début de la guerre en Ukraine. Son PIB était en deçà de celui des pays du Benelux (Pays-Bas, Belgique et Luxembourg). Autrement dit, la puissance de la Russie paraissait d’abord d’ordre militaire.
Les relations économiques bilatérales entre les deux pays ont débuté dès la fin des années 1980. La Russie a alors tiré profit de l’embargo occidental suite aux événements tragiques de la place Tian’anmen pour vendre des armes à son nouveau partenaire. De surcroit, les deux pays ont procédé à des manœuvres militaires communes en 2005 avant de célébrer en grande pompe en juin 2019 le 70e anniversaire de leurs relations diplomatiques. A cette occasion, ils ont utilisé des moyens spectaculaires pour mettre en scène, devant les caméras du monde entier, la complicité et l’amitié qui les relient.
Pékin multiplie par ailleurs ses adhésions stratégiques aux organisations mondiales. Ainsi l’empire du Milieu fait-il partie des pays membres du FMI, des organisations mondiales de la santé (OMS) et du commerce (OMC) et, nous l’avons vu, de l’ONU. La Chine y dirige d’ailleurs quatre de ses quinze agences à savoir la FAO chargée de l’agriculture, l’ITU en charge des télécoms, l’ICAO spécialisée dans le domaine de l’aviation et enfin l’UNIDO pour le développement industriel.
Parallèlement, la Chine participe activement à l’élaboration et le développement de sa propre agence de coopération : l’Organisation de Coopération de Shanghai dite « OCS ». Fondée en 2001 et siégeant à Pékin, elle correspond à une alliance intergouvernementale de partenariats économiques. Mais son rôle essentiel porte sur le maintien de la stabilité et de la sécurité régionale. Au côté de la Chine donc, la… Russie faisait partie des six États fondateurs avec le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. L’Inde et le Pakistan ont rejoint l’organisation en 2017. En outre, on dénombre quatre États observateurs (la Biélorussie, la Mongolie, l’Iran et l’Afghanistan) et six partenaires de discussion : La Turquie, l’Azerbaïdjan, le Népal, le Cambodge, l’Arménie et le Sri Lanka. Les deux langues officielles de travail sont le chinois et le… russe.
Chaque année, a lieu un sommet au cours duquel les dirigeants des États membres et observateurs définissent les grandes lignes des politiques de partenariats et d’alliances sectorielles portant sur la défense, l’éducation, la justice et le tourisme. Actuellement, l’Ouzbek Vladimir Norov en assure le secrétariat général qui doit s’assurer d’une bonne coordination entre les Etats.
En 2018, le PIB total de cet ensemble était valorisé à hauteur de 18.500 milliards de dollars, soit 21,6% du PIB mondial. Il détient plus du quart des terres émergées à l’échelle de la planète et plus de 40% de la population mondiale. D’un point de vue énergétique, les pays de l’OCS concentrent plus de la moitié des réserves mondiales connues de gaz et d’uranium, le quart de celles en pétrole et 35% du charbon. Au total, l’existence de cette organisation rend compte d’un déplacement progressif de l’axe du monde vers l’Asie.
L’OCS veille également au maintien de la non-ingérence des pays occidentaux et particulièrement des Etats-Unis dans les affaires de ses adhérents. Mais, n’étant pas une sorte d’OTAN oriental, elle ne dispose pas d’équivalent de l’article 5 de la charte de l’Alliance atlantique, qui stipule qu’une attaque militaire contre un pays membre donne systématiquement lieu à une riposte militaire collective de l’ensemble de ses pays membres. Non content de leur vendre des armes, le Kremlin a pourtant installé des bases militaires au sein de pays membres de l’OCS pour accroitre son influence en Asie.
Notons toutefois que l’Organisation de Coopération de Shanghai sert d’abord les intérêts chinois, à travers l’ambitieux projet mondial des « routes de la soie » qui touche notamment aux secteurs des hautes technologies, des transports, des énergies et de l’agriculture. L’OCS a par ailleurs participé au financement de la plus grande autoroute européenne reliant Ridder au Kazakhstan à la ville française de Calais, avec un objectif précis : faciliter l’écoulement des marchandises chinoises en Europe. La Chine a toujours veillé sur ses intérêts économiques et géostratégiques. Ne créait-elle pas, dès 1996, l’ancêtre de l’OCS, « Shanghai five » afin de traiter les problèmes de délimitations des frontières après la dislocation de l’URSS !
Il existe toutefois des tensions régionales, voire des escalades entre les pays membres de l’OCS. Prenons l’exemple du Cachemire qui est revendiqué à la fois par l’Inde et le Pakistan. La Chine n’est pas non plus étrangère à ce conflit. Cette région constitue en effet l’un des axes des routes de la soie chinoise, ce qui tend les relations diplomatiques entre l’Inde et la Chine. Ces deux derniers sont également en conflit au Ladakh dans l’Himalaya. L’Inde accusant la Chine de coloniser des territoires nationaux, des affrontements ont eu lieu en mai 2020 à plus de 5.000 mètres d’altitude et ont coûté la vie à plusieurs soldats : 20 Indiens et 4 Chinois.
Il existe enfin une certaine rivalité économique entre la Russie et la Chine, au sujet du libre-échange monétaire. Cela s’illustre par l’action portée par Moscou au sein des pays membres de l’OCS afin de protéger le rouble d’une prépondérance de la monnaie chinoise. En outre, Pékin convoite l’Union économique eurasiatique et l’organisation du traité de sécurité collective, deux zones de libre-échange au sein desquelles le rouble est traité à grands volumes.
De ces tensions à la fois géopolitiques et financières ressortent une réelle complexité de l’OCS car elle affiche par ailleurs une réelle volonté unitaire de contrer l’influence occidentale. Ainsi les deux puissances sino-russes entretiennent-elles des relations certes cordiales (car basées sur des partenariats solides et croissants) mais non dénuées d’une mutuelle méfiance. Depuis le début de la guerre en Ukraine, que la Chine observe dans la perspective d’un possible conflit avec l’île de Taïwan, les exportations et les importations ont tout de même bondi entre les deux pays. Les volumes d’exportations de la Chine vers la Russie ont cru de 45% au mois de février dernier, selon Oddo BHF, versus une augmentation mondiale de 16%. En même temps, Pékin profite des barils russes bon marché pour booster ses importations énergétiques.
C’est dire que la position ambiguë de l’État chinois qui n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine inquiète particulièrement les pays occidentaux. Reste que, les échanges commerciaux entre la Chine et l’Europe ainsi que les Etats-Unis dépassant largement les volumes sino-russes, la Chine doit veiller à trouver un juste équilibre dans les relations bilatérales complexes qu’elle entretient avec Moscou. C’est pourquoi l’hypothèse d’un double discours couplé d’un rôle délicat d’équilibriste de Pékin prend sa source dans le fait que la Russie n’a pas été exclue de l’Organisation de Coopération de Shanghai. Cette neutralité, pour ne pas dire connivence, peut s’expliquer par une volonté commune de redessiner l’ordre mondial, aux antipodes des valeurs démocratiques et universelles de l’ouest. Un point commun relie également ces deux puissances, la volonté de contrer l’influence des Etats-Unis à l’échelle mondiale.
La Russie s’appuie désormais sur ses alliés pour limiter les impacts significatifs des sanctions internationales et éviter le défaut. Les réserves de change en euros ou en dollars de la banque centrale russe ont été gelées au sein des pays occidentaux. Sur 600 milliards de dollars, il ne resterait que 150 milliards mais essentiellement en yuans, roupies et en or. L’institution centrale russe n’a donc plus accès à l’essentiel de ses réserves internationales en euros et en dollars. Pendant ce temps, Pékin aurait procédé à l’entrée dans des capitaux d’entreprises russes en difficulté. L’Etat chinois profite ainsi de la conjoncture actuelle, pour s’implanter dans une Russie fragilisée. Les deux parties savent donc identifier les domaines d’intérêt commun pour lesquels s’impose la coopération, notamment dans le domaine spatial. Un accord prévoit ainsi la construction conjointe d’une future station lunaire. Autre manière d’entrer en compétition directe avec les États-Unis.
C’est pourquoi l’attitude douteuse de Pékin vis-à-vis de la guerre en Ukraine a fait réagir Washington. Janet Yellen, la secrétaire du Trésor américain, a mis en garde la Chine en la menaçant de sanctions économiques qui toucheraient ses exportations vers l’Occident.
L’ascension économique de la Chine est la conséquence de son inclusion au sein de l’économie mondiale. Son intégration à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001 a permis son essor économique et une croissance accrue lors des deux dernières décennies. L’empire du Milieu accroît constamment son influence économique internationale. C’est ainsi que la Chine a réussi à négocier le paiement en yuan du pétrole saoudien. Selon les données de l’Administration générale des douanes de Chine, les exportations de pétrole du royaume vers la Chine s’accélèrent depuis 30 ans. L’Arabie saoudite était l’an dernier le premier fournisseur de brut de la Chine, suivie de la Russie avec 1,6 million de barils par jour.
En imposant sa monnaie, Pékin souhaitait aussi prouver que celle-ci pouvait être une monnaie d’échange parfaitement crédible à l’échelle mondiale. L’usine du monde, premier partenaire économique des Etats-Unis et dont le PIB est six fois supérieur à celui de la Russie, rayonne par ses partenariats économiques et commerciaux mondiaux. Le maintien de sa croissance, qui montre par ailleurs des signes d’essoufflement ces dernières années, passe d’abord par l’écoulement de ses marchandises en Europe et aux Etats-Unis, d’où la nécessité de ne pas essuyer des sanctions internationales. Mais, inversement, appliquer des sanctions à Pékin priverait l’Europe, les Etats-Unis et le monde de nombreuses marchandises et biens importés de Chine. Ainsi le rôle d’équilibriste revient-il aussi à l’Occident.
Mariem Brahim et Charaf Louhmadi
Comment combattre les dictatures
Comment combattre les dictatures , leurs régimes mafieux et leur colonisation rampante ( Yaël Ossowski, Fred Roeder et Luca Bertoletti) (*).
(Opinion la Tribune )
« Pendant des décennies, la stabilité politique, la croissance économique et la paix ont été indispensables pour faire de l’Europe un continent prospère et libre.
Les institutions de l’Union européenne ainsi que les différents États membres ont été à la tête de ces efforts, en libéralisant le commerce et en ouvrant les marchés pour que les consommateurs et les citoyens soient beaucoup mieux lotis. Une coopération et des échanges accrus ont grandement amélioré la vie de millions de personnes.
Malgré l’ampleur de ces efforts, il reste des questions clés qui devraient tous nous préoccuper en tant que citoyens de pays démocratiques. Le spectre des régimes autoritaires est encore bien réel en Europe, comme en témoignent les mouvements militaires effrontés. Un autre exemple est les influences numériques et technologiques sophistiquées dans nos infrastructures, ainsi que nos établissements politiques.
Au Hong Kong, l’État autoritaire croissant de la Chine recourt à la violence et à l’intimidation pour réprimer des manifestations découlant d’un projet de loi sur l’extradition. L’existence de camps de rééducation chinois pour un million d’Ouïghours, la minorité musulmane, a longtemps été niée, mais elle est maintenant reconnue et couverte dans la presse grand public, comme le New York Times, après des années de campagnes menées par des groupes de défense des droits de la personne.
Les vastes capacités de surveillance de l’État chinois, bien connues de sa population nationale, commencent à avoir un impact sur les citoyens européens. Ceci est une tendance inquiétante.
Compte tenu de l’influence économique croissante de la Chine en Europe, ces faits doivent être revus à mesure que nous mettons en œuvre de nouvelles technologies. Le débat sur l’infrastructure 5G et Huawei n’en est que la salve d’ouverture. La protection de la vie privée des consommateurs et la sécurité des données doivent être garanties: les efforts visant à les protéger en tenant compte des préoccupations de sécurité nationale lors de l’approvisionnement en technologies clés, comme l’ont fait le Royaume-Uni, la France et l’UE avec le 5G, semblent être la meilleure approche.
Mais des politiques numériques intelligentes ne seront pas efficaces si elles ne protègent pas nos démocraties des menaces réelles.
Aux frontières de l’Union européenne, l’Ukraine se reconstruit après cinq années d’invasion, de conflit et d’affaiblissement stratégique par son puissant voisin russe. Des milliers d’Ukrainiens ont perdu la vie en défendant leur territoire, et la situation reste périlleuse alors que des millions d’anciens citoyens ukrainiens vivent maintenant derrière les frontières russes. C’est souvent oublié. Et il faut tenir compte de l’influence russe dans de nombreux grands partis politiques européens, sans parler des « socialbots » lors des élections.
L’attention renouvelée accordée aux ressources énergétiques et à la position géopolitique de l’Ukraine lors des auditions de destitution du président Donald Trump ne fait qu’accentuer cette tendance, et l’on peut espérer que les pays européens resteront fermes dans leur volonté d’aider le pays qui a déjà aspiré à adhérer à l’UE. L’appui non seulement diplomatique, mais aussi commercial est essentiel à cet égard. Plus de 40 % des échanges commerciaux de l’Ukraine sont directement liés à l’UE, mais ils seront bientôt éclipsés par la Chine.
Des milliers d’entreprises européennes et américaines détiennent des intérêts stratégiques en Ukraine et encore plus d’entreprises ukrainiennes dépendent entièrement de clients européens. Ces relations doivent également persévérer, malgré les menaces de la Russie et de la Chine.
La technologie électrique ukrainienne utilisée dans les conducteurs et les allumages représente près de 285 millions d’euros de commerce avec l’Allemagne, tandis que les exportations allemandes de machines et de voitures sont essentielles pour les consommateurs ukrainiens.
Une autre de ces technologies est le catapultage des aéronefs à bord d’un porte-avions à l’aide d’un moteur à induction électromagnétique. Le président Trump a bizarrement fait sauter cette innovation en déclarant qu’il préférerait les lanceurs à vapeur, qui ont été utilisés pendant des décennies. Cependant, il semble que de nombreux pays européens, dont la France, soient enthousiastes à l’idée d’adopter la nouvelle technologie.
La Chine s’est déjà engagée à utiliser des lanceurs électromagnétiques pour ses futurs porte-avions et s’associe à la Russie pour construire la prochaine génération de navires nucléaires. Cela intervient alors que la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Ukraine et qu’elle augmente ses investissements sur l’ensemble du continent.
L’Europe va-t-elle se permettre d’être concurrencée ? Quel sera l’impact d’une alliance militaire plus solide entre la Chine et la Russie sur les Européens? Seul l’avenir nous le dira, et nous espérons que nos principes démocratiques nous guideront vers la prospérité et la sécurité en même temps. Ce qui reste clair, c’est que les nations européennes doivent mener des politiques intelligentes pour combattre cette montée des régimes autocratiques. Des évaluations minutieuses des importations des technologies, dont la technologie de 5G et autres, seront essentielles, de même qu’un soutien diplomatique.
Les principes démocratiques tels que l’État de droit sont extrêmement importants. Les démocraties libérales telles que l’UE et les États-Unis doivent trouver une approche commune pour protéger les citoyens de l’influence croissante d’acteurs autoritaires comme le régime communiste chinois.
C’est ainsi que nous pouvons continuer à soutenir la démocratie et la prospérité dans le monde entier. »
(*) Yaël Ossowski, Fred Roeder et Luca Bertoletti sont directeurs de 21Democracy, un projet de l’agence pour le Choix du Consommateur.