Les États-Unis sur la voie de la dictature ?
« Avez-vous un problème avec la liberté d’expression ? » : Lettre ouverte de Richard Malka à J. D. Vance et Marco Rubio
Dans une lettre ouverte à J.D Vance et Marco Rubio, l’avocat spécialiste en droit de la presse et écrivain français Richard Malka interpelle le vice-président et le secrétaire d’État américains au sujet de la liberté d’expression en Europe. dans la Tribune
Le 14 février dernier, à Munich, durant dix-neuf minutes, le premier d’entre vous a prononcé un discours destiné aux Européens qui marquera probablement l’Histoire. Comme une rupture amoureuse entre nos deux continents. Vous nous avez fait la leçon, en particulier sur le terrain de la liberté d’expression.
Après tout, pourquoi pas… c’est le rôle d’un pays ami, partageant une longue histoire commune, de pouvoir nous rappeler à l’ordre en matière de respect des libertés. Nous ne sommes pas exempts de défauts. Jusque-là, il n’y a pas d’offense, comme vous dites. Le problème, c’est la méthode.
Ainsi, pour instruire le procès de 27 pays dont le nôtre, vous vous basez sur trois exemples concernant la Roumanie, le Royaume-Uni et la Suède.
Prenons ce dernier point. Ce n’est évidemment pas moi qui vous contredirais à propos de ces regrettables initiatives nordiques consistant à pénaliser ceux qui brûlent des livres saints, en l’occurrence des corans. Je l’ai écrit il y a plusieurs années, bien avant que vous ne vous en préoccupiez. J’ose imaginer que vous défendrez avec autant d’ardeur d’éventuels organisateurs zélés d’autodafés du Nouveau Testament ou de l’Ancien.
Pour autant, il est gravement absurde et loin d’être au niveau intellectuel que l’on vous prête de conclure à un problème systémique de liberté d’expression en Europe à partir de quelques exemples, fussent-ils malheureux. Nul n’étant parfait, homme ou pays, cela n’a aucun sens.
Pour se livrer sérieusement à une telle critique autrement qu’en bateleur, il aurait fallu comparer nos systèmes juridiques respectifs, nos jurisprudences des dernières décennies, nos systèmes de régulation, d’aide au pluralisme, de protection des sources… Au fond, je suis sûr qu’un diplômé de Yale sait cela.
Nous aurions alors pu constater ensemble que les menaces pesant sur la liberté d’expression sont assez communes de part et d’autre de l’Atlantique : désinformation des réseaux sociaux, épidémies de lynchage numérique, pression des religions, idéologie du respect pour maquiller la censure, manque d’indépendance économique des médias, volonté d’imposer à tous ce que chacun a la certitude d’être le « Bien » — le problème étant que chacun en a une définition différente et la même conviction absolue d’être dans le juste.
Le seul « Bien » dont je sois vraiment certain, c’est qu’il faille douter — ce que vous semblez avoir oublié depuis longtemps, vous et Donald.
Mais au-delà de l’ineptie, le plus extraordinaire est l’inversion des rôles à laquelle vous vous livrez. À vous entendre, vous seriez donc en droit de nous enseigner la liberté d’expression grâce à l’arrivée « d’un nouveau shérif à Washington ». Permettez donc aux humbles citoyens européens de vous dire que votre définition de la liberté d’expression américaine ressemble chaque jour davantage à celle de Beaumarchais dans la fameuse réplique de Figaro.
Ainsi, je forme le vœu que les citoyens américains n’aient pas prochainement à dire : « Pourvu que je ne parle ni du golfe du Mexique en refusant de le renommer golfe d’Amérique, ni du Groenland à racheter, ni du Canada à annexer, ni des droits de douane à augmenter, ni de Tesla pour ne pas risquer d’être accusé de terrorisme, ni de genre, de sexualité ou de minorités, ni de Trump, de sa famille, de ses amis, ni des milliardaires de la tech, au premier rang desquels Elon Musk, ni de politique culturelle, ni de Zelensky pour en dire du bien, ni de Poutine pour en dire du mal, ni de pétrole, ni d’écologie, ni d’agence fédérale et de fonctionnaires, ni de vaccin et ni même de tronçonneuses, emblèmes de vos nouveaux régimes, ni de qui que ce soit ou de quoi que ce soit en rapport avec la politique du nouveau shérif, je puis tout dire librement sous l’inspection de deux ou trois censeurs de la police des frontières. »
Il n’est plus si sûr que ce vœu soit exaucé et cela glace le sang.
Cher Marco Rubio, voilà que vous aussi, vous nous faites cette même leçon de liberté d’expression avant de venir vous entretenir avec notre président. Il paraît que, chez nous, en Europe, « lorsque l’on poste quelque chose en ligne, la police frappe à la porte et on se retrouve en prison pour soixante jours ».
Je ne sais pas où vous avez vu cela, mais certainement pas en France. Poursuivant ce qui ressemble à un délire sous champignon hallucinogène, vous prétendez ensuite que nos lois sur la liberté d’expression pourraient aboutir à « menacer potentiellement des hauts responsables aux États-Unis », ce qui vous conduit à conclure que vous continuerez « à mettre l’accent là-dessus dans notre diplomatie ».
Là encore, votre souci n’est pas la Russie, la Chine, l’Afghanistan ou la Corée du Nord… non, c’est l’Europe, seul continent que vous citez. Nous sommes vos nouveaux principaux ennemis. À ce compte-là, vous n’aurez bientôt plus aucun ami au monde, à part quelques dictatures sud-américaines. Dire que nous espérions, un peu en désespoir de cause il est vrai, que vous soyez plus sensé que vos camarades.
Alors, pour votre information à tous les deux, il n’existe aucun pays au monde où règne une liberté d’expression absolue. À défaut, jugeriez-vous acceptable d’inciter au génocide comme l’a fait Radio Mille Collines au Rwanda ou d’inciter au terrorisme ou au meurtre — ce qui est interdit chez vous par la prohibition des « fighting words » [« paroles provocatrices »] — comme chez nous ? Accepterez-vous également que je vous accuse d’assassiner des enfants ? Probablement pas.
Il y a donc des limites à la liberté d’expression, ne vous en déplaise. Nos régimes sont différents. Nous avons plus de lois, vous avez plus d’autorégulations. Nos condamnations pour diffamation, plus nombreuses que chez vous, sont de quelques milliers d’euros — et encore, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que un euro, cela pouvait être trop — quand les vôtres sont plus rares mais atteignent des dizaines de millions de dollars et sont donc bien plus dissuasives.
Vos juges peuvent interdire à une écrivaine de faire la promotion de son livre sur Mark Zuckerberg au prétexte d’une clause de non-dénigrement, quand nulle contrainte contractuelle de ce type ne serait admise en France. Les États-Unis seraient-ils devenus une dictature ? Avez-vous un problème avec la liberté d’expression ? Souhaitez-vous quelques enseignements pour apprendre à mieux la respecter, de la part du pays qui fut le premier au monde à la déclarer liberté fondamentale parce que, chaque jour, votre administration semble s’en détourner davantage ?
En réalité, nos systèmes étaient différents mais ils se valaient plus ou moins… jusqu’à ce que vous soyez élus. Alors de grâce, cessez d’instrumentaliser la liberté d’expression et de dire n’importe quoi sur un sujet auquel vous ne semblez pas avoir beaucoup réfléchi.
Vous entendre parler de liberté d’expression, c’est comme si Pablo Escobar enseignait l’art de la paix à Gandhi.
Bien à vous deux.