Développement des algorithmes : Révolution économique ou éthique ?
Un papier dans la Tribune pose la problématique de l’influence des algorithmes qui poseraient davantage de problèmes éthiques économiques (Extrait)
Une des craintes est que la robotisation rapide débouche sur un chômage massif. Or ce n’est pas ce qui est constaté. Certes, des métiers pénibles et répétitifs vont être supprimés, mais la robotisation permet aussi d’augmenter la productivité et de réduire les coûts, et crée aussi de nouveaux emplois que l’on ne soupçonnait pas. Le seul risque, important, est d’accroître les inégalités entre les travailleurs sous-qualifiés – les plus exposés – et ceux qui sont bien formés. Le Japon, Singapour et la Corée du Sud, qui comptent parmi les pays qui en pointe dans la robotisation, n’ont pas de taux de chômage élevés.
Pour autant, les investissements publics dans cette numérisation vont davantage compenser le ralentissement mis sur ce secteur durant la pandémie, comme l’indique la baisse de 5,5% des ventes en 2020 de l’entreprise américaine Rockwell Automation, qui compte parmi les premiers fournisseurs mondiaux de robots.
La pandémie aura aussi montré tout l’intérêt d’avoir des robots pour réaliser certaines tâches en offrant une protection sanitaire durant ce type de crise, les robots à la différence des êtres humains ne propageant pas le virus.
C’est d’ailleurs à partir d’un tel exemple que le philosophe franco-canadien Martin Gibert, chercheur au Centre de recherche en éthique (CRÉ) et à l’Institut de valorisation des données (IVADO) à Montréal soulève les problèmes posés par le développement des algorithmes est éthique avant d’être économique.
Dans son ouvrage, « Faire la morale aux robots » (éd. Flammarion) (1), il part de l’hypothèse d’un monde qui aurait possédé une super IA qui, durant la crise sanitaire, aurait eu accès à toutes les données de tous les comportements en simultané. Cette IA aurait évalué le niveau de risque de la situation et pu en anticiper l’évolution. Nos gouvernants auraient ainsi pu prendre des décisions en connaissance de cause, et probablement sauvé des milliers de vies. Mais cette intrusion dans nos vies privées ne pose-t-elle pas une atteinte à notre intégrité?
Dans son ouvrage, Martin Gibert clarifie les termes du débat, en distinguant deux aspects de la question. Aujourd’hui, le débat éthique sur l’intelligence artificielle (IA) reste souvent cantonné au fait de savoir s’il faut accepter ou non des systèmes commandés par l’IA qui sont bons pour nous. Or il faudrait plutôt se demander dans le cadre d’une éthique des algorithmes quelle est la bonne manière de programmer les machines ou les robots, alors même que les avancées en matière d’IA sont en train de remettre en cause bien des présupposés, et posent de nouveaux problèmes. Au terme d’une argumentation rigoureuse, Martin Gibert défend une éthique de la vertu, comme étant la plus à même de répondre à ces défis car « ce n’est pas demain la veille qu’on pourra se défausser sur des machines de notre responsabilité politique et morale. »
C’est dans une optique similaire que deux ingénieurs proposent de voir dans la révolution numérique l’occasion de « rendre l’intelligence artificielle robuste », sous-titre de l’ouvrage de Lê Nguyên Hoang et El Mahdi El Mhamdi, intitulé « Le fabuleux chantier » (2). Comme ils le soulignent, la « révolution algorithmique » a cette particularité après l’invention du langage et de l’imprimerie d’accentuer l’externalisation de l’information dont se servent les individus. Or, ce qui est encore aujourd’hui difficile à appréhender, ce sont les effets secondaires de ces possibilités inédites, notamment en matière de science, de santé et de protection de l’environnement. Comme on le voit par exemple avec l’utilisation des réseaux sociaux dans le débat public, ce n’est pas toujours la qualité du savoir qui est mise en avant mais davantage certains travers, comme la circulation d’idées fausses qui répétées ad nauseam conduisent à une vision biaisée du monde, à l’instar de la pensée complotiste.
Dans leur livre foisonnant d’exemples et d’initiatives, Lê Nguyên Hoang et El Mahdi El Mhamdi plaident eux aussi pour une prise en compte des enjeux éthiques, c’est-à-dire en posant des fins. Ils suggèrent nombre de pistes qui intègrent ces aspects en prenant en compte les limites et les vulnérabilités des algorithmes, dans le but de rendre le traitement de l’information « robustement bénéfique » pour le plus grand nombre, en s’inspirant notamment de la notion d’« altruisme efficace », conceptualisé par le philosophe australien Peter Singer. Un défi que l’un des auteurs, El Mahdi El Mhamdi, peut depuis la publication de l’ouvrage tester dans la réalité, puisqu’il a été recruté par Google pour plancher sur ce sujet en intégrant le projet de recherche Google Brain en Europe sur le deep learning.
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(1) Martin Gibert, « Faire la morale aux robots », éditions Flammarion, collection Climats, 168 pages, 17 euros.
(2) Lê Nguyên Hoang et El Mahdi El Mhamdi « Le fabuleux chantier », éditions EDP Sciences, 296 pages, 39 euros.