« Dette publique: le prix de l’inaction » (Michel Santi)
Face aux limites du financement public traditionnel, la France doit repenser en profondeur sa stratégie de soutenabilité de la dette. L’heure n’est plus à l’austérité aveugle, mais à l’investissement stratégique. En mobilisant une fraction de l’épargne longue, l’État pourrait financer sa transformation économique, préserver sa souveraineté et restaurer la confiance sans impôt nouveau ni contrainte brutale. Une réponse inédite à un défi historique. Par Michel Santi, économiste (*) dans la Tribune
Le débat sur la dette souveraine ne peut plus ignorer cette vérité simple, à savoir qu’une dette n’est soutenable que dans une économie capable de croître et de se moderniser. Rien n’est plus crédible qu’un pays qui investit pour éviter le déclin. En outre, que privilégier la qualité de la dépense plutôt que d’être sempiternellement braqué sur des objectifs chiffrés permet de relancer l’économie en préservant la soutenabilité de la dette publique. En effet, le choix n’est pas entre rigueur et laxisme, mais entre deux trajectoires budgétaires.
Une économie non transformée est une économie qui décroche, qui perd sa base productive, sa capacité à créer de la richesse. L’effet est mécanique sur les recettes fiscales, donc sur la capacité à honorer la dette publique. Toutes choses égales par ailleurs, une contraction durable du PIB entraîne à son tour une contraction équivalente des recettes publiques. Un pays peut respecter formellement les règles budgétaires tout en voyant sa dette devenir insoutenable, parce que son économie stagne ou décline. À cette aune, il devient urgent de revoir notre cadre de pensée, car le niveau de dette élevé n’est pas problématique en soi à condition qu’il soit au service de l’investissement productif. Ce n’est pas le chiffre qui importe, mais l’usage de la dépense, car il est impératif — et même vital — d’investir pour moderniser, pour protéger et pour renforcer l’économie, au lieu de se borner à réduire les ratios au prix d’un affaiblissement sans retour.
Notre choix, en France, n’est pas entre rigueur et laxisme, mais entre investissement stratégique et déclin assuré. Ce n’est pas la dette qui menace notre avenir, c’est notre incapacité à financer notre transformation collective. Redonner à l’action publique les moyens de jouer son rôle — y compris, et surtout, via des outils aujourd’hui écartés par principe — est une nécessité stratégique, car une dette élevée peut être soutenable dans une économie forte. L’inverse n’est pas vrai. Notre pays doit investir massivement dans deux objectifs cruciaux, autant l’un que l’autre : redresser sa compétitivité, préserver sa souveraineté. Estimés autour de 100 milliards d’euros par an, ces besoins dépassent les capacités des financements publics traditionnels, contraints par les règles européennes et par une dette publique déjà très élevée.
Les 2 000 milliards d’euros immobilisés dans les contrats d’assurance-vie, dont 1 400 milliards en fonds euros à faible rendement. Ce placement, peu productif, offre aux épargnants un rendement réel proche de zéro (environ 2 % face à une inflation de 2 % en 2024), majoritairement investi dans des obligations d’État, d’entreprises, voire sur des supports boursiers. Cette épargne doit pouvoir financer des projets stratégiques nationaux sur 10 à 15 ans. Contrairement aux livrets réglementés ou aux dépôts bancaires, l’assurance-vie est un placement de long terme, dont les souscripteurs acceptent et ont déjà intégré l’illiquidité relative.
Un emprunt national obligatoire, ciblant 5 % des encours d’assurance-vie chaque année, pendant 5 ans, permettra de mobiliser progressivement une part significative de cette épargne longue, soit au total 25 % des encours, soit environ 500 milliards d’euros. Cette mobilisation étalée dans le temps — environ 100 milliards d’euros par an — garantira une transition douce, sans brusquer les marchés ni les épargnants, tout en finançant des projets essentiels à la modernisation et à la souveraineté nationale.
Émis avec un rendement attractif de 4 % par an, garanti par l’État, absolument pas assimilable à un nouvel impôt ou à une ponction sur les revenus, cet emprunt réorientera temporairement une fraction limitée de l’épargne longue, sans affecter les liquidités des ménages. Ses modalités garantiront équité et sécurité, car des clauses permettront des retraits en cas de décès ou achat d’une résidence principale. Un fonds supervisé par un comité de professionnels, sélectionnés parmi le privé et le secteur public, assurera enfin l’affectation des fonds à des projets stratégiques. Comme l’urgence impose des solutions non conventionnelles, que la mobilisation volontaire est trop lente et incertaine dans un contexte où le temps joue contre l’intérêt public, que la solidarité nationale implique que l’effort soit réparti équitablement, sans ponction directe des revenus, sans impôt nouveau, sans casser les contrats d’épargne, une réorientation temporaire et obligatoire d’un pourcentage limité de ces contrats est de mise.
Le remboursement de cet emprunt national obligatoire reposera d’abord sur l’effet moteur des investissements réalisés. En finançant des infrastructures critiques, la modernisation industrielle, le numérique, l’intelligence artificielle et la défense, ces projets génèreront une croissance économique durable. Cette dynamique se traduira par une augmentation sensible des recettes fiscales — impôts sur les sociétés, TVA, impôt sur le revenu — qui permettront à terme de rembourser l’emprunt sans pression accrue sur les comptes publics. Par ailleurs, pour renforcer la sécurité des souscripteurs, une partie des retours économiques sera affectée à la création d’une réserve dédiée, qui constituera un matelas financier garantissant le remboursement anticipé, assurant confiance des épargnants et stabilité du dispositif. Enfin, une mesure innovante viendra compléter ces garanties : en échange de la mobilisation de 25 % des montants prêtés, l’État transmettra aux contrats d’assurance-vie une part minoritaire d’actions ou titres issus des entreprises financées. Ces titres bénéficieront d’un prix minimum de revente garanti, offrant aux épargnants une double sécurité — un rendement financier assuré via les coupons d’emprunt et une valorisation patrimoniale potentielle liée à la performance des actifs sous-jacents. Cette approche hybride permettra de renforcer l’attractivité du dispositif tout en alignant les intérêts des investisseurs privés avec la réussite économique des projets stratégiques financés.
La France a fait preuve par le passé de sa capacité à mobiliser sa population pour relever les défis historiques. Ce qui est en jeu aujourd’hui n’est pas simplement notre équilibre budgétaire, mais notre souveraineté économique, la résilience de notre modèle social, la capacité de notre pays à rester maître de son destin. Mobiliser 5 % par an des encours d’assurance-vie n’est ni une spoliation ni une mesure de contrainte aveugle. C’est un acte de raison, de justice et d’intérêt général. Refuser cette solution aujourd’hui, c’est accepter la dépendance extérieure de notre pays, nettement plus coûteuse à tous les niveaux.
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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales, écrivain. Il publie aux Editions Favre « Une jeunesse levantine », Préface de Gilles Kepel. Son fil Twitter.