Anti pass : D’étranges connivences
« Pour une partie de la gauche, les raisons de manifester son opposition au gouvernement et aux décisions prises dans une logique de santé publique ne seraient pas incompatibles avec les principes motivant parallèlement la mobilisation de la droite et de l’extrême-droite », s’alarme Daniel Payot dans le Monde.
Après avoir participé dans sa petite ville à une manifestation contre le passe sanitaire, un quadragénaire me rapporte les propos d’un ami à lui, militant anarchiste de la CNT (Confédération nationale du travail), relatifs aux escarmouches qui l’ont opposé aux partisans du Rassemblement national lors d’une autre manifestation, dans une agglomération de province plus importante : « Ils voulaient à tout prix être devant, nous voulions les en empêcher, ça n’a pas arrêté. »
À aucun moment, dans ce récit et dans son évocation indirecte, n’était noté ce qui, les découvrant, me sautait aux yeux : au nom du refus de l’extension du passe sanitaire, pour les mêmes raisons et sous la même forme, deux sensibilités politiques en principe inconciliables se trouvaient réunies. Militants libertaires et sympathisants de l’extrême-droite ensemble, dans un même cortège !
Pour une partie de la gauche, les raisons de manifester son opposition au gouvernement et aux décisions prises dans une logique de santé publique ne seraient donc pas incompatibles avec les principes motivant parallèlement la mobilisation de la droite et de l’extrême-droite ! Quels principes ? Les connivences contre-nature constatées semblent avoir pour dénominateur commun la défense des libertés individuelles.
Sans doute beaucoup à gauche pensent-ils sincèrement que la revendication de liberté individuelle est en soi évidemment progressiste. Et sans doute n’est-il pas aisé de suggérer que si ce postulat est à certaines époques et dans certaines circonstances indéniablement juste, il peut ne pas l’être aussi simplement à l’ère du consumérisme et de l’individualisme à outrance, effet d’un capitalisme néolibéral que cette gauche, légitimement, critique ; que la priorité donnée à la liberté individuelle, quand elle est opposée par principe à l’échelle de l’intérêt général, de la chose publique, de la régulation des relations sociales, de l’aménagement et du partage de l’espace commun, devient une posture de droite, une idéologie de nantis soucieux de préserver privilèges, conforts, positions ou fantasmes de domination.
Le danger est bien réel aujourd’hui d’une mainmise sur l’élan contestataire par des menées droitières, d’une confiscation des énergies réformistes et même révolutionnaires par des activistes de droite, voire d’extrême-droite. Les débordements constatés ces dernières semaines – y compris les étoiles jaunes et les slogans antisémites – doivent nous faire réfléchir. Ce ne serait pas la première fois, dans l’histoire…
La réponse ne consiste évidemment pas dans une mise en cause de la liberté individuelle et de son droit à l’expression. Mais contre toute cécité historique, il n’est peut-être pas inutile de rappeler, quitte à paraître naïf ou ringard, qu’être de gauche consiste aussi à situer les individus dans des enjeux collectifs, sociaux, communs ; que le combat pour la liberté individuelle n’a de sens que s’il est d’abord un combat pour l’intérêt général, pour la cause commune.
C’est pourquoi il est si intolérable de voir des connivences se développer avec l’extrême-droite précisément dans un contexte de santé publique. Sans doute y a-t-il autre chose à faire, d’autres leçons à retenir d’une situation sanitaire dans laquelle chacun, individuellement, est responsable du bien-être, voire de la vie, non seulement de lui-même, mais de tous ceux qu’il côtoie.
On peut certes s’opposer à la manière dont cette responsabilité est rappelée à chacun, préférer d’autres modalités de politique publique que celles qui sont choisies par le gouvernement et fixées par le Parlement. Mais une contestation qui ne sait pas dégager les fruits éthiques d’une solidarité nécessaire, qui ne sait pas traduire les contraintes imposées en termes d’intérêt général et de salut public, n’a plus grand-chose à proposer qui la distingue des pires agitations de la droite extrême.