Covid: Des milliards d’euros détournés ?
L’économiste Maxime Combes et le journaliste Olivier Petitjean observent, dans une tribune au « Monde », qu’une grande partie des aides publiques sont allées, sans condition, aux grandes entreprises du CAC 40.
Tribune.
« Le temps de la dépense publique est venu », assure Bercy. « Vous avez besoin d’argent, je vous en donne », s’est même exclamé le ministre de l’économie, des finances et de la relance, Bruno Le Maire, le 1er octobre, devant un parterre de chefs d’entreprise réunis par la Banque publique d’investissements. A Bercy, l’unité de compte n’est plus le million d’euros que l’on cherche à économiser, mais le milliard d’euros que l’on veut dépenser aussi vite que possible. Jusqu’à il y a peu, ces milliards n’étaient pas supposés exister. Il n’y a pas « d’argent magique », disait-on. Désormais, il coule à flots.
Pour de nombreux commentateurs, la cause est donc entendue : ces centaines de milliards d’euros débloqués par la puissance publique illustreraient à quel point le néolibéralisme ferait désormais partie d’un passé révolu. Face au coronavirus, voilà le retour de l’Etat, nous indique-t-on doctement. Convenons-en : le « quoi qu’il en coûte » a fait voler en éclats la très idéologique rigueur budgétaire érigée en dogme indépassable.
Constater que les robinets ont été ouverts est néanmoins insuffisant : encore faut-il savoir qui est arrosé, qui ne l’est pas, et dans quel but. Des milliards pleuvent en effet, mais pas partout, et pas pour tout le monde.
Les quartiers populaires, oubliés des plans d’urgence et de relance, réclament le leur. Les plus pauvres doivent se contenter de 0,8 % du financement du plan de relance. Quant aux services publics et leurs agents, ils sont servis avec parcimonie. En revanche, le secteur privé, et tout particulièrement les grandes entreprises, est servi sur un plateau d’argent : « C’est dans ces moments de crise qu’il faut profiter de l’argent de l’Etat », leur a dit Bruno Le Maire.
En France, en 2020, la transparence et le contrôle démocratique sur l’usage de ces fonds publics ne sont pas assurés
A suivre à la trace ces milliards d’euros d’argent public mobilisés depuis le début de la pandémie de Covid-19 pour venir en aide aux entreprises privées, grâce aux travaux de l’Observatoire des multinationales, nous pouvons l’affirmer : plus sûrement qu’un retour de l’Etat en vue de satisfaire l’intérêt général, ces milliards transcrivent surtout la volonté de mettre l’Etat, et ses ressources, au service des intérêts du secteur privé et de l’accumulation du capital. Sans rien exiger en retour autre que des « engagements volontaires ». Sans changer les règles du jeu. Sans agir pour que le monde d’après soit fondamentalement différent du monde d’avant.
« Coronavirus : la culture future grande victime »
Le philosophe Guillaume Pigeard de Gurber craint dans le Monde que la crise actuelle de la culture limite encore davantage la capacité des éditeurs, producteurs ou diffuseurs à faire exister le romancier inconnu, la cinéaste en herbe ou les comédiens en germe.
Tribune.
Mise sous perfusion par le confinement, la culture est en train d’être achevée sous nos yeux par le reconfinement. Dans l’espoir de sauver ce qui peut encore l’être, les acteurs de la culture se recroquevillent par instinct de survie sur l’existant. Le tragique de cette situation est que la culture qui existe encore tue dans l’œuf celle qui n’existe pas encore.
Quel éditeur, quel producteur, quel diffuseur, quel média, dans l’arène du tout-marchand, aura encore, sinon l’idée, ne serait-ce que les moyens de ménager le droit à l’existence du romancier inconnu, du cinéaste en herbe, du comédien en germe, du poète éclaireur, du philosophe pionnier ? C’est bel et bien à cet assassinat tragique de la culture par la culture que nous assistons.
Quand on parle du « monde de la culture », on parle de la culture au mieux comme s’il s’agissait d’un monde parmi d’autres, mais au pire et le plus souvent comme d’un département secondaire du monde réel : le monde économique, aux lois duquel celui de la culture doit se plier. Mais qu’est-ce que la culture ? Disons d’abord ce qu’elle n’est pas : la culture n’est pas le domaine des activités inutiles au regard du monde du travail. Ce n’est pas non plus un secteur économique.
On ne comprend que trop pourquoi les ministres successifs de la culture (Aurélie Filippetti, puis Roselyne Bachelot, La Tribune du 3 janvier 2014 et 1er octobre 2020) ont dû, pour défendre leur portefeuille, rappeler le poids de la culture dans le produit intérieur brut (PIB) de la France (2,3 %) en le comparant à celui, nettement moindre, de l’industrie automobile : c’est que l’hégémonie de l’économie impose sa logique à la politique.
A cet égard, réduire la culture à un « capital » payant socialement, c’est rester à l’intérieur de cet économisme ambiant qui fait d’un simple moyen – l’activité marchande rentable – une fin. La culture, tout comme la santé, l’éducation ou l’écologie, est condamnée a priori à la ruine dès lors qu’elle doit répondre à une logique qui n’est pas la sienne. Cette perversion politique qui fait de l’économie une fin en soi provoque en effet la ruine de la culture, dont l’appauvrissement n’est que le symptôme de son piétinement.
Ce qu’il faut bien appeler la tyrannie du manque à gagner a horreur de la dépense publique et ne jouit que de la richesse privée. Chaque parcelle de service public actuel est considérée comme une part de marché potentielle. L’appauvrissement public continu, à coups de baisses d’impôts toujours plus favorables aux contribuables les plus riches, dégage sans cesse de nouvelles parts de marché : après les secteurs des télécommunications, de l’énergie et des transports, c’est le temps du marché de la santé, de l’éducation, de l’écologie.