Une supposée « islamophobie d’Etat »
BILLET DE BLOG d’un lecteur du Monde suite à l’article de monsieur Bayart
« Si monsieur Bayart était conséquent avec lui-même, en parlant d’islamophobie d’Etat, il devrait pouvoir démontrer que les dirigeants de notre pays ont mis en place, à tout le moins, un projet politique calculé, assumé, conscient, de racisme et de discrimination active, voire de persécution, à l’encontre des populations musulmanes », estime Gabriel Millon en réaction à une tribune parue dans « Le Monde ».
Non, il n’y a pas en France une « islamophobie d’Etat ».
Je suis un simple citoyen, inconnu au bataillon des grands penseurs (ou des moins grands), sans qualité particulière ou position académique m’ouvrant le droit naturel de m’exprimer dans un grand support. Par conséquent, surmontant ma timidité et ne voulant en aucune façon paraître outrecuidant, je me permets de réagir respectueusement à la prise de position sensationnaliste de Jean-François Bayart, professeur de sociologie politique à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève). Celui-ci nous apprend le fait suivant, ignoré du plus grand nombre (Le Monde daté du 1er-2 novembre 2020) : « Que le terme plaise ou non, il y a bien une islamophobie d’Etat en France ».
Si l’on comprend bien le propos, quand monsieur Bayart dit « islamophobie », il veut dire simplement phobie de l’islam et des musulmans, c’est-à-dire la détestation, l’exécration, la haine, en un mot, de tout ce qui est islam et musulman. Et quand il dit « d’Etat », il veut certainement dire que cette phobie, cette exécration de l’islam et des musulmans sont un projet politique mûrement conceptualisé, réfléchi, porté et organisé au plus haut niveau de l’Etat, comme une part intrinsèque de son être républicain, un racisme d’Etat institutionnalisé en quelque sorte. Car si ce n’était pas exactement ce qu’il voulait dire, il ne l’aurait certainement pas dit comme cela, en tant que professeur de sociologie politique à l’IHEID.
A l’appui de sa démonstration, il fait référence aux propos d’un certain ancien ministre de l’intérieur, aux politiques menées par le gouvernement auquel ce ministre appartenait (le fameux ministère de l’immigration…) ou aux comportements « systémiques », je cite, de certains policiers vis-à-vis de la population supposée musulmane. Certes, ce passif-là semble lourd, lesté par le poids d’une histoire coloniale peut-être incomplètement digérée, mais doit-on pour autant, aujourd’hui, parler « d’islamophobie d’Etat » en France ? L’accusation est grave, et mériterait d’être étayée par d’autres preuves que par la simple exhumation de ces exemples, témoignant à mon sens davantage d’une dérive populiste et démagogique, bien dans l’air du temps de cette époque, que d’une islamophobie d’Etat.
Car il y eut d’autres époques, en France, autour des années 1940 et des suivantes, où un vrai racisme d’Etat, en l’occurrence un antisémitisme d’Etat, avait été institutionnalisé, et sa mécanique implacable mise au service du projet d’extermination nazi. Antisémitisme d’Etat en 1940, islamophobie d’Etat en 2020… La simple juxtaposition de ces deux affirmations fait voir le grotesque de l’accusation actuelle et la perte de sens commun de son auteur.
Car si monsieur Bayart était conséquent avec lui-même, en parlant d’islamophobie d’Etat, il devrait pouvoir démontrer que les dirigeants de notre pays ont mis en place, à tout le moins, un projet politique calculé, assumé, conscient, de racisme et de discrimination active, voire de persécution, à l’encontre des populations musulmanes, cela en s’appuyant naturellement sur les deux bras armés et suppôts de tout régime totalitaire qui se respecte : son administration et sa police.
La France entrerait ainsi dans le grand club des pays qui martyrisent une partie de leur population, au prétexte de ses croyances religieuses et/ou de son impossibilité supposée d’intégration, à l’instar des Ouïgours en Chine, des Rohingyas en Birmanie ou des minorités musulmanes en Inde, pays dans lesquels l’islamophobie d’Etat ne paraît pas un vain mot.
Il ne semble pas que nous en soyons là en France. Il ne semble pas non plus que la majorité des musulmans en France adhère à ce point de vue. Non, Monsieur Bayart, je ne pense pas qu’il y ait une « islamophobie d’Etat » en France.
Enfin, la question de la liberté d’aborder ou non tous les sujets, sous un angle éventuellement critique ou humoristique. Sur ce point, Jean-François Bayart se place notamment sous l’auguste patronage de Jules Ferry, dont il relaie religieusement (c’est le mot) les conseils. Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs, conseille benoîtement à ceux-ci de s’abstenir d’aborder des sujets qui fâchent, si un père d’élève, (pas une mère, bien sûr, c’était l’époque) s’avisait, d’aventure, de « refuser son assentiment » (sujet parfaitement raccord avec la question actuelle de l’immixtion intempestive des parents dans le choix des contenus pédagogiques et dans leur contestation éventuelle).
En quelque sorte, il conseille aux instituteurs de s’autocensurer. Et donc il faudrait suivre ce conseil inepte, parce que c’est Jules Ferry qui, en cette fin du XIXe siècle, par-dessus les décennies, nous l’expédie ? Et pourquoi ne faudrait-il pas aborder à l’école, avec les écoliers, les collégiens, les lycéens, les sujets qui fâchent, en sachant pourquoi on les aborde, dans quel but, en faisant parler et s’exprimer les élèves, les faisant réagir, en essayant de mobiliser la partie de leur cerveau apte à utiliser le raisonnement, en échangeant, discutant, argumentant, bref, en s’efforçant de faire son travail consistant à tenter d’ouvrir les esprits à l’intelligence ? Pourquoi faudrait-il toujours se censurer, ne pas oser aborder les sujets qui dérangent, la religion, l’esprit critique, l’humour, l’utilisation de la raison (c’est un sujet qui dérange), la force de la loi démocratique que l’on se donne (citons Rousseau), la supériorité (n’en déplaise) de la loi de la République sur les diverses lois locales que l’on voudrait se donner pour régenter une communauté, voire une nation…
Quand en finira-t-on avec cette pusillanimité qui interdit d’aborder certains sujets, quand cela peut être fait avec délicatesse et intelligence ? Pourquoi ne pourrait-on pas ? Par peur d’être décapité par un barbare ? On peut évidemment comprendre cette crainte, et malheureusement, il semblerait que l’islamisme radical ne soit pour l’instant pas particulièrement effrayé par notre « islamophobie d’Etat ».
Pour conclure, question ouverte : quels sont donc les sujets que l’être humain n’aurait pas le droit de mettre sur la table et de discuter librement avec les lumières de la raison ?
Gabriel Millon, lecteur du monde, Paris