Désindustrialisation : une erreur collective (Louis Gallois)
Haut fonctionnaire, ancien patron d’Airbus et de la SNCF, passé par le public et la présidence du conseil de PSA, Louis Gallois aborde les responsabilités de la désindustrialisation fut une erreur collective d’après lui ( Dans la tribune
Les conséquences concrètes de ce qui est effectivement un drame national s’inscrivent dans le « paysage » français : chômage massif qui se résorbe lentement mais au prix d’une stagnation de la productivité, déséquilibre extérieur abyssal (la balance commerciale des produits manufacturés est en déficit de 80 milliards d’euros alors qu’elle était à l’équilibre en 2000), perte de souveraineté dont les Français ont pris conscience pendant la crise du Covid, fractures territoriales qui marginalisent des régions entières, sentiment de déclassement. Nous n’avons pas fini de payer la facture de cette négligence collective.
À compter des années 1980, l’image de l’industrie s’est brouillée, devenant synonyme de secteur gris, dépassé, polluant. Comment l’expliquez-vous ? Et pourquoi donc nos voisins allemands et italiens ont su prendre un autre chemin ?
Je pourrais tenter de rechercher des causes culturelles. Le grand salon annuel en Allemagne est la Foire de Hanovre consacrée aux machines. Le grand salon en France est celui de l’Agriculture. D’une certaine manière, la France rêve de sa ruralité perdue. La tradition industrielle est moins forte qu’en Allemagne ou dans le Nord de l’Italie, sauf dans les régions qui justement ont le plus souffert de la désindustrialisation : le Nord, l’Est, les Ardennes, les vallées des Vosges.
Les crises ont succédé aux crises : crise de la sidérurgie, du textile, des chantiers navals. J’ai eu personnellement à en traiter certaines comme directeur général de l’Industrie, au ministère de l’Industrie. En fait, on a baissé les bras. On a cru que l’intégration européenne allait nous dispenser de l’effort.
On est entré dans l’Euro en appliquant les 35 heures et en augmentant les charges sociales mais aussi les salaires ; les Allemands faisaient l’inverse avec Schröder et les lois Hartz. Il y a eu aussi cette illusion que les services remplaceraient l’industrie, que les centres de recherche se substitueraient aux usines ; les questions de compétitivité ont disparu des agendas.
Les Français ont pris conscience de l’ampleur du drame. Le rapport que j’ai rendu fin 2012 sur la compétitivité a coïncidé avec cette prise de conscience. Elle était indispensable pour que les politiques se saisissent vraiment du sujet et s’engagent dans une politique de l’offre, non par idéologie mais parce que c’était l’offre qui était en souffrance. François Hollande en a payé le prix avec les frondeurs. Ceux-ci ont vigoureusement contesté son choix qui était effectivement en rupture avec la préférence traditionnelle de la Gauche pour le soutien keynésien de la demande.
Emmanuel Macron a poursuivi et amplifié ce mouvement. Celui-ci sera durable si les Français ont le sentiment que cette politique réussit. Certains signes sont positifs : emplois industriels en croissance, plus de sites industriels qui ouvrent que de sites qui ferment, succès industriels dans certains territoires dynamiques. Or, l’industrie française continue à perdre des parts de marché par rapport aux autres pays européens, ce qui montre que rien n’est acquis et qu’il reste beaucoup à faire !
La réindustrialisation doit devenir une priorité nationale, reconnue comme telle par les Français. Cela veut dire qu’elle doit faire l’objet d’un débat démocratique conclu devant le Parlement. La planification de l’effort public peut en être l’occasion. La recherche et l’innovation, les compétences, l’énergie, la santé… autant de thèmes sur lesquels les acteurs économiques, les syndicats et l’opinion publique ont besoin de connaître les ambitions et les perspectives de l’action de l’État.
Mais il faut aussi construire le récit de la réindustrialisation : pourquoi réindustrialiser ? Comment cela ouvre-t-il à des métiers passionnants ? Comment cela participe-t-il à la souveraineté nationale et à la transition énergétique et écologique ? Redonner à notre pays des marges de manœuvre vis-à-vis de l’extérieur, créer des richesses durables, retrouver la valeur du « faire » et du « savoir-faire », fabriquer les outils de la décarbonation, saisir les opportunités ouvertes dans le recyclage, les plastiques biodégradables, les matériaux isolants, les systèmes énergétiques décarbonés ; inventer la croissance verte plutôt que d’aller vers une décroissance mortifère. Si, grâce à ce récit, nous donnons aux jeunes l’envie d’aller vers l’industrie, nous aurons fait une grande partie du chemin de la reconquête industrielle.
Parlons de l’avenir pour finir… Quelles devraient être les grandes caractéristiques de l’industrie du futur ?
L’industrie de demain, quels qu’en soient les secteurs, ne sera pas celle d’hier. Elle aura au moins quatre caractéristiques. Elle sera d’abord technologique, d’une part parce que les coûts des pays industrialisés les conduisent vers des activités à forte valeur ajoutée, d’autre part parce que la grande bataille entre les trois blocs – Chine, États-Unis, Europe – va être technologique et que nous ne pouvons pas, à notre mesure, en être absents. Cela suppose de relever notre effort de recherche massivement. Il se situe à 2,2 % du PIB, contre 3,1 en Allemagne avec un objectif de 3,5 et 4,5 en Corée. Il y a un vrai risque de déclassement si nous n’allons pas rapidement vers 3 % au moins, soit 20 milliards de plus par an.
Deuxième caractéristique : l’industrie de demain sera numérisée. C’est une évidence mais pas encore une réalité dans notre tissu de PME qui hésite souvent à s’engager dans le « tout numérique ». La France est un des pays d’Europe où la 5G pénètre le plus lentement alors qu’elle est nécessaire pour le dialogue des machines dans les ateliers.
Troisièmement, l’industrie sera écoresponsable. Cela a deux conséquences : les process industriels devront être décarbonés. Cela va coûter très cher et la rentabilité des investissements de décarbonation sera au mieux différée. Il va donc falloir des aides publiques importantes. Les États-Unis ont mis en place un plan d’aide de plus de 400 milliards de dollars pour la décarbonation de l’industrie (l’IRA). Chaque pays européen fait ses efforts à la mesure de ses moyens. Un grand programme européen, fondé sur la capacité d’endettement de l’Europe, serait la bonne réponse à l’IRA. Mais la transition écologique ouvre aussi des opportunités nouvelles. J’en citais plusieurs il y a quelques instants. Il va falloir les saisir pour que ces nouveaux produits soient fabriqués en France et en Europe. Le précédent des panneaux solaires désormais fabriqués à 90 % en Chine doit nous inciter à la vigilance… et à l’action !
Enfin, l’industrie sera électrique, c’est la conséquence de la décarbonation des process. L’industrie aura besoin d’une électricité décarbonée, abondante, prévisible et compétitive. Cela veut dire que le nucléaire devra rester la base de notre système de production électrique et continuer à représenter de l’ordre de 70 % de l’électricité produite. Les errements de la politique énergétique du passé font que notre production d’électricité décarbonée ne retrouvera son équilibre qu’au-delà de 2035-2040 quand les nouveaux réacteurs qui doivent être lancés, je l’espère le plus rapidement possible, délivreront leur production. D’ici là, nous allons vivre avec des solutions provisoires où le gaz et les importations joueront leur rôle alors que la disponibilité d’une électricité à un prix acceptable et prévisible est une condition essentielle de la réindustrialisation.