Le bon sens un artifice pour désidéologiser le débat
Pour l’analyste politique, Nathalie Segaunes, la sollicitation du bon sens constitue un artifice pour désidéologiser le débat (interview dans l’opinion)
Chloé Morin.
Chloé Morin est experte associée à la Fondation Jean-Jaurès. Elle a publié en octobre Les inamovibles de la République (Editions de l’Aube).
La notion de « bon sens » est revendiquée par un nombre toujours plus important de politiques. Pourquoi un tel succès ?
Nous assistons à une forme de renversement : le bon sens est en train de remplacer le pragmatisme. Le pragmatisme a été revendiqué par un Emmanuel Macron souhaitant écarter les idéologies, rejetées comme nocives par l’opinion. Il s’agissait de montrer qu’on n’est pas dans les calculs politiciens, et de faire croire que la politique serait une question quasiment technique ou scientifique : il n’y aurait qu’une bonne voie à suivre, et toutes les autres voies seraient des voies dogmatiques, idéologiques. Ainsi était nié le fait que la démocratie est une dialectique, la résultante de confrontations, d’intérêts et d’idées et de valeurs qui aboutissent à des compromis. C’est cela qu’on a appelé, initialement, le « en même temps »: prendre le meilleur de chaque courant politique, comme si l’on pouvait trier dans les valeurs. Cette idée a fait long feu dans l’opinion, notamment parce que l’on s’est rendu compte qu’il n’y a pas de voie ni de solution unique : il n’y a que des choix de société qui ne sont ni bons, ni mauvais en soi. Nous vivons donc le retour des confrontations d’intérêts dans le champ du politique. Il est apparu qu’il y avait d’autres voies, probablement tout aussi légitimes que celle choisie par Emmanuel Macron. La marque du pragmatisme s’est étiolée mais désormais, une revendication de « bon sens » tend à la remplacer. Le problème, selon moi, c’est qu’au fond, c’est en partie la même chose.
Quel avantage cette notion de bon sens présente-t-elle par rapport à celle de pragmatisme?
Dans le bon sens, il y a à la fois la prétention à l’efficacité de l’action, que l’on trouve dans le pragmatisme, mais il y a aussi le côté « on part du réel tel que le perçoit et le comprend tout un chacun ». Pas de prétention à la « pensée complexe », au contraire. Cela renvoie à la coupure peuple/élite, on parle d’ailleurs de « bon sens populaire ». Dans un contexte où on a le sentiment que les élites politiques et administratives sont déconnectées, méprisantes et font la leçon aux citoyens, alors même qu’elles sont en faillite sur à peu près tout, revendiquer le bon sens, c’est se mettre du bon côté de cette coupure.
Quel intérêt à utiliser cette notion pour les hommes politiques?
C’est quasiment un retournement du stigmate : « vous me traitez de populiste, eh bien oui, je suis populiste, parce que moi, je parle au peuple et du peuple. Je n’ai peut-être pas une “pensée complexe” mais moi, j’agis efficacement et mes décisions sont compréhensibles par tout le monde ». Une manière de souligner l’élitisme déconnecté qu’un Emmanuel Macron incarne aux yeux de beaucoup. Mais c’est aussi une façon d’évacuer la conflictualité politique, parce que le bon sens, il n’y en a qu’un. Comme le pragmatisme, cela peut servir à disqualifier par principe tous ceux qui ne pensent pas comme vous ou qui envisagent d’autres options. Et, dans certains cas, c’est une manière de désidéologiser le débat. Le bon sens se revendique comme n’étant pas un point de vue ou une opinion parmi d’autres, mais comme la seule voie souhaitable. Cela peut donc être un piège car, en disqualifiant tous les autres points de vue, cela empêche le débat. Cela peut finir par prétendre étouffer la pluralité dont on a besoin pour faire vivre la démocratie et parvenir à des compromis.
N’est-il pas étonnant de voir un scientifique comme Didier Raoult, au début de l’épidémie, faire la promotion de la chloroquine au nom du « bon sens », et pas d’une expertise scientifique?
Au tout début de l’épidémie, les gens « de bon sens » se sont dit : « Face une maladie que nous ne connaissons pas, pour laquelle nous n’avons pas de traitement, il y a quelqu’un à Marseille qui a l’air d’avoir trouvé quelque chose et une élite scientifique à Paris qui l’empêche d’appliquer ce traitement potentiellement utile pour des raisons incompréhensibles ». Le bon sens, dans ce cas-là, c’était de dire « testons ce que nous avons sous la main ». Cela s’apparente à l’instinct de survie ou à l’intuition. La grande difficulté, c’est qu’il y a aussi beaucoup d’intuitions trompeuses… Platon disait déjà de se méfier de nos sens qui peuvent nous éconduire. Lorsqu’on étudie l’opinion, on constate très souvent que les gens, spontanément, ont des réflexes qui vont à l’opposé de ce qu’indiquerait la science. Par exemple avec le vaccin contre la Covid : on manque de recul, il y a potentiellement des risques, mais on va d’abord vacciner les personnes les plus fragiles. Intuitivement, c’est incompréhensible d’administrer d’abord aux plus fragiles un produit potentiellement dangereux. Mais scientifiquement, ça a du sens, car quand vous faites un calcul bénéfice-risque : les personnes fragiles ont davantage intérêt que les autres à être vaccinées. C’est un exemple où l’intuition et le bon sens vont à l’encontre de ce que nous indique un choix réfléchi. Sur le plan de la posture, Didier Raoult a intérêt à mobiliser le bon sens pour conforter sa position d’anti-élite. Il fait dans le domaine scientifique exactement ce dont on parlait dans le domaine politique: se positionner contre ce que tout le monde rejette aujourd’hui, c’est-à-dire une élite déconnectée, irresponsable, inefficace, c’est une manière de se positionner de façon avantageuse dans le paysage politique.
Depuis Pierre Poujade, les populistes utilisent cette notion de bon sens. Est-ce que cela la disqualifie ?
Elle est reprise parce qu’une partie des responsables politiques se rendent compte que le système est tellement déconnecté, ne fonctionne tellement plus, est tellement rejeté par la population, qu’il est urgent de montrer que l’on agit et que l’on pense différemment. Cela peut être pour certains un artifice de communication, pour d’autres une tentative de changer profondément leur manière de travailler, en revendiquant une connexion au terrain et une volonté de résorber la fracture. C’est le signe d’une prise en compte croissante par les politiques « responsables » qu’il n’est plus possible de ne renvoyer qu’indifférence et mépris à la part croissante de citoyens qui critiquent ce qu’ils appellent « le système ». En démocratie, le nombre décide. Il y a un équilibre à trouver entre l’usage de la notion de bon sens, qui exclut le débat, et le besoin que nous avons de replacer dans la démocratie ceux qui s’en sont écartés – ou que l’on a écartés, à force de complexité ou d’hystérisation du débat – et qui ont besoin d’accéder à ce débat.