Normandie–Débarquement : derniers témoins
Dans le cadre du 80e anniversaire du débarquement en Normandie, nous menons une étude sur des témoins de la Libération afin de comprendre le rôle que l’été 1944 a joué dans la construction identitaire des survivants de l’époque et l’influence que ces événements ont eue sur leur vie.
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En France et dans le monde, la vision de la société sur la seconde guerre mondiale et la Libération a évolué depuis 1944. Schématiquement, les fêtes faisant suite à la disparition de l’occupant ont été suivies d’une période de deuil face aux morts et aux villes détruites sous les bombes.
Aujourd’hui, les commémorations sont centrales et ont pour objectif, très général, de rendre hommage aux victimes et de préserver l’histoire de cette période tragique.
En Normandie, l’approche du 80e anniversaire du débarquement allié prend une acuité particulière pour les survivants civils encore en vie. Ces personnes, très âgées, ressentent pour la plupart le besoin de transmettre leurs souvenirs et leurs réflexions sur cette période, qu’ils n’ont parfois jamais évoqués.
Des recherches examinent les liens entre la mémoire, sa narration et la façon dont celle-ci forme l’identité personnelle. Elles cherchent à comprendre par quels mécanismes un individu relie entre eux ses souvenirs pour leur donner du sens et les intégrer dans une histoire plus large culturellement, temporellement, causalement et thématiquement cohérente.
Ce travail de mise en sens contribue au développement de la personnalité et de l’identité, il participe à comprendre comment une personne est devenue ce qu’elle est aujourd’hui.
Ce mécanisme peut être particulièrement actif à certaines périodes de vie car il sert à faire face aux événements de la vie et aide à créer une histoire partagée acceptable pour soi-même et conforme aux normes culturelles et sociales.
Jusqu’à récemment, les civils de la guerre en Normandie ont reçu peu d’attention, en partie en raison de l’accent mis sur l’hommage aux héros libérateurs. Les quelques 20 000 morts civils et 300 000 sinistrés ainsi que les destructions causées par l’avancement des troupes alliées ont été en partie occultés.
Notre étude de psychologie vise à questionner cette dissonance de la mémoire dans les récits des derniers témoins civils de la bataille de Normandie. Il s’agit d’étudier comment les personnes ont construit leurs histoires sous l’influence de facteurs individuels, collectifs, culturels et historiques.
Plusieurs aspects sont pris en compte :
- L’influence des facteurs individuels sera étudiée, en examinant quels événements de la bataille de Normandie ont marqué les témoins, le sens qui leur a été donné et si ces événements ont maintenu, ou non, une position centrale tout au long de leur vie.
- Les facteurs collectifs seront aussi examinés au travers des échanges interpersonnels, en identifiant les interlocuteurs et leurs réactions (comme la désapprobation, l’empathie…). Une analyse de l’engagement dans des pratiques commémoratives sera effectuée.
- L’influence des facteurs culturels et historiques sur la vision de la bataille de Normandie sera étudiée. Produits culturels et événements historiques donnent une image différente de la guerre et de ses acteurs, selon les périodes. Nous examinerons comment les histoires individuelles ont évolué face au regard changeant de la société sur la 2ee Guerre mondiale et la Libération.
Plus de soixante témoins de la bataille de Normandie sont en cours de recrutement. Celui-ci est opéré en grande partie grâce à la Direction des commémorations de la Ville de Caen, chargée de contacter les témoins, de les informer de l’étude et de son contenu.
Le recrutement est étendu à d’autres canaux : services d’autres collectivités territoriales, associations et fondations impliquées dans les commémorations de ces événements, contacts divers, médias locaux et régionaux.
Des entretiens d’une heure et demie sont menés par deux chercheurs au domicile des témoins. Les témoins (et leur entourage) sont informés d’emblée que l’entretien est enregistré, et qu’il sera transcrit et archivé aux Archives de la ville de Caen à des fins patrimoniales.
Leur histoire fera partie de l’Histoire et pourra faire l’objet de diverses recherches, via ce passage à l’écrit.
À ce stade, des réflexions préliminaires peuvent être avancées à partir des entretiens déjà menés. 80 ans après les faits, témoins âgés et très âgés livrent un récit apaisé de leur vécu et des façons, différentes d’une personne à l’autre, dont ces souvenirs les ont accompagnés et ont modelé leur identité.
Face à l’extrême richesse des témoignages, plusieurs réflexions pourront donner lieu à des analyses approfondies. Elles concernent à la fois les mémoires de ces personnes et la capacité à narrer et interpréter leurs histoires.
Sur le plan de la mémoire, les témoins revisitent leurs souvenirs anciens et leurs conséquences avec une grande acuité. Deux faits d’actualité (la guerre en Ukraine et la situation à Gaza), souvent évoqués, perturbent la « belle histoire » des événements et leur transmission sereine.
La vision de villes bombardées inquiète pour le devenir des enfants, des petits-enfants, du monde et est parfois à l’origine d’un retour au premier plan des souvenirs personnels de guerre.
Bien qu’anciens, ces souvenirs restent clairs, cohérents et précis et semblent occuper une place particulière dans la mémoire et l’identité des témoins. Ainsi, trois grands profils d’expression de la mémoire, plus ou moins purs, peuvent être distingués :
Le premier correspond à des personnes qui se sont engagées dans des actions de « mémorialisation » dès la fin de la guerre et tout au long de leur vie. Dans le second cas de figure, les témoins ont mis ces événements à l’arrière-plan lors de l’entrée dans la vie familiale et professionnelle, avec un retour à une implication plus ou moins active après la retraite. Enfin, le troisième profil de témoins est marqué par une absence ou quasi-absence d’évocation des événements tout au long de la vie.
Arrivés à ce moment de leur vie, certains ressentent un besoin de témoigner et contactent les journaux, les collectivités territoriales, les associations…
Concernant la narration des histoires personnelles et leur signification, certaines thématiques sont décelables et pourraient être en partie dues à l’âge avancé des témoins et à leurs capacités de réflexion. En effet, une réflexion plus ou moins profonde est exprimée sur le sens de la vie, le bien et le mal.
Ces réflexions dépassent souvent le cadre individuel et s’accompagnent d’une véritable vision sur la société concernant, par exemple, la place singulière qu’occupaient les femmes pendant l’Occupation et la Libération. L’impossibilité de faire des études pour certaines, les brimades, menaces de viol et humiliations auxquelles d’autres ont été confrontées sont autant d’éléments qui renforcent leur position de subordination qui les suivra leur vie durant.
Par la suite, la femme sera souvent reléguée à l’arrière-plan dans les commémorations. Ce déséquilibre, au sein d’une fratrie ou d’un couple, est souligné par des participantes. Leurs témoignages, aujourd’hui, ont une force particulière dans la reconnaissance du rôle qu’elles ont joué dans ces moments douloureux.
Cette approche psychologique et individuelle de la mémoire implique une compréhension au plus près du contexte dans lesquels ces événements se sont produits. Et bien que les récits soulèvent la question de la vérité (les faits relatés sont corroborés par nos sources officielles et par la famille), c’est la subjectivité même du récit qui nous intéresse ici : c’est l’emphase sur tel ou tel moment qui, presque indépendamment de sa réalité historique, est à la base de la vérité du témoin, en ce sens qu’elle marque son identité.
C’est en cela que notre démarche s’écarte (en la complétant) de celle de l’historien. On peut rapprocher cette narration des œuvres d’artistes, nombreux dans notre échantillon, qui ont magnifié ces événements tragiques et leurs suites dans leur mémoire, leur identité et leur vie.
Enfin, d’un point de vue psychique cette étude révèle que même 80 ans après, la mémoire du traumatisme vécu par certains civils est intacte. En dehors de tests, ou d’entretiens psychopathologiques, des stigmates du trouble de stress post-traumatique sont parfois décelables : dénis, intrusions, cauchemars plus fréquents, images de ruines en Ukraine et à Gaza, peur des reportages TV, peur de certains bruits (feux d’artifice) ou des véhicules militaires d’époque, et soulignent l’importance d’entendre ces derniers témoins.