Dérives ou opportunités des banlieues ?
Erwan Ruty , entrepreneur social en banlieue, défend une autre idée et voit un autre avenir des banlieues dans une interview à l’Opinion. Il a publié «Macron et les banlieues» dans la revue Esprit (novembre 2017) et sort Une histoire des banlieues françaises (éditions François Bourin, février 2020).
Vous relevez que les banlieues sont la «somme de toutes les peurs». Pourquoi ?
Je dis surtout que la banlieue est le laboratoire de la France de demain, mais il est vrai qu’elle charrie toutes les représentations négatives. Son sens commun n’a plus rien à voir avec le sens étymologique, c’est-à-dire le territoire situé à une «lieue» des villes, qu’un homme peut rejoindre en une heure. C’est l’idée de coupure qui l’emporte : on voit la banlieue à travers la délinquance, la misère, les trafics, le salafisme, le terrorisme et, en miroir, à travers la panique morale des élites qui reflète l’impuissance de l’Etat. La France est hantée par ses banlieues, parce que celles-ci sont un concentré des crises de la société française. Il ne s’agit pas d’une indication géographique — on ne désigne pas Levallois ou Neuilly. On parle de relégation, de territoires constitués de grands ensembles, habités par une forte proportion de descendants de l’immigration africaine et des catégories populaires. La «banlieue» est un concept politique qui n’est pas devenu un outil de mobilisation, mais un repoussoir.
Emmanuel Macron parle de «sécession» et Marine Le Pen, de «zones de non France»…
La rupture entre les élites politiques et les classes populaires des banlieues semble consommée. Comme dans l’ensemble de la société qu’illustre l’«archipel français» de Jérôme Fourquet, chacun est dans sa bulle. Jusqu’aux années 1980, il y avait une capacité des politiques, notamment à gauche, d’être en lien avec ces quartiers et leurs habitants. En 1983, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite «des Beurs», était accompagnée par les chrétiens de gauche, les communistes, les grandes associations… Les choses se sont délitées. La campagne présidentielle de 2002 a installé le concept d’insécurité ; le quinquennat de 2007 celui de l’«identité nationale». Avec les émeutes de 2005, la perception collective s’est cristallisée autour des violences urbaines. Depuis 2015, c’est le prisme du djihadisme qui prévaut. Sans surprise : le massacre de Charlie Hebdo a été un traumatisme national qui a refermé une page de l’histoire de France. Le slogan des terroristes du 7 janvier («Nous aimons la mort plus que vous n’aimez la vie») sonne comme l’antithèse absolue de Mai 68. Et la peur du terrorisme a fait des quartiers un épouvantail électoral. Personne ne niera que la situation se dégrade dans certaines zones, que ceux qui tiennent le haut du pavé, mafieux ou religieux, leur font du mal. Le problème, c’est qu’aucun leader ne tient de discours audible par la majorité silencieuse, qui fait profil bas, et par les enfants de l’immigration qui ne croient plus au discours intégrateur «à l’ancienne».
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Cet échec est-il celui de la gauche ?
Pour partie. Une occasion en or a été manquée en 2013. Mitterrand avait accueilli les acteurs de la Marche de 1983. Trente ans plus tard, personne n’a été invité à l’Elysée. François Hollande a ignoré les demandes de commémoration émanant d’une partie de la société. Nous avions fait la tournée des ministères. Le ministre de la Ville, François Lamy, jugeait que c’était aux quartiers de tisser leur récit de cette histoire. Mais c’est à l’Etat de dire à quoi doit ressembler la Nation, pas aux associations qui n’en ont plus les moyens ! C’est une démission politique et intellectuelle. Christiane Taubira a même reconnu une faute. Or, ce raté arrive dans un contexte où, depuis des années, l’ascenseur social est en panne, les voies traditionnelles de sortie du ghetto ne font plus rêver… Emmanuel Macron arrive après cet échec et ramasse la mise.
En 2014, la droite a conquis des mairies du 93. Les banlieues deviennent-elles de droite ?
Elles participent de la droitisation de la société, par deux dynamiques parallèles : le retour au religieux et aux valeurs conservatrices, et le libéralisme économique, le consumérisme, l’entrepreneuriat… «Chacun pour soi et Dieu pour tous» est un slogan qui a de l’écho dans les quartiers. Les banlieues sont entrées dans une autre ère : les jeunes veulent se débrouiller, réussir, créer. Saïd Hammouche a créé Mozaïk RH pour repérer les talents, avant de soutenir Emmanuel Macron à la présidentielle. Moussa Camara parlait avec les élus et faisait de l’éducation à la citoyenneté ; il développe à présent l’esprit d’initiative en banlieues avec Les Déterminés, emmenant régulièrement des cohortes de jeunes des quartiers au Medef, à Paris. On sait que le 93 est le département à plus forte création d’entreprises, même s’il a un fort taux d’échec à moins de trois ans. Emmanuel Macron a perçu cet air du temps en 2016, quand il encourageait les jeunes à «devenir millionnaire». Dynamique, hors des codes, il a suscité un espoir, un appel d’air… Deux ans après, le résultat est plus que mitigé.
Reconquête républicaine, dédoublement des classes… Comment jugez-vous la politique d’Emmanuel Macron à l’égard des quartiers ?
L’enterrement du rapport de Jean-Louis Borloo à l’Elysée était le symptôme d’une tabula rasa de la traditionnelle politique de la ville. Pourquoi pas ? L’urbain c’est bien, l’humain c’est mieux ! Mais cela a surtout créé un grand vide. Nos interlocuteurs auprès des décideurs ont disparu. La coupure s’est accentuée. Le Conseil présidentiel des villes s’est révélé une coquille vide. L’Elysée s’est fié à des conseillers comme Yassine Belattar, qui ont de l’intuition, mais ni ligne, ni solutions. Au final, Emmanuel Macron a perdu la main sur les quartiers.
Il a adressé un discret signe lors de la sortie des Misérables, film nominé aux Oscars, qui raconte une émeute à Montfermeil. Pourquoi cet engouement ?
Ladj Ly donne une vision effrayante, brutale de la banlieue, peuplée de personnages antipathiques. Cela colle sans doute à la vision, l’intuition commune. Le cinéma a toujours été un puissant vecteur dans la perception que le pays se fait de ses quartiers. Dans les années 1930, c’était les guinguettes des bords de la Marne ou de la Seine, rendues célèbres par La Belle Equipe de Julien Duvivier. En 1960, Marcel Carné montre avec Terrain vague des larcins sur fond de HLM en chantier. En 1988, De bruit et de fureur de Jean-Claude Brisseau, à Bagnolet, s’intéresse à l’apprentissage de la violence par des loubards. Il existe aujourd’hui une pluralité de visions. Avec Divines, récompensé par la Caméra d’Or, Houda Benyamina donne leur place aux femmes dans un tableau très dur et quasi-désespéré du ghetto. Swagger d’Olivier Babinet est plus poétique tout en étant criant de vérité.
Vous évoquez le «pessimisme maladif des élites». C’est-à-dire ?
Les élites intellectuelles ont peu de prise sur le réel des quartiers. Les grandes voix de la gauche, dont l’hégémonie idéologique est terminée, s’éteignent. Beaucoup se sont discréditées à force d’avoir cantonné les populations au statut de victimes. Le discours néoconservateur se développe. Mais Alain Finkielkraut et beaucoup d’autres n’ont qu’une connaissance livresque de ces réalités ; ils ne côtoient pas les gens dont ils parlent. Aucun n’évoque les phénomènes positifs à côté des phénomènes négatifs, qu’ils pointent à raison. Or, la face immergée de l’iceberg est numériquement plus importante. Et connaître le quotidien des quartiers permet de comprendre sur quels leviers jouer pour sortir de la crise. Les élites sont comme un lapin pris dans les phares d’une voiture : paralysées par la peur du délitement national.
Qu’est-ce que les élites ne voient pas ?
Les banlieues sont le terreau d’innovations sociales foisonnantes, d’une créativité culturelle prolifique. Les cultures urbaines sont au fondement de la culture populaire française : Médine, Youssoupha et Sofiane ont raison de dire «La banlieue influence Paname, Paname influence le monde». On assiste aussi à l’émergence d’élites nouvelles : Rachid Benzine, politologue et islamologue ; Marwan Mohammed, sociologue ; Mohamed Mechmache, fondateur du collectif «Pas Sans Nous»… D’autres, sans en être issues, y bâtissent leur engagement comme Nassira El Moaddem à Bondy, qui raconte dans Les Filles de Romorantin comment elle s’en est sortie quand son amie d’enfance est devenue Gilet jaune. Ce sont des influenceurs, qui s’imposent par eux-mêmes, leur parcours et leur message, et non plus dans le cadre de partis ou d’associations d’éducation populaire.
Est-il trop tard ?
L’enjeu est de prendre conscience qu’un fort potentiel d’avenir réside là, dans ces territoires. Les banlieues sont le back office des métropoles ; sans les infirmières, sans les conducteurs de bus et tous les autres, il n’y a pas de dynamisme métropolitain. Dans les années 1970, les cités étaient le cœur de la société industrielle et de la mixité sociale. Elles peuvent être le centre de l’économie circulaire de demain ; c’est là où il y a du foncier disponible et des compétences. Les élites politiques ont à saisir en quoi les banlieues sont conformes à l’humeur hexagonale, alors qu’elles sont rejetées comme étrangères. Il faut faire une histoire convergente, intégrée, sans quoi le pays se fracturera dans des conflits que la société française, depuis les Lumières et la République, avait réussi à dépasser en créant la citoyenneté.