Le PIB est-il dépassé ?
Le PIB est-il dépassé ? C’est le débat de la semaine entre Florence Jany-Catrice, économiste et professeur à l’université de Lille, et Charles Wyplosz, économiste enseignant au Graduate Institute de Genève.
dans la Tribune. Aujourd’hui, il ne suffit plus de se satisfaire de l’idée qu’on puisse compléter le PIB par quelques indicateurs (comme le fait l’IDH du PNUD par exemple) en particulier parce qu’il faut se mettre à distance du PIB, qui est plus l’expression de l’agitation économique qu’un indicateur de projet de société compatible avec les enjeux écologiques et sociaux.
Un débat intéressant qui revient mais qui devrait poser au préalable la question de l’objectif visé avec une évaluation quantitative ou non. Ce n’est pas la méthodologie qui doit commander l’outil de mesure mais l’objectif à atteindre qui peut-être évidemment économique mais aussi social et plus largement sociétal NDLR
L’idée de substituer au PIB un unique indicateur n’est pas non plus appropriée. Pourquoi ? D’une part parce que la production d’un unique indicateur prend le risque de nourrir des politiques de pilotage automatique. Or, la quantophrénie gagne le monde politique (ndlr, attitude qui consiste à penser tous les phénomènes naturels ou humains en termes de statistiques) et tend à légitimer des politiques du chiffre, plutôt que des politiques visant à gérer les phénomènes. On a connu cela dans le passé, avec, par exemple, des politiques qui visaient davantage à réduire les chiffres du chômage qu’à réduire le phénomène du chômage lui-même.
Rechercher un indicateur unique n’est pas non plus approprié, d’autre part, parce que les questions écologiques sont systémiques et qu’elles ne trouveront des issues que si l’on met à l’agenda politique à la fois la question écologique (dans toutes ses dimensions : climat, biodiversité, eau, pollution de l’air, etc.) et la question sociale, en particulier en réduisant drastiquement les inégalités qui jouent contre l’écologie.
De nombreux économistes déploient une énergie importante à la construction d’indicateurs monétarisés, qui prennent souvent la forme d’un PIB vert. L’idée qu’ils défendent est que seul le prix conférerait une valeur à des ressources jusqu’ici disponibles à tous gratuitement (comme l’air, l’eau, la biodiversité). Cette quantification par la monnaie est une impasse parce que l’unité de compte monétaire produit des formes d’équivalence générale : si l’on peut mettre un prix à une dégradation de zone humide par exemple, ou à l’effondrement de la biodiversité, alors implicitement est convenu qu’une compensation est toujours possible. La monétarisation ne permet pas de penser les irréversibilités (la disparition de la biodiversité, que rien ne pourra compenser ; l’emballement climatique etc.).
Le PIB ne parvient donc pas à rendre compte des dommages irréversibles. Tous les indicateurs monétarisés vont de pair avec une croyance forte dans le progrès technique (progrès qui nécessiterait, pour se déployer, un supplément de croissance). Tout cela n’est qu’une fuite en avant, vaine et mortifère.
Au total si les politiques ont besoin, dans une période transitoire, d’indicateurs, il leur en faut plusieurs répondant à la question : qu’est ce qui compte le plus aujourd’hui ? Le parallèle avec la période d’urgence du Covid est ici évident. Comme durant cette période de crise aiguë, il est urgent de se poser la question sous l’angle : de quoi avons-nous vraiment besoin ? et en contre point, qu’est-ce qui est superflu ? Repartir d’une planification par les besoins essentiels devrait guider l’action publique, comme nous y exhortait le sociologue Bruno Latour pendant la pandémie.
L’économie doit se recentrer sur la production de biens et de services essentiels, mis en lumière pendant les confinements : éducation, santé, systèmes agricoles de proximité, aide à domicile, mobilités douces etc. Et viser une restructuration sectorielle des activités à partir des activités à développer dans le cadre d’économies (vraiment) soutenables.
Rien de tout cela ne justifie l’abandon du PIB, pour plusieurs raisons. D’abord, dans la mesure où les gens se soucient (beaucoup) de leurs revenus, il est utile de le mesurer et d’en suivre l’évolution. Ensuite, bien sûr que nous ne sommes pas unidimensionnels et que nous avons d’autres préoccupations comme l’équité, la santé, l’éducation, la protection de l’environnement, etc. Cela signifie qu’il est utile de mesurer ces aspects pour guider l’action publique, sans abandonner une mesure existante. De fait, il existe des quantités de mesures de ces préoccupations que les gouvernements utilisent activement et qui sont au cœur des débats publics.
Il reste l’argument selon lequel le PIB est trop dominant pour être conservé. L’idée de jeter à la poubelle une mesure parce qu’elle est trop utile est étrange. De plus, elle implique de développer une alternative, une mesure unique appelée à être dominante à son tour. Cette idée a conduit à la création du bonheur national brut (ou net, mais c’est un détail ici). Il combine diverses mesures de différentes préoccupations. Mais le choix de ces préoccupations et leur pondération dans l’indice unique sont forcément arbitraires, reflétant des jugements de valeur par définition contestables. Une telle mesure ne pourra jamais être dominante dans une démocratie.