Démocraties en Europe: un besoin de légitimité
par
Pierre Bréchon
Professeur émérite de science politique, Sciences Po Grenoble, Auteurs historiques, The Conversation France
Avec l’usage fréquent depuis 2022 de l’article 49.3 de la Constitution pour faire plus facilement adopter des lois contestées, beaucoup de Français estiment que notre système politique est peu démocratique. Plusieurs pays européens ont vu se développer depuis deux décennies des systèmes politiques plus ou moins autoritaires, notamment en Pologne et en Hongrie. Des partis politiques de droite radicale sont de plus en plus implantés dans le paysage politique de presque tous les pays. Dans le même temps, les élites politiques, notamment les parlementaires, sont fortement critiquées : elles seraient corrompues, trop coupées du peuple, incapables d’entendre ses besoins et de faire adopter des lois efficaces. Plusieurs pays, dont la France, ont connu des révoltes de jeunes qui seraient le signe d’un mal-être sociétal. Sans compter les attentats terroristes qui fragilisent aussi les sociétés européennes. Les démocraties européennes seraient donc en crise. Au-delà des événements sur lesquels les médias concentrent leur attention, que peut-on savoir des valeurs des Européens et plus particulièrement de leur attachement à la démocratie ?
Un nombre important de pays européens sont membres de l’Union européenne. Ils sont donc censés s’organiser en conformité avec des principes fondamentaux énoncés dans les traités de l’Union. Selon l’article 2 :
« L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
Beau programme, mais les enquêtes faites auprès des Européens montrent que ceux-ci sont loin d’être des citoyens aussi vertueux dans le soutien aux valeurs qui fondent l’Union que les traités l’affirment. L’ouvrage collectif que je viens de coordonner, Les Européens et leurs valeurs. Entre individualisme et individualisation, le montre clairement. Il est bâti sur l’analyse des résultats de la European Values Studies (EVS), une grande enquête faite par des chercheurs européens tous les neuf ans pour analyser les transformations des valeurs dans les différentes parties du continent (près de 60 000 interviewés dans 34 pays entre 2017 et 2020).
Les données révèlent que, contrairement à ce que beaucoup pensent, les valeurs de solidarité se développent – lentement – face aux tentations de repli individualiste. Les volontés d’autonomie et de libre choix de leur vie par les individus s’affirment très fortement dans le domaine familial, politique, dans les rapports au travail et même à la religion.
Mais l’attachement des Européens à la démocratie, question centrale de cet article, est moins évident. Plusieurs questions permettent de l’évaluer. Certes, pratiquement tous les Européens se disent adeptes du système démocratique et les trois quarts jugent important de vivre dans un pays organisé sur cette base. 57 % voudraient pouvoir davantage faire entendre leurs besoins au travail et dans leur environnement quotidien. Les attentes de démocratie sont donc élevées. Mais les critiques et l’insatisfaction domine : seulement un tiers des Européens jugent que leur pays est gouverné démocratiquement et seulement 20 % sont satisfaits du fonctionnement du système politique. Ceci est le signe d’une crise de la représentation.
Seulement 38 % de « démocrates exclusifs »
L’enthousiasme apparent des Européens à l’égard du système démocratique doit être fortement relativisé. En effet, pour beaucoup, le choix du système démocratique n’est pas exclusif. 52 % d’entre eux accepteraient un gouvernement d’experts qui prennent les décisions, 32 % trouveraient bon le pouvoir d’un leader autoritaire et 14 % pourraient même soutenir un régime militaire. Au total, il n’y a que 38 % de « démocrates exclusifs » qui trouvent bonne la démocratie mais mauvais les autres systèmes. Dans une assez large partie de la population, les valeurs démocratiques ne sont donc pas profondément ancrées. Lorsqu’une crise politique survient, la tentation peut être forte d’encourager un système anti-démocratique.
Si beaucoup d’Européens considèrent positivement la démocratie, ils n’en ont pas tous la même conception. Des caractéristiques centrales de la démocratie représentative (élections libres, droits civiques, égalité des hommes et des femmes) sont jugées essentielles par le plus grand nombre.
Certains sont aussi attachés à des aspects économiques. Pour eux, l’aide aux chômeurs, la redistribution par l’impôt, l’égalisation des revenus sont aussi des dimensions essentielles d’une démocratie. Ces attentes économiques sont plus importantes en Europe du Sud et en Russie.
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Enfin, l’enquête testait trois caractéristiques habituellement considérées comme non démocratiques : l’obéissance aux gouvernants, l’armée prenant le pouvoir, la régulation du politique par le pouvoir religieux. Certes, ces valeurs ne sont pas souvent considérées comme essentielles à une démocratie. Mais obéir aux gouvernants est considéré par 57 % de Russes et 45 % d’Européens du Sud comme une caractéristique forte de la démocratie. L’obéissance de principe aux gouvernants ne permet pas de les critiquer et de protester, ce qui est pourtant un droit fondamental dans une démocratie.
Où est-on le plus attaché à la démocratie ?
Les démocrates exclusifs sont nettement plus nombreux dans les pays nordiques, en Europe de l’Ouest et du Sud qu’à l’est du continent, notamment dans des pays qui ont adhéré à l’Union au début des années 2000. Et l’attachement exclusif à la démocratie ne semble pas avoir beaucoup varié en 20 ans.
D’après la carte, la démocratie semble assez solide en Tchéquie, Lituanie et Estonie, elle est beaucoup plus fragile en Croatie et Roumanie (seulement 10 % et 8 % de démocrates exclusifs). Cela pose particulièrement question puisqu’il s’agit de deux pays membres de l’Union, qui doivent donc respecter ses valeurs.
En Europe de l’Ouest, les Allemands et les Suisses sont nettement plus attachés à la démocratie que les Français. Ceux-ci ne sont guère plus démocrates exclusifs que la moyenne des Européens : si 89 % jugent que la démocratie est un bon système, 48 % disent la même chose pour un gouvernement des experts, 23 % pour le pouvoir autoritaire d’un homme fort et 13 % pour un gouvernement de l’armée.
En Russie, au vu du leadership poutinien, les résultats de l’enquête peuvent étonner. Le niveau de démocrates exclusifs est aussi élevé en Russie (41 %) que dans plusieurs autres pays européens, notamment la France (40 %). 81 % des Russes considèrent en effet la démocratie comme un bon système. 32 % d’entre eux accepteraient le gouvernement d’un leader autoritaire et 19 % des militaires. Le niveau de soutien à un régime d’experts est particulièrement bas par rapport à beaucoup de pays, seuls 38 % l’accepteraient, ce qui sonne comme un désaveu des technocrates de l’entourage présidentiel, jugés responsable de tout ce qui va mal.
Au total, la démocratie est donc plus fragile qu’on ne le croit dans beaucoup de pays de l’Union européenne. Les responsables politiques et les acteurs de la société civile devraient réfléchir aux moyens de renforcer l’attachement des citoyens au système démocratique. Dans un contexte où les élus sont très fortement critiqués, les démocraties ont besoin de se relégitimer.