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Pour un mix énergétique décarboné en Europe

Pour un mix énergétique décarboné

 

Tribune

 

Avec la révision de ses « Lignes directrices concernant les aides d’État au climat, à la protection de l’environnement et à l’énergie »(1) et la publication d’un projet(2) de complément à la Taxonomie européenne(3) destinée à orienter les investissements pour parvenir à la neutralité climatique en 2050, la Commission européenne fait une nouvelle entorse à son dogme du « hors de la concurrence, point de salut ». Le basculement des priorités qu’impose la lutte contre le réchauffement climatique nécessite une intervention publique qui pourrait être simple, mais que le personnel politique se plait à compliquer. Par Stefan Ambec et Claude Crampes, Toulouse School of Economics (TSE) dans la Tribune.

En 1996, la Directive 96/92 concernant des règles ‎communes pour le marché intérieur de l’électricité donnait trois ans aux entreprises de l’industrie électrique européenne pour apprendre à vivre dans un cadre concurrentiel et compétitif sans aucune forme de discrimination. Ce texte conduisit au découpage vertical des grands groupes en segments de production, transmission et commerce, et à la création des marchés de gros et de détail de l’énergie. L’année suivante fut signé à Kyoto un protocole par lequel les Etats signataires s’engageaient à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) responsables du réchauffement climatique. Puisque ces émissions sont une externalité négative produite par les activités domestiques et industrielles, leur sort aurait pu être réglé par la création d’une taxe Pigou. Mais les responsables politiques préfèrent les voies tortueuses à la voie directe qui risque de choquer l’opinion publique et réduire alors leurs chances d’être réélus. L’engagement pris à Kyoto déclencha au sein de l’Union européenne la publication d’une série de textes visant à faire payer certaines émissions de GES sur un marché de quotas, à subventionner les technologies utilisant des énergies renouvelables, et à faire payer les producteurs d’énergie pour qu’ils réduisent leurs ventes, par exemple au travers de certificats d’économie d’énergie. Dans cette croisade, les autorités européennes ont progressivement accepté de sacrifier l’un des piliers de la politique de la concurrence qu’elles promouvaient, celui de la proscription des aides publiques « qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions » (art. 107(1) du Traité de l’Union). Mais il y a des exceptions à cette interdiction, certaines par catégories qu’il n’est pas nécessaire de notifier à la Commission (Règlement général d’Exemption par Catégorie, notamment section 7 « Aides à la protection de l’environnement »), d’autres au cas par cas que la Commission peut accepter sous conditions après notification. C’est à ces dernières que s’appliquent les lignes directrices évoquées précédemment.

La nécessité de décarboner l’économie est devenue une priorité politique, et l’industrie électrique est l’instrument essentiel de sa réalisation. Pour atteindre l’objectif d’une « neutralité carbone en 2050 » (‘Pacte vert pour l’Europe‘), il faut non seulement électrifier l’industrie, l’habitat et les transports, donc multiplier par près de trois la production d’électricité, mais aussi décarboner la dite électricité, ce qui exige de modifier en profondeur le bouquet énergétique actuel. Pour ce faire, en l’absence d’un prix du carbone conséquent qui donnerait les bonnes incitations aux décideurs décentralisés, il est nécessaire de passer par un système d’obligations et/ou de subventions, donc des outils de pilotage centralisé. Dans une première étape, il s’est agi de promouvoir les énergies éolienne et solaire par des tarifs d’achat hors marché ou des primes venant compléter le prix du marché (voir CSPE). Mais investir en mégawatts éoliens et photovoltaïques ne garantit pas qu’ils produiront des mégawattheures, comme l’a montré le ralentissement des vents au Royaume Uni pendant l’été 2021 et comme on peut le vérifier tous les soirs quand le soleil se couche. Pour pallier ces défaillances de la nature, il faut réduire la consommation d’énergie (mais à part chez certains électro-intensifs, les effacements de demande sont peu populaires), importer l’énergie manquante (si les pays voisins interconnectés ne souffrent pas du même mal au même moment), puiser dans les stocks (quand on saura stocker l’énergie électrique à l’échelle industrielle) ou faire tourner des centrales thermiques (si leur coût économico-environnemental n’est pas trop élevé). Bref, il faut s’occuper de « sécurité d’approvisionnement », un thème quasi absent de la mouture 2014 des lignes directrices et qui occupe une section entière de la version 2022 (section 4.8). En 2014, on parlait de « l’adéquation des capacités de production », préoccupation liée à d’éventuelles défaillances de marché. Comme la vente de mégawattheures à des prix très variables ne garantissait pas des revenus donnant les bonnes incitations à investir, à la rémunération de l’énergie il a fallu ajouter la  rémunération des mégawatts disponibles, par exemple grâce à des enchères de capacité.

Avec les nouvelles lignes directrices, on passe donc de l’adéquation, concept technique, à la sécurité, concept plus susceptible d’interprétation et quelque peu anxiogène. On y encourage le recours à des aides publiques dans un système où l’intermittence des énergies renouvelables subventionnées augmente l’incertitude sur les livraisons instantanées que doivent réaliser les centrales contrôlables, notamment celles qui brûlent du gaz naturel tout en investissant en unités de décarbonisation. En résumé, les Etats membres sont maintenant autorisés à soutenir financièrement, pour qu’elles ne ferment pas, les centrales thermiques que les subventions aux renouvelables sont en train de pousser dehors. Ces textes successifs écornent donc sérieusement le principe de non-distorsion de concurrence qui est supposé motiver les actions de la Commission dans sa promotion d’un grand marché efficient de l’électricité.

Les aides d’Etat aux centrales nucléaires sont explicitement exclues des lignes directrices (section 2.1 de l’Annexe). Parce qu’elle était encore en cours d’examen, la technologie nucléaire n’apparait pas non plus dans la Taxonomie européenne de juin 2021 dont l’objet est de placer les investissements sur la trajectoire menant à la neutralité carbone en 2050. Pour faire suite à son « Plan d’action: financer la croissance durable », la Commission s’est lancée dans la rédaction d’une liste des activités dont l’impact est jugé positif pour l’environnement, et qui pourront donc accéder à des ‘financements verts’ à taux réduits. Ces activités sont jaugées à l’aune de six objectifs, dont deux sont relatifs au changement climatique et un à la pollution. Pour qu’une activité soit classée « durable », il faut qu’elle contribue substantiellement à l’un des six objectifs environnementaux sans causer de préjudice important aux cinq autres. La conception de la balance qui permettra de peser la substantialité des contributions et l’importance des préjudices va faire l’objet d’intenses négociations dans lesquelles la recherche de l’efficience par la concurrence sera secondaire comparée à la défense des intérêts nationaux.

La Taxonomie de juin 2021 est en voie d’amendement avec la publication le 31 décembre 2021 d’un projet d’acte délégué complémentaire intégrant le gaz naturel pour remplacer à titre transitoire le charbon, et le nucléaire qui contribue à réduire le changement climatique et dont le préjudice porté aux autres objectifs environnementaux (notamment la durabilité des ressources aquatiques) reste faible dès lors que les installations s’appuient sur les techniques et conditions de sécurité les plus performantes. Cette intégration soulève des protestations dans certains Etats membres, au Parlement européen, et même chez certains Commissaires. Le catalogue va donc probablement encore faire l’objet d’ajustements après d’âpres négociations dans une conjoncture de prix élevés de l’énergie et d’urgence climatique.

Quand on veut réduire les émissions carbonées sans un prix du carbone conséquent, il faut recourir à une panoplie de moyens indirects qui in fine peuvent se révéler bien plus coûteux. L’obligation de produire des certificats d’économies d’énergie, la fixation des rémunérations et des capacités à installer pour les renouvelables, et maintenant la classification des technologies selon qu’on veut alléger ou alourdir le coût de leur financement par le marché et par l’Etat sont des outils dans la tradition des systèmes dirigistes. Avec la flambée des prix actuelle, les marchés de l’énergie font l’objet d’attaques répétées, par exemple du Premier ministre polonais contre le marché européen du carbone et du ministre français de l’Économie contre le marché de l’électricité. Ces attaques sont dans la ligne du principe selon lequel il faut tuer les porteurs de mauvaises nouvelles pour ne pas déranger les citoyens. Ici, il s’énonce « puisque le marché nous dérange, il faut s’en débarrasser ». En réalité, ce ne sont pas les mécanismes marchands qui posent problème, ce sont les règles qui les encadrent : définir les produits échangés, filtrer les utilisateurs, formater les offres déposées et les modes de règlement, sanctionner les manquements, etc.  Dès lors que l’objectif ultime est la lutte contre le changement climatique plutôt que l’efficience, il faut revoir les règles des marchés de l’énergie pour qu’ils orientent les investissements vers un mix énergétique décarboné.

Un nouveau concept du Medef : « le capitalisme décarboné »

Un nouveau concept du Medef : « le capitalisme décarboné »

 

À défaut action concrète et réalisable, les différents responsables politiques économiques se saoulent de mots pour combler le vide environnemental de leur action. Ce que fait par exemple président du Medef en avançant le concept de « capitalisme décarboné ». Le problème c’est que les investissements vers des activités peu productrices de carbone constituent l’exception et la majorité des activités économiques retienne surtout le critère immédiat de rentabilité. Par essence, le capitalisme n’est pas producteur d’éthique. C’est aux pouvoirs publics, de définir le cadre concurrentiel qui intègre les éléments d’intérêt général quitte à le faire en lien  avec les acteurs économiques.Compter sur le seul capitalisme est évidemment une tragique illusion

La tribune du président du Medef dans le JDD

À l’heure où se tient la COP26 à Glasgow, le constat est sans appel : six ans après le grand rendez-vous de Paris en 2015, nous sommes encore loin des objectifs fixés par les 195 signataires de l’accord. Si une étape majeure dans la lutte contre le réchauffement climatique a bien été franchie, les moyens à mettre en œuvre et les besoins de financement sont colossaux. Le modèle capitaliste doit à présent se transformer pour devenir décarboné.

Selon un sondage Ifop pour le Medef (« Les attentes envers l’État et les entreprises », octobre 2021), 86 % des chefs d’entreprise militent pour une réforme du système capitaliste, tout comme 81 % de l’ensemble des Français. Le capitalisme n’en demeure pas moins incontournable. À l’heure où le monde entier tombe d’accord sur la nécessité de changer, il serait incongru d’opposer la transition écologique et notre modèle, qui est avant tout une « machine à absorber et à accompagner l’évolution du monde ».

On ne peut pas partir de la culpabilité passée du capitalisme pour aboutir à sa condamnation future. Il n’est qu’un outil construit sur l’idée de la transformation permanente des sociétés, comme l’a démontré Joseph Schumpeter : la transition, c’est le savoir-faire même du système capitaliste.

 

Dans un monde qui se réchauffe au risque de remettre en question la survie de l’espèce humaine, seul le capitalisme est capable d’allouer de façon efficace et rapide les sommes colossales qui sont nécessaires pour décarboner nos économies, limiter les émissions de gaz à effet de serre et permettre aux sociétés de s’adapter à un changement climatique déjà bien réel. Lui seul est capable de faire émerger un progrès scientifique et technique susceptible d’apporter des réponses à grande échelle.

Le chantier est sans précédent et impose désormais de sortir du débat moral pour entrer dans celui de l’efficacité : quels effets macroéconomiques de la décarbonation ? Quel usage pour le nucléaire ? Quel rythme ? Quels mécanismes ? Nous devons nous engager dans une décarbonation portée par l’innovation, une croissance porteuse de solutions et responsable. Dans cette transformation, plus que tout autre acteur, les entreprises constituent le laboratoire du nouveau capitalisme et les entrepreneurs l’avant-garde d’un monde décarboné. »




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