Afghanistan : la grande débâcle occidentale
Gérard Chaliand,spécialiste des conflits et qui connaît bien l’Afghanistan livre son analyse des responsabilités dans une interview à l’Opinion .
Spécialiste des conflits, auteur de nombreux ouvrages sur la stratégie, Gérard Chaliand connaît bien l’Afghanistan. Il fut l’un des premiers Occidentaux à s’y rendre après l’invasion soviétique de 1979. De 2004 à 2011, il y a passé près d’un an au total, enseignant à Kaboul et parcourant le pays. « Dès 2008, j’ai affirmé que la guerre (américaine, N.D.L.R.) était perdue », dit-il.
Comment réagissez-vous à ce qui se passe en Afghanistan et aux polémiques en France sur l’accueil des réfugiés ?
Il y a quelque chose d’obscène dans notre façon provinciale de voir la réalité du monde. On nous parle d’une pression migratoire extraordinaire ou de menace terroriste. On vend de l’angoisse avant le moindre signe de quelque chose de concret ! Ce que l’on voit à l’aéroport de Kaboul, c’est qu’il n’est possible de sortir d’Afghanistan que si les talibans y consentent. Ils contrôlent les rares routes qui permettent de quitter le pays. Or, ils n’ont pas la volonté de laisser partir la population, parce qu’ils ont à la fois des comptes à régler et le besoin de personnels qualifiés.
Mais êtes-vous surpris par les images de l’aéroport de Kaboul ?
C’est une débâcle américaine, un effondrement. On pouvait estimer normal que les Américains partent, mais pas dans ces conditions confondantes de médiocrité.
L’Afghanistan est plongé dans une guerre civile depuis 1978. Celle-ci a pris des formes différentes, mais sans jamais cesser. Comment expliquez-vous cela ?
Les études sérieuses insistent sur la disparité régionale, tribale, religieuse du pays, renforcée par son caractère montagneux. Il est très difficile de tenir ensemble une telle mosaïque et l’Etat n’a jamais su imposer son pouvoir, sauf par la coercition. C’est une société de type anarchique, avec des montagnards têtus et isolés qui s’affrontent. Au risque de déplaire et sans a priori idéologique, je dirais que, depuis 1978, il y a eu un moment où les choses semblaient aller dans le bon sens. Lorsque les Soviétiques sont partis en février 1989 – en bon ordre, eux – ils ont laissé derrière eux le régime de Najibullah. Ancien communiste, celui-ci avait abandonné le marxisme-léninisme et tentait quelque chose d’ouvert, en se préoccupant des déshérités. Il contrôlait la quasi-totalité des villes et une grande part des campagnes. Mais les Pakistanais et les Américains se sont acharnés contre lui, puis la disparition de l’URSS l’a privé de son principal soutien et le régime est tombé en avril 1992. J’étais surpris de voir la photo de Najibullah chez les Afghans et lorsque je les interrogeais, ils me disaient : « Ce n’était pas un régime corrompu… »
Comment expliquez-vous également la résilience des talibans ?
Par le Pakistan, qui est le vainqueur absolu des événements récents ! Certes, les talibans bénéficient toujours d’une base sociale chez les Pachtounes (le premier groupe ethnique du pays, N.D.L.R.). Après 2001, les talibans ont été repris en main par les services secrets pakistanais (ISI), qui ont formé une nouvelle génération de militants, dans les madrasas (écoles religieuses) de la tendance déobandie, une forme froide du sunnisme. Les Pakistanais considèrent l’Afghanistan comme leur « arrière stratégique » face à leur ennemi, l’Inde. Ils ont joué double jeu avec les Américains et le masque est tombé en 2011, lorsque l’on a découvert que Ben Laden était réfugié au Pakistan.
Si l’on s’intéresse au « Grand Jeu » des puissances autour de l’Afghanistan, que peut-on dire, à part la victoire du Pakistan ?
Pour l’Inde, qui avait beaucoup investi en Afghanistan, c’est un grave échec de voir gagner son ennemi pakistanais. L’autre grand vainqueur est la Chine. C’est un succès considérable, qui ne lui coûte rien. En termes d’images, elle tire bénéfice du chaos provoqué par l’incapacité des Etats-Unis d’organiser un retrait en bon ordre. La Chine n’a rien contre le régime taliban : elle veut simplement qu’ils empêchent les militants ouïgours d’agir à partir de l’Afghanistan. Elle souhaite aussi exploiter les richesses notamment en minerais. Comme la Chine, la Russie veut un Afghanistan aussi peu agressif que possible en Asie centrale. D’ailleurs, les Russes appuient les talibans depuis quatre ou cinq ans, à la fois pour gêner les Américains et combattre des groupes islamistes radicaux, comme Daech. Vu d’Iran, il y aura la préoccupation du sort de la minorité hazara, de confession chiite. Et toujours le trafic de drogue, qui va continuer. Quant à la Turquie, elle se méfie surtout d’un afflux de réfugiés.
Et pour les Etats-Unis ? Les conséquences d’une telle affaire dépassent forcément l’Afghanistan ?
On a le sentiment, à tort ou à raison, que l’hégémonie américaine vient de prendre un coup sérieux. Comme au Vietnam, le plus fort vient de subir une humiliation par le plus faible… Toutefois, le théâtre principal est désormais l’Indopacifique, face à la Chine. A Taïwan, ou ailleurs, on peut s’inquiéter du manque de sérieux des Américains.
Et l’Europe ?
Elle n’a aucun poids et ne compte plus. En Afghanistan, nous avons été les alliés secondaires des Etats-Unis. En France, nous nous racontons des histoires sur notre importance, alors que notre déclassement se prolonge et se creuse.